Jagmeet Singh : "Ma réponse à l'islamophobie n'a jamais été de dire que je ne suis pas musulman." © CHRIS YOUNG/BELGAIMAGE

Le côté obscur du « rêve » canadien

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Débats identitaires, « crise » des migrants, dérapages islamophobes sur les réseaux sociaux : la polarisation de l’opinion s’accentue au Canada. Au point de remettre en cause le modèle multiculturaliste ?

La vidéo de la scène est devenue virale au Canada, mais aussi aux Etats-Unis, et a été abondamment commentée dans les médias. Le 6 septembre, lors d’un meeting à Brampton, en Ontario, une dame visiblement agitée interrompt le discours de Jagmeet Singh, candidat indo-canadien à la  » chefferie  » (présidence) du Nouveau parti démocratique (NPD), le plus à gauche des grands partis fédéraux. Prenant le député sikh pour un musulman et un islamiste – il porte le turban et une longue barbe -, elle l’accuse d’être un Frère musulman et lui demande s’il va continuer à défendre la charia. Réaction très calme de l’intéressé :  » Nous croyons à l’amour, en un Canada inclusif. Nous vous accueillons et vous soutenons.  » Plus tard, il expliquera sur son compte Twitter :  » Ma réponse à l’islamophobie n’a jamais été de dire que je ne suis pas musulman. La haine est inacceptable. Si on commence à rejeter quelqu’un pour sa religion, on ouvre la porte à la haine fondée sur la race, l’identité, l’orientation sexuelle.  »

Buzz immédiat sur la Toile. L’incident illustre à la fois l’émergence d’attitudes hostiles aux musulmans et autres minorités, et l' » exceptionnalité  » du Canada, pays où la générosité, la tolérance et l’ouverture à la diversité sont de mise, au point de faire des déclarations d’amour au monde. Mais, au-delà du politiquement correct de façade, le multiculturalisme affiché depuis l’ère Pierre Elliott Trudeau (l’ancien Premier ministre, père de Justin Trudeau, l’actuel chef de gouvernement) est loin de faire recette dans tous les foyers canadiens.  » Un climat de haine et de peur des musulmans s’est installé dans la population, confirme Marie McAndrew, spécialiste, à l’université de Montréal (UdeM), des relations ethniques et de l’intégration des immigrants. Ce climat est présent partout dans le pays, même s’il est surtout visible au Québec.  » Les études montrent que 30 % environ des Canadiens nourrissent des sentiments racistes à l’égard des candidats aux élections issus des minorités. Les agressions de ces derniers mois contre des communautés religieuses et des lieux de cultes et les propos ouvertement xénophobes et islamophobes tenus sur les réseaux sociaux et sur les ondes des  » radios poubelles  » québécoises révèlent l’ampleur de la vague de méfiance et de rejet.

Démonstration de solidarité avec la communauté musulmane à la suite de l'attaque terroriste du 29 janvier dernier.
Démonstration de solidarité avec la communauté musulmane à la suite de l’attaque terroriste du 29 janvier dernier.© KADRI MOHAMED/BELGAIMAGE

Une motion controversée

Le 29 janvier dernier, un étudiant d’extrême droite a abattu six musulmans au cours de la prière dans la grande mosquée de Québec. Lors des funérailles des victimes, le Premier ministre québécois, le libéral Philippe Couillard, a lancé un vibrant  » Allahou Akbar  » (Dieu est grand en arabe). Pour ne pas être en reste, le maire de Québec, Régis Labeaume, a promis l’aménagement d’un premier cimetière musulman dans la capitale québécoise. Début août, Justin Trudeau, le Premier ministre fédéral, l’a félicité pour avoir vendu à la communauté musulmane le terrain destiné au cimetière.  » L’attentat a provoqué un grand élan de solidarité dans la population, convient Marie McAndrew. Même des leaders populistes comme Labeaume ont pris conscience de la nécessité de lutter contre la nouvelle légitimité acquise par un certain discours d’extrême droite. Le drame de la mosquée n’a, en revanche, pas eu d’impact sur les islamophobes : l’attentat est, selon eux, instrumentalisé par la communauté musulmane !  »

Combattre l’islamophobie

Encouragés par le gouvernement Trudeau, les députés ont adopté, en mars dernier, une motion controversée en vue de combattre l’islamophobie. Une commission du Parlement a été chargée de faire des recommandations au gouvernement pour la mi-novembre.  » Nous avons déjà une loi qui interdit l’incitation à la haine raciale, remarque Marie McAndrew. D’aucuns font valoir qu’elle devrait suffire à limiter les discours haineux. Dans les faits, on peut en douter, à cause du foisonnement des médias sociaux, où les dérapages sont consternants.  » Les députés libéraux (le parti de Trudeau) et ceux du NPD (gauche) ont très majoritairement voté pour la motion, tandis que les conservateurs et le Bloc québécois ont voté contre. Les opposants jugent le terme  » islamophobie  » trop vague : la motion, qui n’a pas valeur de loi mais pourrait être invoquée devant les tribunaux, risque, selon eux, d’empêcher toute critique de l’islam, des mouvements salafistes, du voile islamique… Ils s’étonnent que les libéraux veuillent ainsi limiter la liberté d’expression.  » Le souci, c’est que la frontière entre la simple critique de l’islam et le discours islamophobe est souvent ténue sur le Net « , constate Marie McAndrew.

Philippe Couillard :
Philippe Couillard :  » Allahou Akbar ! « © SEYIT AYDOGAN/BELGAIMAGE

Mathieu Bock-Côté, sociologue et chroniqueur au Journal de Montréal, connu pour ses thèses nationalistes conservatrices et sa critique du multiculturalisme, tient un tout autre langage :  » L’islamophobie n’est pas un concept rigoureux, estime-t-il. C’est une arme de guerre idéologique pour faire taire ceux qui abordent l’islam avec scepticisme plutôt qu’avec enthousiasme.  » Le clivage est net, au Canada, entre les milieux politiques, universitaires et médiatiques qui dénoncent la montée du racisme et de l’islamophobie dans le pays, et ceux qui s’inquiètent de la prolifération d’organisations islamistes sur le sol canadien, accusées de faire la promotion de la charia et du sexisme.

 » Jusqu’à présent, le wedge politics(NDLR : la politique qui consiste à lancer un débat social portant à controverse) autour des enjeux identitaires ne fonctionne pas vraiment au Canada et même au Québec, tient toutefois à préciser Marie McAndrew. Il arrive que la population s’émeuve lors de polémiques liées aux revendications des minorités, mais quand vient le moment de voter, ces thématiques jouent peu dans ses choix. L’ex-Premier ministre fédéral, le conservateur Stephen Harper, avait essayé de politiser la question du vote à visage découvert, mais cela ne lui a pas servi, même s’il avait un soutien majoritaire. A cet égard, les élections québécoises de l’automne 2018 seront intéressantes à observer, compte tenu d’une situation économique très favorable et des baisses d’impôt. Si les libéraux ne sont pas réélus, on pourrait assister à un tournant dans le débat sur l’identité.  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire