Pour Jérôme Jamin, "le marquage à l'extrême droite (ici, Marine Le Pen, leader du Front national avec Marion Maréchal-Le Pen) est plus qu'une affaire de tweets ou de page Facebook". © BENOIT TESSIER/REUTERS

« Le cordon sanitaire n’empêche pas les idées de passer »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Jérôme Jamin, politologue à l’université de Liège, remet en question l’idée selon laquelle il faut à tout prix écarter l’extrême droite du pouvoir.

Spécialiste de l’extrême droite, Jérôme Jamin, politologue à l’université de Liège vient de publier un ouvrage intitulé L’extrême droite en Europe aux éditions Bruylant. Une référence, qui donne la parole à de nombreux chercheurs européens.

Vous évoquez, dans ce livre, la  » zone grise  » entre l’extrême droite et les partis traditionnels. Peut-on dire que les idées d’extrême droite ont pris le pouvoir en Europe ?

L’extrême droite exige des barbelés, mais ce sont les partis dits « démocratiques » qui les installent

Il fallait aller au-delà de l’étude de l’extrême droite car ce concept a une histoire et une signification bien spécifiques qui ne permettent pas de couvrir toutes les nouvelles formes d’expression du racisme et de l’autoritarisme en Europe. Les contributions à l’ouvrage s’intéressent aux multiples individus, groupes, partis et médias qui entretiennent un discours raciste, s’opposent à l’immigration, critiquent violemment la religion musulmane ou s’en prennent à des minorités ethniques sans être pour autant des acteurs clairement identifiés de l’extrême droite. Ceux-ci naviguent dans une zone grise qui semble parfois compatible avec le jeu démocratique même si les idées, les gens, les peurs, les projets et les alliances qu’elle regroupe rappellent les partis extrémistes. La zone grise rassemble des partis d’extrême droite mais aussi des partis politiques habiles -jugés traditionnels – capables de redéfinir la lutte contre l’immigration dans le cadre d’un discours à prétentions laïque, républicaine, démocratique, hostile aux religions. Elle rassemble des mouvements, des blogs, des réseaux sociaux qui rejettent toute initiative ouvertement politique et électorale au profit d’une bataille pour les idées. A l’instar, notamment, de Gates of Vienna et la vaste blogosphère islamophobe qui a inspiré Anders Breivik, le terroriste d’extrême droite qui a tué 77 personnes en Norvège, en 2011. La zone grise offre un espace où la défense de l’homosexuel passe par la haine du musulman  » machiste, sexiste et homophobe « , où la défense de l’Etat d’Israël ( » rempart contre l’islam triomphant « ) se substitue à la haine du Juif (la marque historique de l’extrême droite). Un espace où l’extrême droite se dit antifasciste et lutte contre l’Europe jugée  » totalitaire « … La zone grise ne veut pas dire que l’extrême droite a disparu et que les partis traditionnels ont tous fondamentalement trahi leurs idéaux démocratiques. Bien au contraire, elle indique seulement la grande difficulté aujourd’hui pour se positionner devant des partis de plus en plus nombreux à critiquer violemment l’immigration, la religion islamique, l’Union européenne et la mondialisation.

En Belgique, quels en sont les exemples concrets ?

C’est l’extrême droite qui a criminalisé la figure du sans-papier, mais ce sont les partis traditionnels qui ont inventé et financé les centres fermés. C’est l’extrême droite qui exige des barbelés, mais ce sont les partis dits  » démocratiques  » qui les installent aux frontières de l’Europe (enclave de Melilla en Espagne, barbelés et miradors à l’entrée du tunnel sous la Manche en France, murs en Hongrie…). C’est l’extrême droite qui associe islam et islam radical, mais c’est Manuel Valls qui valide le lien entre burkini et problème de laïcité, sans oublier les quelques tentatives grossières d’exporter le débat en Belgique au Parlement.

Où se situe la N-VA dans ce paysage ?

Je suis conscient que de plus en plus de gens considèrent la N-VA comme un parti d’extrême droite et que le nombre de petites phrases plus ou moins racistes en provenance de ce parti ne fait qu’augmenter. Mais je continue aussi à considérer que le marquage à l’extrême droite n’est pas qu’une affaire de tweets ou de page Facebook, mais implique des actes politiques concrets, une incapacité à siéger durablement et démocratiquement dans les assemblées, des propos racistes ou islamophobes récurrents qui sont relayés notamment par un programme politique. A ce jour, je continue à penser que la N-VA est une formation de droite conservatrice à l’image des Républicains en France et des Tories au Royaume-Uni (qui siègent d’ailleurs avec le parti de Bart De Wever au sein du groupe des Conservateurs et réformistes européens du Parlement européen). Cela dit, on peut inverser le raisonnement et considérer que de nombreux partis conservateurs en Europe, situés dans cette zone grise, sont bien des partis d’extrême droite – et y inclure la N-VA. Je ne suis pas sûr que cela rendra l’analyse plus fine. Et je ne vois pas alors comment qualifier les autres partis historiquement d’extrême droite, à mes yeux beaucoup plus dangereux : Ligue du Nord, Front national, Vlaams Belang, Jobbik et sa milice, Aube dorée…

Que penser du retour du Vlaams Belang et de son rêve d’une rupture de cordon sanitaire dans de petites localités aux communales ?

Jérôme Jamin, politologue à l'ULg :
Jérôme Jamin, politologue à l’ULg : « La N-VA est une formation de droite conservatrice, à l’image des Républicains en France. »© MICHEL HOUET/BELGAIMAGE

Tout dépendra de la capacité de la N-VA à rester suffisamment autoritaire dans son action et éviter qu’une partie de ses électeurs ne retournent voter pour le Belang. Mais avec un secrétaire d’Etat qui ouvre des centres d’accueil pour réfugiés et un ministre de l’Intérieur qui veut renforcer le pouvoir de l’Etat fédéral pour lutter contre le terrorisme, la N-VA semble bien moins nationaliste qu’il y a quelques années.

Faut-il remettre en cause le  » cordon sanitaire « , tant à l’égard de l’extrême droite que de l’extrême gauche ?

Le  » cordon sanitaire  » et sa version française, le  » front républicain « , posent deux problèmes. Le premier réside dans la perméabilité du cordon au niveau des idées politiques. Quel est l’intérêt et, surtout, la légitimité d’un blocage au niveau des individus et des acteurs politiques si les idées, elles, peuvent traverser le cordon ? Le phénomène est particulièrement manifeste en Flandre et en France, où une bonne partie du spectre politique a récupéré le discours de l’extrême droite sur l’immigration et sur l’islam, tout en continuant à vanter l’intérêt d’un blocage lorsqu’il s’agit de coalition ou de reports de voix. Le deuxième problème concerne le détournement d’institution qui consiste, au nom de la démocratie, à former des alliances entre perdants pour écarter le gagnant. Le front républicain, contre l’extrême droite, a du sens à condition de s’inscrire dans des circonstances exceptionnelles et à condition de s’engager à lutter ensuite contre le terreau qui fait le succès de l’extrême droite. Si rien ne change et qu’on se contente à chaque fois d’évoquer le front républicain, on détourne l’institution démocratique et on la rend suspecte. En France, on a l’impression que, depuis quatorze ans (2002 lorsque Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour), rien n’a changé ! Evoquer le front républicain lors de la prochaine présidentielle apparaîtra plus comme une farce que comme un combat pour la démocratie.

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