Un enseignement exigeant : les étudiants sont continuellement mis au défi. © ALEXIS HAULOT

Le Collège d’Europe, cette institution discrète qui forme l’élite européenne

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Depuis 1949, à Bruges, le Collège d’Europe forme les talents à la haute fonction publique européenne. Un cas à part, une institution prestigieuse et discrète, mais qui n’est pas à l’abri des turbulences de l’Europe. Reportage.

C’est le collège dont rêverait tout étudiant, installé dans la Bruges médiévale, avec ses maisons en briques coiffées de pignons à pas de moineaux, ses venelles pavées, ses canaux, sa lumière d’hiver. Nul campus central, mais trois sites, nichés dans le centre historique – dont un ancien cloître jésuite et un hôtel particulier du XVe siècle -, et neuf résidences disséminées dans la cité. Ici, les étudiants sont hyperchoyés et peuvent se consacrer entièrement aux études. Le Collège d’Europe les libère de tout souci matériel : chambre individuelle, munie d’une connexion Internet et téléphonique et d’une salle de bains, avec les services hebdomadaires d’une femme de ménage. Il leur faut partager machines à laver et cuisines équipées – mais se faire à manger est interdit. Une cantine est ainsi assurée, où les collégiens prennent leur petit-déjeuner, leur déjeuner et leur dîner ensemble, six jours sur sept. Toute chose qui leur évite de se rendre en ville.  » A Bruges, c’est comme à Oxford ou à Cambridge, les étudiants ont la paix « , souligne Thierry Monforti, directeur des admissions. Au collège, la vie semble si paisible.  » C’est une volonté de l’institution : tout le fonctionnement, toute la vie sont pensés pour créer un microcosme, une communauté serrée « , commente Harrison Dans, Belge de 26 ans, un master en droit à Maastricht et à McGill, et en filière juridique au collège.

Après une année noire pour le projet européen (Brexit, migrants, montée de l’euroscepticisme et du populisme, alliance russo-turque, destruction d’Alep…), Le Vif/L’Express est allé voir si Bruges était toujours cette  » bulle  » à l’écart du brouhaha ambiant, ce creuset, né en 1949, quand l’idée d’unir les pays du Vieux Continent avait cessé d’être une utopie : après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, des idéalistes visionnaires, dont son principal fondateur, Salvador de Madariaga, diplomate espagnol antifranquiste, décident de former les futurs cadres européens.

Thierry Monforti, directeur du service académique :
Thierry Monforti, directeur du service académique :  » A Bruges, c’est comme à Oxford ou à Cambridge, les étudiants ont la paix. « © ALEXIS HAULOT

Le tableau d’ensemble n’a guère subi de retouches. A presque 70 ans, l’institut d’enseignement postuniversitaire continue d’agir comme un aimant sur l’imaginaire des candidats. Le souvenir d’anciens  » Brugeois  » habite toujours les lieux : un président de parti belge, un gouverneur de la Banque nationale de Belgique, un ministre des Affaires étrangères luxembourgeois, un Premier ministre finlandais, une Première ministre danoise, un ex-vice-Premier ministre britannique… Le collège a formé cinq des onze membres du cabinet de Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne.

Une pédagogie basée sur les  » business schools  »

Simon Schunz, professeur :
Simon Schunz, professeur :  » On débat de tout, sans tabou et sans complexe. « © ALEXIS HAULOT

L’admission est ultrasélecte. Chaque année, plusieurs centaines de jeunes tentent leur chance. Pour présenter sa candidature, il faut faire partie des meilleurs de son université, détenir un master 1 ou 2, et parler l’anglais et le français, les deux langues d’enseignement au collège.  » Ils ont tous des profils excellents, mais ils ont toujours autre chose à apporter que leur niveau académique : une personnalité, un parcours, des idées, un engagement… « , énumère Thierry Monforti. A la rentrée 2016, 478 étudiants ont été reçus pour constituer la promotion John Keynes. Age moyen : 25 ans. Les Français, les Italiens, les Espagnols constituent les contingents les plus nombreux. On trouve également un nombre significatif de Polonais, d’Allemands et d’Ukrainiens. Les Belges sont en moyenne une petite vingtaine. On trouve une cinquantaine de nationalités au sein de la promo Keynes, dont plus de 20 % de non-communautaires. L’effectif compte ainsi dix Turcs, onze Moldaves et des candidats venus d’autres continents (Afrique, Chine, Etats-Unis…). Ils ont tous franchi les étapes du parcours : dossier exhaustif sélectionné par le ministère des Affaires étrangères ou de l’Education de leur pays, lettre de motivation, lettres de recommandation, tests linguistiques, interview avec un jury. Harrison Dans ne regrette pas son choix.  » C’est la méthode anglo-saxonne, basée sur le travail personnel et le travail en équipe. Les enseignants nous challengent, ils attendent de nous des propositions très pratiques, des débats. C’est exigeant. Impossible de se cacher derrière un voisin.  »

Des exercices de simulation

Tout est mis en oeuvre, durant les dix mois que dure la scolarité, pour faire de ces jeunes des  » professionnels de l’Europe « . La pédagogie fonde le prestige de l’établissement : des cours magistraux, parmi lesquels le droit communautaire, l’apprentissage de la négociation internationale, le networking et le lobbying, l’initiation aux exposés de groupe et à la remise de rapports écrits. Ainsi l’exercice de  » simulation  » organisé récemment : les élèves y jouent virtuellement une réunion de l’Union, portant sur une crise humanitaire et sécuritaire au Soudan du Sud, et la tentative d’une adoption d’une position commune de l’Europe face à un conflit entre la Russie et la Géorgie.

Autour de ces étudiants, une centaine de professeurs tous  » invités  » et, pour une bonne part, il s’agit de praticiens de la Commission, du Conseil, du Parlement. Quelques  » stars  » évidemment, comme Herman Van Rompuy, qui anime un séminaire sur  » le leadership dans l’UE « , et Jacques Bourgeois, ex-haut fonctionnaire de la Commission, spécialisé dans la concurrence et le commerce international. On compte aussi des ambassadeurs, d’anciens ministres, des hauts fonctionnaires, des avocats internationaux. Sur ce plan, le collège est imbattable, malgré la concurrence de dizaines d’autres formations, désormais, en Europe. Il attire la crème sur chaque sujet. Ces spécialistes disposent du meilleur carnet d’adresses, point de départ d’un réseau transnational. Plusieurs fois sur l’année, Bruges accueille des conférenciers de prestige, devenant une tribune privilégiée pour débattre de l’Europe et de son avenir. Un rituel immuable : Jean-Luc Dehaene, Angela Merkel, Mariano Rajoy, Xi Jinping, Margaret Thatcher, François Mitterrand ont fait le déplacement. En janvier dernier, Paul Magnette, en pleine crise du Ceta, a annulé à la dernière minute. En février, Didier Reynders a sacrifié à l’usage. Son thème :  » La politique étrangère de la Belgique et de l’Union européenne : enjeux et perspectives.  »

Le jardin intérieur du Collège d'Europe. Une cinquantaine de nationalités s'y côtoient et y vivent ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et six jours sur sept.
Le jardin intérieur du Collège d’Europe. Une cinquantaine de nationalités s’y côtoient et y vivent ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et six jours sur sept.© ALEXIS HAULOT

Classé parmi les meilleurs postmasters – avec l’Institut universitaire européen (Italie) et la London School of Economics (Royaume-Uni) -, le collège a un secret : faire vivre ensemble, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les étudiants, répartis au hasard dans les neuf résidences. Conséquence : une socialisation intense qui leur donne  » une mentalité européenne dans le respect des diversités « .  » Cet apprentissage me sera d’un précieux secours pour les négociations et les compromis, la base de la politique européenne « , assure Peril Aldemir, 24 ans, originaire d’Ankara.

Des cours sur l’euroscepticisme et le Brexit

La  » polycrise  » européenne, pour reprendre les mots de Jean-Claude Juncker, laisse tout de même des traces. Le Collège de Bruges n’échappe pas à la critique antiélites ambiante. On l’accuse d’accueillir les  » fils et filles de « . Le mot  » élite  » ne fâche pas ici, mais il agace.  » Lorsqu’ils entrent, ils n’en font pas partie. A la sortie, le terme est plus justifié « , relève Thierry Monforti.  » C’est un groupe culturel privilégié, certes, mais pas une élite. Je dirais plutôt un réseau mondial qui s’entraide et qui s’entretient depuis la création du collège « , nuance l’un de ses membres.

Il y a vingt-cinq ans, les fils de diplomates étaient deux fois plus nombreux, pour deux fois moins d’étudiants. Tout change : la méritocratie a supplanté l’aristocratie. Le collège n’est plus un phénomène de caste. Certes, la sélection est impitoyable. Mais elle s’opère sur des critères académiques et non selon des critères économiques. Reste que les frais d’étude ne sont pas à la portée de tous : 24 000 euros annuels (hébergement et cantine compris). Les deux tiers des étudiants sont boursiers et viennent désormais de tous les horizons.

Le collège traîne d’autres clichés. On dit qu’il est un monde à part, déconnecté, avec ses hiérarchies. Le département juridique est ainsi considéré comme le plus prestigieux. De sa création dans les années 1970, en l’absence de véritables institutions, la formation incluait l’histoire, la philosophie, la science politique, l’architecture…  » Puis, avec la CEE et l’introduction du Royaume-Uni, du Danemark, de l’Irlande, il y a eu technicisation de l’enseignement « , explique Thierry Monforti. Ce savoir technique est à présent essentiel et fait des étudiants en filière juridique des  » initiés « .

Simon et Harrison, étudiants au collège.
Simon et Harrison, étudiants au collège.© ALEXIS HAULOT

Les critiques des citoyens européens portent précisément sur ce trop grand technicisme de l’UE…  » Depuis les années 1980, la crise de confiance est permanente « , avance Simon Schunz, professeur en relations internationales et diplomatie, un Allemand parfaitement francophone. En se complexifiant, le cursus fait appel à des professeurs dont la compétence prime sur l’engagement européen. Au point que toutes les tendances sont aujourd’hui représentées au sein du collège : de l’enseignant résolument favorable à l’intégration à celui qui, sceptique, adopte un discours plus neutre. Mais impossible, au sein du collège, de faire comme si, de passer sous silence la plus grave crise de l’histoire européenne. Le corps professoral s’adapte. Simon Schunz cite une session sur l' » Euroscepticisme, résistances à l’Europe et crise de l’intégration « , animée par Nathalie Brack (ULB). Il y a aussi un cours spécifique sur le Brexit et ses conséquences, à raison de huit heures. Car les  » Brugeois  » débattent, cogitent, doutent. La  » gifle  » du Brexit demeure présente. Le jour de notre visite, les étudiants en politique et administration rejouaient un débat sur la thèse d’un  » soft  » Brexit : la finale voyait s’affronter deux groupes de cinq orateurs. Une joute verbale qui opposait les adeptes et les anti d’une sortie douce de Londres de l’UE. Peril Aldemir, parmi les finalistes, apprécie ce  » système socratique  » si éloigné des auditoires bondés.  » La preuve que l’on débat de tout, sans tabou et sans complexe.  »

Une méthode anglo-saxonne basée sur le travail personnel et le travail en équipe.
Une méthode anglo-saxonne basée sur le travail personnel et le travail en équipe.© ALEXIS HAULOT

Le collège n’échappe pas non plus au désenchantement général à propos du projet européen. Il n’y a pas d’europhobes à Bruges. Peu remettent en cause la nature même de l’Union, même s’ils critiquent le manque de transparence, le déficit démocratique ou l’immobilisme.  » Les Ukrainiens se montrent plus enthousiastes que ceux qui viennent de France par exemple « , observe le professeur Simon Schunz. Mais les étudiants ne sont pas nécessairement des proeuropéens engagés. De plus en plus visent un poste bien payé dans les institutions de l’UE, dans la diplomatie ou dans le secteur privé, où les entreprises ont besoin de spécialistes en la matière.  » Ils veulent avant tout une carrière à dimension internationale. L’essentiel de nos étudiants vont travailler dans le lobbying à Bruxelles, dans des cabinets juridiques, au sein de leur administration nationale, ou feront du conseil auprès de politiques « , signale Thierry Monforti.  » Le temps des pionniers nourris d’un idéal politique des décennies 1950, 1960 et 1970 est, il est vrai, révolu.  » Un peu plus de 13 % parmi les quelque 11 000 qui ont étudié au collège sont en fonction dans les institutions européennes. La concurrence est en effet rude pour décrocher un emploi. Pour intégrer l’administration européenne, il faut passer un concours. Il se révèle quasiment inaccessible, même pour les  » Brugeois « .  » L’épreuve ne porte plus sur les connaissances de l’Union. Elle s’est alignée sur les pratiques anglo-saxonnes privées et s’adresse avant tout à des généralistes « , constate Simon Schunz.

Léopold II sur la sellette

D’autres points inquiètent davantage. Ainsi le nombre de candidats néerlandais – cinq pour la promo Keynes – se réduit d’année en année. Les profils scandinaves – au nombre de quatorze – et britanniques – vingt – sont également en léger déclin. Simon Schunz y voit un lien avec le discours eurosceptique plus prégnant dans ces pays. Ainsi, après le Brexit, plusieurs Britanniques sélectionnés qui s’étaient vus attribuer une bourse ont renoncé.  » Les étudiants sont plus politisés et plus exposés à des discours nationaux. Ils sont plus sensibles. Ce n’était pas le cas il y a dix ans « , poursuit l’enseignant, précisant que le collège ne tente pas d’imposer  » une vision unique de l’UE « . On s’émeut également du  » contexte actuel d’austérité et de scepticisme qui voit certains Etats réduire leur contribution financière au collège « . L’établissement compense ces pertes par l’appel au privé. Mais cette évolution n’a aucun impact sur les programmes et ne lie pas les étudiants boursiers, assure le collège.

Un collège qui, pour autant, n’est pas à l’abri de l’évolution des mentalités européennes. Lors de la  » National Week  » du Benelux, tradition  » brugeoise  » au cours de laquelle les étudiants découvrent les autres cultures par le biais de la cuisine, du cinéma, de la musique, etc., un épisode a provoqué des minitensions : fallait-il placarder une affiche de Léopold II, les Belges célébrant le  » roi bâtisseur « , les autres Européens, dont les Allemands, dénonçant un tyran qui causa la mort de milliers de personnes ?  » Ces comportements ne m’inquiètent pas outre mesure, car il s’agit d’un malentendu. La compréhension de l’autre n’est pas qu’une simple profession de foi, et c’est ici que l’on en fait l’expérience… « , répond Simon Pierre, Belge de 24 ans, en filière relations internationales et diplomatie, après un master en sciences politiques à l’UCL.

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