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« Le capitalisme a atteint ses limites »

Pour lutter contre le changement climatique, il faut sortir du capitalisme, assure Daniel Tanuro, ingénieur agronome et fondateur marxiste de l’ONG Climat et Justice sociale. Dans son ouvrage L’Impossible Capitalisme vert, il explique pourquoi capitalisme et nature sont antagonistes. Interview.

Le Vif/L’Express : Si l’on veut stabiliser le climat tout en réduisant les inégalités sociales, nous n’avons pas le choix, affirmez-vous dans votre dernier ouvrage (Ed. La Découverte) : il faut en finir avec le système capitaliste, développer les énergies renouvelables et instaurer une autre économie du temps. Pourquoi, à vos yeux, cette rupture est-elle nécessaire ?

Daniel Tanuro : Il n’y a en effet pas de solution possible sans remise en cause du dogme capitaliste et de la libre concurrence. On pourrait certes imaginer que le système capitaliste se tourne vers les énergies renouvelables. Mais depuis 200 ans, il s’est fourvoyé dans la voie sans issue que représentent les énergies fossiles. Or il est impératif de sortir de l’énergie fossile d’ici à 40 ans au plus tard. Le problème, c’est que les puissants lobbies de l’énergie veulent déterminer eux-mêmes le rythme de cette transition et les technologies à développer pour la réussir. Mais changer de ressource énergétique implique de repenser complètement le système, en optant pour une production décentralisée d’énergie renouvelable et sans plus faire de la rentabilité immédiate le premier critère à prendre en compte. Les critères les plus importants devraient être l’efficience énergétique et l’intensité en travail humain de ces outils de production. Ce changement est impossible sans sortir de la loi de la rentabilité et du capital.

Pourquoi ?

Techniquement, les énergies renouvelables peuvent remplacer les combustibles fossiles : leur potentiel est suffisant. Mais pratiquement, cela impose de tout changer et de réaliser des investissements colossaux. Or ce n’est pas rentable. Il s’agit dès lors d’un choix politique. Durant toute cette phase de transition, la consommation d’énergie devrait diminuer d’au moins 50 % en Europe. Cet objectif, on pourrait en partie l’atteindre en luttant contre les gaspillages d’énergie actuels. Cela ne suffira pas : il faudra transformer et transporter moins de matières, ce que le capitalisme ne peut supporter. Il peut tolérer des pauses, comme en 2009, lors de la crise, mais par nature, il ne peut accepter la non-croissance.

N’est-il pas envisageable d’assurer cette transition plus en douceur, en jouant sur le prix de la tonne de carbone émise ?

Pour que ce système soit efficace, il faudrait que la tonne de carbone valle 600 ou 700 dollars ! Ce qu’aucun gouvernement n’oserait imposer, ni politiquement, face aux lobbies, ni socialement, face à sa population. Mais à 15 ou 17 euros la tonne, comme aujourd’hui, la taxation du carbone a un impact nul sur les comportements. Le système est donc socialement inacceptable et inefficace sur le plan écologique.

En quoi les mesures d’incitation à l’utilisation de technologies propres et le marché du carbone ratent-ils leur objectif écologique ?

Je vous donne un exemple : Le HFC 23 est un gaz à effet de serre très puissant, émis lors de la fabrication de gaz réfrigérant. L’incinération de ce déchet, financièrement encouragée dans le cadre du Protocole de Kyoto, rapporte aujourd’hui davantage que le coût de sa destruction. Résultat : certaines usines en ont produit uniquement pour le détruire ! Il existe une infinité de gadgets de ce genre. Certes, des corrections ont été apportées pour limiter ce type d’abus. Mais la logique de profit pervertit toutes les mesures de lutte contre le réchauffement climatique.

Vous prônez une révolution de société qui passera par une réflexion sur les biens et services dont nous avons besoin, sur ce qu’il faut produire et comment, et sur l’environnement dans lequel nous voulons vivre. Qui doit, selon vous, se prononcer à ce sujet ?

C’est à la société de répondre. Les élus seuls, à supposer qu’ils soient indépendants des pouvoirs économiques – ce qu’ils ne sont pas -, ne peuvent résoudre le problème du réchauffement climatique et de ce qu’il impose comme changements. La question du climat doit, dès lors, être davantage intégrée dans les préoccupations du mouvement syndical, des associations paysannes, dans les mouvements de jeunesse… Cette prise de conscience est en route dans le mouvement paysan. Idem avec les mouvements indigènes, qui ont compris que le levier climatique donnait plus de forces à leurs revendications. C’est par le biais de tous ces mouvements sociaux que les choses changeront. Il faut mettre les gouvernements sous pression sociale. Le grand défi, selon moi, reste de mobiliser les syndicats, plutôt tièdes, qui appuient souvent la politique des gouvernements.

Comment se concrétisera ce changement radical de société ?

Dans les pays développés, la transition impliquera des changements profonds de mode de vie des populations, qui ne se réduiront pas à faire payer les riches. Les gens ne se rendent pas compte de ce que cela signifie de devoir abandonner les combustibles fossiles en deux générations. Tout le monde, ouvriers et salariat compris, sera touché. On ne pourra plus tout faire, comme s’offrir un billet à bas prix pour aller faire les soldes en Italie le temps d’un week-end. En contrepartie, les gens disposeront de davantage de temps libre et pourraient bénéficier de la gratuité des services publics de base, comme l’eau, l’électricité, le chauffage, les transports en commun, le tout jusqu’à un certain seuil. Ensuite, une tarification progressive serait instaurée.

Avec quels moyens financiers mettriez-vous une telle politique en place ?

Ce ne serait évidemment possible qu’en assurant la redistribution des richesses dans le monde et à l’intérieur de chaque Etat, via la suppression de certains dispositifs fiscaux favorables aux plus riches, en taxant les plus-values boursières et les mouvements de capitaux, en expropriant le secteur de l’énergie pour le faire passer sous statut collectif, etc. Il y a assez d’argent dans le monde pour assurer le succès de la transition.

En quoi votre propos diffère-t-il de celui des partisans de la décroissance ?

Ils ne se focalisent que sur la surconsommation, spécifique aux pays développés, et marginal par rapport au fait que 3 milliards de gens manquent de l’essentiel. La pauvreté a sa source dans la sphère de la production, et pas dans celle de la consommation. Les décroissants se trompent sur le centre de gravité du problème. Du coup, ils donnent une vision culpabilisante et individuelle de la question, alors que le fond de l’affaire nécessite des solutions collectives. On ne résoudra pas l’inégalité sociale juste en installant des toilettes sèches chez soi…

La lutte contre le réchauffement met la gauche mal à l’aise…

Oui, en tous cas la vraie gauche, qui continue à dire qu’il faut sortir du capitalisme… On a pris conscience avec beaucoup de retard de l’urgence du problème climatique, ce qui hausse le niveau d’exigence de rupture par rapport au capitalisme. Autrement dit, il faut maintenant penser à la reconversion des travailleurs actifs, par exemple, dans le secteur automobile. Cela demande du courage d’aller à contrecourant de sa base. La gauche doit convaincre ses troupes qu’il faut prendre en compte la question climatique en dépassant le seul cadre de l’emploi.

Le capitalisme ne verdit pas, il pourrit, écrivez-vous. Que voulez-vous dire ?

Le système a atteint ses limites historiques : sur le plan écologique, c’est évident, et sur le plan social parce qu’il ne satisfait plus les besoins de milliards de gens. Entre 1950 et 1975, le capitalisme a été à la base d’un progrès social réel. Mais depuis lors, on assiste à une explosion des profits et, parallèlement, à un creusement de plus en plus fort des inégalités. Nous vivons une crise de civilisation. C’est très dangereux parce que le système ne va pas s’effondrer de lui-même. On risque de voir le capitalisme passer en force. Des millions de gens vont probablement mourir, comme on le voit au Pakistan. C’est barbare… A moins que l’on assiste à un sursaut des responsables politiques. Je pense qu’il interviendra. J’espère juste que ça ne sera pas trop tard.

Entretien: Laurence Van Ruymbeke

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