© JOAKEEM CARMANS POUR LE VIF/L'EXPRESS

« Laissez les Iraniennes entrer dans leurs stades ! »

Le Vif

Depuis seize ans voisine de l’Atomium, sa « statue de la Liberté », la militante des droits des femmes en Iran, Darya Safai, ne rechigne pas aux coups d’éclat pour populariser sa cause. Sur un plateau télé contre Christine Defraigne ou dans la tribune d’un stade des Jeux olympiques, pour que ses compatriotes puissent y accéder, elles aussi.

Vous avez brandi la banderole  » Laissez les femmes iraniennes entrer dans leurs stades  » lors de la rencontre entre l’Iran et l’Egypte du tournoi olympique de volley-ball. Comment cela s’est-il passé ?

J’ai créé ce mouvement en 2014 pour que les Iraniennes puissent accéder aux stades comme les hommes. J’ai manifesté en Italie, aux Pays-Bas. Je voulais faire de même aux Jeux olympiques pour les valeurs que l’événement est censé véhiculer. J’ai ouvert et déployé ma banderole. A un certain moment, un spectateur iranien m’a invectivé :  » Tu dois replier ce drapeau !  » Je lui ai répondu :  » Pour qui te prends-tu pour me donner des ordres ? » Il a alerté la sécurité. Cinq gardes sont arrivés ; je ne voulais pas lâcher ma banderole ; cinq militaires ont débarqué ; tout ça pour un petit message de paix. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Quasiment à chaque fois, je rencontre des problèmes. Il est vrai que pour avoir le maximum de visibilité, j’arrive très tôt et je prends des places au premier rang, là où les journalistes peuvent me voir. Ce fut ma chance à Rio. Tous les médias, même au Japon ou en Inde, ont parlé de l’incident.

Pourquoi choisir le sport pour dénoncer la condition des femmes iraniennes ?

Les Iraniens sont plus progressistes que le régime »

Jeune, j’adorais assister à des compétitions sportives. Avant la révolution, un tiers du stade de football Azadi de Téhéran – ce qui signifie – quelle ironie ! – liberté – était occupé par des femmes. Depuis 2012, elles ne peuvent plus s’y rendre. Si on se tait, on nous enlèvera toujours plus de droits jusqu’à ce que les Iraniennes ne puissent même plus marcher dans la rue. Aujourd’hui, je suis libre et j’ai décidé de monter cette initiative. Avec cette banderole, j’emmène les femmes iraniennes avec moi dans les stades.

En voulez-vous aux institutions sportives internationales de ne pas mettre assez de pression sur le régime iranien ?

Elles peuvent effectivement changer des choses. Elles pourraient, par exemple, conditionner l’organisation de compétitions en Iran à l’autorisation pour les femmes d’y assister. Mais elles préfèrent fermer les yeux. C’est ça, la politique.

Vous êtes née en 1975, quatre ans avant la révolution iranienne. Vous souvenez-vous des changements qu’elle a engendrés ?

Pour Darya Safai, le président Rohani, présenté comme modéré, n'est qu'une marionnette, dans les mains du guide suprême Ali Khamenei (portrait).
Pour Darya Safai, le président Rohani, présenté comme modéré, n’est qu’une marionnette, dans les mains du guide suprême Ali Khamenei (portrait).© REPORTERS

Tout a changé. A l’époque du Shah, mes parents bénéficiaient de certaines libertés individuelles et sociales. Après la révolution, les extrémistes ont restreint les libertés de la population, surtout celles des femmes. Elles n’ont plus eu le droit de divorcer. Les enfants ont été placés sous la responsabilité du père. Elles ont été interdites de voyager sans la permission de leur mari ou de leur père. Si on voyait une mèche de leurs cheveux, la police de la moralité les emprisonnait.

A 6 ans, vous avez demandé à votre mère les raisons pour lesquelles vous deviez porter le voile…

L’âge était venu pour moi d’aller à l’école. J’ai dû porter un uniforme et me couvrir la tête. Ma mère m’a expliqué que c’était obligatoire et que tout le monde serait habillé comme cela. Quand j’ai vu les garçons de mon âge vêtus comme avant, je n’ai pas compris. J’ignorais ce qu’était la discrimination. Une autre fois, à 9 ans, j’ai rigolé de manière bruyante avec mes copines. La directrice de l’école m’a apostrophée :  » Pourquoi ris-tu si fort ? Ce n’est pas bien pour une fille de se comporter de la sorte.  » J’ai eu la honte de ma vie. Je ne souris jamais sur aucune de mes photos d’enfance.

En 1999, pourquoi êtes-vous arrêtée après avoir participé aux manifestations étudiantes contre le régime ?

Avec cette banderole, j’emmène les Iraniennes avec moi dans les stades »

En dernière année d’étude de dentisterie à Téhéran, je militais pour les droits des femmes. Avec mon mari, j’ai manifesté contre le régime. Nous en avions ras-le-bol de l’absence de libertés. Nous savions que nous étions surveillés. Mon mari s’est enfui tandis que je me réfugiais chez mes parents. C’est là que les services secrets iraniens m’ont arrêtée. J’ai été détenue dans une cellule de 2 mètres sur 2 et interrogée pendant 24 jours avant qu’ils ne m’accordent une libération provisoire dans l’attente de mon procès. Je savais que j’allais être condamnée à de nombreuses années de prison. J’ai pris toute ma vie dans deux petites valises et j’ai fui. Ce fut très dur. Mon mari et moi, nous pensions être à l’abri en Turquie. Mais il a été arrêté par les services secrets turcs. J’ai eu l’idée de contacter Bani Sadr, l’ancien président iranien (1980 – 1981) exilé en France. Il a alerté le ministère de l’Intérieur en Belgique où mon époux avait vécu cinq ans ; ce qui nous a permis de quitter la Turquie.

Arriver à Bruxelles a-t-il constitué un choc ?

Je n’étais jamais sortie d’Iran. En Turquie, quelqu’un m’avait dit :  » Quand tu arriveras à Bruxelles, n’oublie pas de visiter l’Atomium.  » Du coup, la première fois que je l’ai vue, pour moi, c’était la statue de la Liberté. Cela fait seize ans maintenant que je vis tout près de ce monument. Quand je fais mon jogging hebdomadaire dans ses environs et que je cours les cheveux au vent, je me sens libre et pleine d’énergie. Cela me rappelle que des gens ne le sont pas.

Etes-vous retournée en Iran ?

J’y suis rentrée une seule fois. En décidant d’oeuvrer pour les droits des femmes, j’ai compris que je ne pourrai plus y retourner. Je ne vois donc plus ni ma famille ni mon pays. Mais je continue mon combat.

Depuis l’élection à la présidence d’Hassan Rohani en 2013 et l’accord sur le programme nucléaire iranien en 2015, le régime s’est-il réellement ouvert ?

Je n’oublie pas qu’Hassan Rohani était responsable du Conseil suprême de sécurité nationale lorsque j’ai été arrêtée en 1999. Les Européens ont décrété que les élections en Iran ont été libres. Mais de quelles élections s’agit-il ? Quelqu’un comme moi peut-il être candidat ? Jamais… Tout candidat doit faire acte d’allégeance aux institutions et au guide suprême de la révolution. Il ne s’agit que de marionnettes. Hassan Rohani fait ce qu’Ali Khamenei, le guide suprême, lui dicte. Tous savent que si le régime tombe, tous tomberont.

Recevez-vous des menaces, même en Belgique ?

Oui. Mais pour trois ou quatre messages de haine téléguidés par Téhéran, j’en reçois des milliers d’encouragement, qui me poussent à me battre. Du monde entier et même de la part d’Iraniens…

En mai dernier, vous avez critiqué la présidente du Sénat Christine Defraigne (MR) en l’accusant de complaisance envers le régime iranien lors de sa visite à Téhéran. Pourquoi ?

J’ai dénoncé le fait qu’une responsable politique qui oeuvre pour la liberté des femmes belges, s’oppose à leur soumission et se dit elle-même féministe, ait accepté, lors de son séjour en Iran, de porter le voile, un instrument de soumission de la femme iranienne. Elle a répondu qu’elle n’avait pas d’autre choix que de le porter. Elle aurait pu signifier aux autorités que si elle ne pouvait pas se présenter sans voile, elle annulerait sa visite. Elle ne l’a pas fait. Or, il est suffisamment connu en Europe que les femmes iraniennes rejettent cette obligation de porter le voile. En agissant comme elle l’a fait, elle ne les a tout simplement pas soutenues.

Est-il exact que beaucoup de jeunes Iraniens aspirent à vivre plus librement ?

Souvenez-vous des jeunes qui avaient dansé dans une vidéo sur Happy de Pharell Williams. Ils ont été arrêtés. Les médias suggèrent que la situation s’améliore. Mais ce n’est pas le cas. La police de la moralité est toujours là pour t’obliger à ajuster ton foulard. En 2015, elle a embauché 7 000 civils supplémentaires pour surveiller le port du hijab. Des reculs sont aussi enregistrés à l’université. Désormais, il existe des quotas maximum pour les filles, pas plus de 50 %.

Comment imaginez-vous la vie en Iran dans vingt ou trente ans ?

Les choses vont s’améliorer. J’en suis persuadée. Les Iraniens sont plus progressistes que le régime. Ils ont une petite flamme en eux qui émergera un jour.

Propos recueillis par J.B. – Photo : Joakeem Carmans pour Le Vif/L’Express.

Bio express

1975 : Naissance en Iran.

1999 : Détention pendant 24 jours pour participation à des manifestations étudiantes contre le régime, fuite en Turquie, puis en Belgique.

2014 : Création du mouvement « Laissez les femmes iraniennes entrer dans leurs stades »

2016 : Darya Safai brandit sa banderole lors des Jeux olympiques de Rio.

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