© Pierre-Emmanuel Roistin

 » La vraie star, c’est le produit ! « 

Le Vif

Il a gravi tous les échelons de la profession, de simple commis au titre envié de chef des cuisines de l’Elysée. A 60 ans, Bernard Vaussion vient de prendre sa retraite, après avoir servi six présidents, préparé des festins pour les hôtes les plus illustres, venus du monde entier, et dirigé les cuisines les plus célèbres du monde. Pour Le Vif/L’Express, il aborde en toute vérité sa grande carrière et ses petits secrets. Ce chef émérite, nommé au sommet de la hiérarchie culinaire de l’Etat par Jacques Chirac, en 2005, et reconduit dans ses fonctions par deux présidents, est un admirateur du produit, qu’il traite avec les égards dus à un chef d’Etat.

Le Vif/L’Express : Comment a débuté votre longue carrière à l’Elysée ?

Bernard Vaussion : J’ai commencé par le bas, simple commis, puis je suis devenu demi-chef de partie, chef de partie, sous-chef, adjoint, pour finir chef. J’ai suivi la progression hiérarchique d’une brigade classique. Le commis prépare les légumes, nettoie occasionnellement les ustensiles, prête la main à l’échelon supérieur en apportant les ingrédients ; surtout, il s’enrichit de tout ce qu’il voit. Dès le début, il faut savoir être réactif et anticiper en amenant les produits au bon moment à son chef de groupe. C’est un métier d’action : on ne peut pas se permettre d’avoir un temps de retard. Le maître mot est : s’adapter.

Aviez-vous des facilités en raison de votre connaissance initiale des produits ?

Oui, car ma mère était cuisinière et travaillait déjà dans un château, qui disposait d’un immense jardin, ce qui m’a donné d’emblée la connaissance d’un grand nombre de légumes : je les voyais pousser, puis être transformés. Il faut savoir comment on les cultive, d’où ils proviennent, la manière dont les saisons influent sur la nature, quel est leur degré de maturité idéal. Ensuite, j’ai appris à marier les saveurs, à éviter les mésalliances : au fil de l’expérience, j’ai découvert que l’on pouvait sans risques procéder à différentes associations.

Vous avez voyagé dans le monde entier et exploré les gastronomies des autres cultures. La terre de France vous paraît-elle unique ?

Le terroir français est exceptionnel. On peut presque tout cultiver en France, à part certains fruits ou légumes tropicaux ; on dispose d’une diversité incroyable, de climats différenciés, de paysages variés, montagneux ou maritimes, méditerranéens ou océaniques, de plaines fertiles et de vallées verdoyantes. C’est un potentiel extraordinaire.

Dans les cuisines de l’Elysée, le « made in France » prime-t-il en matière de produits ?

Tout à fait, c’est une priorité. On doit utiliser tout l’éventail des richesses nationales pour leur donner le plus de lustre possible. Qu’il s’agisse des légumes, des viandes, des poissons ou des fromages, sans parler des vins évidemment. Nous disposons d’une telle abondance que ce n’est pas très difficile.

L’Elysée passe pour un temple du classicisme. Avez-vous vu tout de même les modes alimentaires évoluer au cours de vos quarante ans de carrière ?

Bien sûr. On a, par exemple, remis en avant les légumes oubliés, surtout les racines : topinambours, panais, carottes jaunes… En fait, l’évolution des modes nous aide beaucoup dans la mesure où nous avons l’obligation de présenter des menus constamment différents et toute nouvelle vogue est bienvenue. Disposer de légumes inédits, même s’ils sont en réalité anciens, est une aubaine pour renouveler l’offre. La betterave chioggia nous a ainsi apporté de la couleur et des recettes originales ; coupée à cru, elle se révèle mauve et blanche, et sa saveur est intéressante. En ce qui concerne les légumes verts, comme le haricot, on les prépare différemment en faisant des mousselines. Enfin, des produits que l’on n’utilisait que pour les desserts, comme la châtaigne, ont fait leur entrée dans les plats. On ose beaucoup plus qu’avant, ce qui introduit une plus grande variété.

Diriez-vous la même chose des poissons et des viandes ?

On cuisait traditionnellement le poisson en grosses pièces, que ce soit le turbot, le bar ou le saumon. Puis on a commencé à le traiter différemment : émincé, en filet, en portion. Et des morceaux que l’on n’utilisait pas en tant que tels forment maintenant des plats à part entière : le ventre du poisson, par exemple, qui n’entrait que dans la composition des farces, est désormais servi mariné ou séché. L’influence asiatique, par ailleurs, nous a apporté d’autres idées, le voyage a fait évoluer notre cuisine. Autre tendance, on a également cherché à mettre en valeur des poissons qui coûtent moins cher, comme le maquereau ou la sardine. Travailler autrement ces produits donne de nouvelles envies. A l’inverse, le brochet ou d’autres poissons d’étang, plus compliqués à préparer, ont presque disparu des menus.

Et les viandes…

Dans les années 1970 ou 1980 encore, on utilisait majoritairement le carré de veau. Quatre ou cinq côtes ensemble ; on désossait la partie du filet, on gardait la côte entière, on rôtissait le filet, on le coupait en tranches et on le présentait. Pour le veau Orloff, vieille recette, on reconstituait le carré avec les côtes cuites à part et le filet rôti de son côté. On servait le carré entier, mais ainsi découpé. C’était vraiment une grosse pièce. De même pour le baron ou la selle d’agneau, avec les deux gigots accrochés mais préalablement détachés pour la cuisson. On reconstituait le tout, ce qui donnait une selle d’agneau de 25 centimètres de longueur, plus les deux gros gigots. Finalement, un plat énorme, servi entier à table, levé et tranché. C’était le plat incontournable, qui revenait régulièrement, y compris dans les dîners d’Etat. Le veau venait de Corrèze, l’agneau, de Lozère ou de prés salés. La provenance du boeuf était plus différenciée ; on le préparait aussi en un seul morceau, clouté aux truffes, en croûte ou en brioche. Les grandes tablées appelaient les grosses pièces.

Tout cela était un peu figé…

Oui, il y avait un côté cuisine officielle, les recettes devaient faire référence aux grandes toques de la tradition. Puis tout a changé, progressivement. A commencer par la découpe et le service. Il n’y a jamais eu de découpe en salle, comme dans les grands restaurants ; il fallait que la personne puisse se servir elle-même. Service à la française ; le maître d’hôtel ne sert pas. Cela déterminait tout en cuisine, puisque tous les plats devaient être découpés avant d’entrer en salle, ce qui jouait sur la cuisson comme sur les préparations. La raison en était également protocolaire : le temps imparti au déjeuner ou au dîner était compté et on ne pouvait pas se permettre de faire du guéridon. Au fil du temps, on a abandonné les grosses pièces et on est passé au service à l’assiette. Et, avec le président Sarkozy, la part des viandes rouges a diminué, on a servi davantage de poissons, de volailles.

Vous avez aussi « revisité » les recettes traditionnelles…

Je n’aime pas tellement le terme de recette « revisitée », même s’il dit bien ce qu’il veut dire. Il est vrai que nous avons conçu le pot-au-feu, par exemple, d’une manière plus légère, avec des légumes cuits moins longtemps. C’est sans doute plus savoureux ainsi. De même, les sauces ont été allégées, émulsionnées. Moi qui suis de l’ancienne école, j’avoue apprécier les sauces telles qu’elles sont préparées aujourd’hui, courtes, spontanées. Plus question de préparer de grosses marmites de fonds, comme on le faisait autrefois. A l’époque, la mise en place consistait en des marmites de 50, 60 ou 80 litres de fonds, composé d’os et de légumes, que l’on faisait réduire sur le coin du fourneau ; il en restait 10 ou 15 litres de fonds de veau, de boeuf ou de fumet de poisson. C’était une base, naturelle ou bien montée au beurre ou à la crème, qui servait ensuite à élaborer les recettes. La cuisine de l’Elysée s’est adaptée à ce qui se faisait dans la « vraie vie ».

Une révolution de palais…

La difficulté, à l’Elysée, c’est que le menu doit changer tous les jours, ce qui n’a rien à voir avec les contraintes d’un restaurant. Le président étant notre unique client, il faut se renouveler chaque jour. On peut éventuellement représenter un plat au bout d’une semaine, mais les garnitures et la préparation devront forcément être différentes – il ne faut pas laisser s’installer l’impression de déjà-vu. Il faut surprendre. Et puis, à la partie officielle s’ajoute la partie privée, ce qui augmente le besoin de variété : lorsque le président bascule dans sa vie familiale, il faut également lui faire des propositions de menu originales.

Votre charge de travail s’est-elle réduite du fait que les présidents ne résident plus à l’Elysée ?

Oui, mais c’est récent. Jacques Chirac résidait à l’Elysée à temps plein et s’y trouvait souvent le week-end. C’est le président qui nous a donné le plus de travail… Quoi qu’il en soit, la soirée est beaucoup plus « relax » que la journée. Les menus ne sont pas très compliqués, mais il faut tout de même faire plusieurs propositions. C’est le président ou son épouse qui choisissent. On arrive facilement au poulet rôti accompagné de pommes sautées. Au gré des envies, nous pouvons aussi préparer des coquillettes avec du jambon, une choucroute ou une pizza. Comme chez tout le monde.

Le président qui a envie de regarder un film à la télé en dévorant une pizza, ça existe ?

Bien sûr. Heureusement ; c’est décontracté, les présidents ont aussi besoin de faire des repas tout à fait normaux.

Que faisiez-vous pendant les vacances du président ?

Il fallait suivre, mais on arrivait à réaliser une cuisine beaucoup plus détendue, à base de poissons, pêchés la veille ou le matin même. De nombreuses salades, des grillades, des tians de légumes, des anchoïades… C’était l’heure provençale, très appréciée des présidents, loin de la routine de l’Elysée. Cela dit, tout restait fabriqué sur place, y compris les desserts et les glaces.

Certains hôtes étrangers vous ont-ils souvent compliqué la tâche ?

Il fallait évidemment tenir compte de certains goûts, d’éventuelles allergies ou d’interdits religieux. Mais j’étais directement informé par les cuisiniers des invités concernés.

Avez-vous dû cuisiner à partir de viande halal pour certains invités officiels musulmans ?

Oui, cela m’est arrivé. J’ai dû aller acheter de la viande halal et j’ai gardé les certificats au cas où on me les demanderait. De même, pour des convives israéliens, il a fallu plusieurs fois tenir compte des règles de la cacherout, ne pas mélanger laitages et viandes et admettre la présence d’un rabbin en cuisine. Mais nous avons toujours conservé des recettes françaises, tout au plus avons-nous parfois ajouté une épice particulière, comme un clin d’oeil ou une politesse à l’égard de l’invité. De la même manière, l’Elysée n’a jamais servi d’autruche ou de viande de provenance étrangère, parfois à la mode dans les restaurants.

Y a-t-il une cuisine propre aux dictatures ?

Non, mais j’ai dû parfois admettre la présence d’une personne chargée de la sécurité dans les cuisines. Les craintes sont plus grandes dans certains Etats, qui exigent une présence sécuritaire autour des fourneaux, que dans d’autres. Néanmoins, il est intéressant de noter que toutes ces dérogations ont complètement disparu et que la cuisine est maintenant réalisée en toute liberté. Les derniers à effectuer une surveillance de principe restent les Américains, mais ils n’ont pas pour autant de goûteurs.

Vous est-il arrivé d’être appelé par le président en présence d’un hôte étranger pour être félicité ?

Non, ça ne se fait pas du tout, nous sommes et restons des gens de l’ombre. Seule Mme Merkel, qui adore la façon dont nous préparons les légumes à l’Elysée, a souhaité me rencontrer. Elle a ensuite demandé à M. Sarkozy si elle pouvait nous envoyer son propre chef pour un stage. Je l’ai reçu pendant huit jours pour lui donner mes conseils.

Quel est donc ce secret ?

Les légumes sont cuits dans un fonds blanc, à base de volaille, plutôt qu’à l’eau, tout simplement.

Vous avez visité 40 pays étrangers et traversé toutes les cuisines. Qu’est-ce qui, selon vous, continue de distinguer le patrimoine français ?

Les produits français restent exceptionnels ; leur qualité est unique. On parle beaucoup des chefs, à juste raison, mais il y a aussi toute une génération de cultivateurs qui redécouvre sans cesse les saveurs de la terre. La vraie star, c’est le produit ! Nous ne sommes que des interprètes.

Par Christian Makarian

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