© Periscope

La vie sous Periscope

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Grâce à l’application, tout détenteur de smartphone peut diffuser des images en direct. Pour le meilleur, mais souvent pour le pire : Periscope a bâti sa réputation à coups de polémiques. Ce qui ressemble pour l’instant à une téléréalité domestique pourrait bien faire trembler les chaînes télé.

Remy Buisine jongle entre deux cartes sim et une flopée de batteries rechargeables. Il a soigneusement comparé les forfaits. « Free est moins cher, mais Bouygues a une meilleure couverture 4G. » Quand on est « periscopeur », pas question de tomber en rade au beau milieu d’un live. Son public compte sur lui. Un soir, plus de 80 000 personnes ont suivi son direct à Nuit debout. « Lors des attentats de Paris, j’ai eu une pointe à 40 000. Pour les manifs sur la loi travail, c’est 15 000 en moyenne. »

Dès que son « vrai » boulot de community manager lui laisse du temps, le Français embarque son smartphone pour jouer à l’apprenti-reporter grâce à Periscope. Rachetée il y a un an à peine par Twitter, cette application est déjà sur toutes les lèvres. Pas seulement à cause des étonnantes audiences de Rémy Buisine. Cette renommée instantanée s’est surtout bâtie sur les polémiques.

Comme cette jeune de 19 ans qui s’est jetée sous en train en région parisienne, le 10 mai dernier, sous le regard virtuel de ses followers. Comme ces deux adolescents, à Bordeaux, le 22 avril, qui ont attendu d’être suivis par 40 personnes pour frapper un inconnu dans la rue. Comme cet Américain qui a violé une mineure, fin février, dans l’Ohio, pendant que son amie filmait la scène sans intervenir, galvanisée par le nombre grandissant de personnes connectées. Comment montrer au monde entier ce qui n’aurait jamais dû se passer…

Mode selfie

Sur « Peri », comme le surnomment les utilisateurs, toutes les vidéos n’ont heureusement pas les mêmes relents nauséeux. L’immense majorité n’a même que peu d’intérêt, si ce n’est celui de s’exhiber. « On voit pas mal de jeunes en mode selfie qui discutent, parfois avec des audiences assez importantes. C’est un nouveau moyen de communiquer, s’enthousiasme Remy Buisine. Je suis déjà tombé sur des gars qui lançaient des bombes à eau de leur fenêtre ou sur un boulanger qui faisait son pain. Il y a des milliers de live en même temps. »

Bienvenue dans l’ère de la téléréalité domestique. « Ça traduit une volonté d’être en prise directe avec le monde, de devenir acteur plutôt que spectateur, observe Annabelle Klein, psychologue et professeure de communication à l’université de Namur. Mais aussi le désir de ne plus être seul, à aucun moment. Du coup, on ne se réserve plus de temps de réflexivité, on n’a plus de recul par rapport à soi-même. »

« Tout média naît toujours deux fois : au sens technique puis entre les mains des utilisateurs, estime Thierry De Smedt, professeur à l’école de communication de l’UCL. Il faut que les usagers apprennent à s’en servir avec intelligence. » Les péripéties des uns serviront de leçon aux autres. Ces employés de l’opérateur SFR auraient peut-être réfléchi à deux fois avant de détruire le gsm d’un client jugé désagréable, s’ils avaient réalisé que ça leur coûterait leur emploi. Le footballeur Serge Aurier n’aurait sans doute pas traité de « fiotte » son entraîneur au PSG, Laurent Blanc, s’il avait imaginé le futur tollé.

Parti pour durer

Effet de mode ? Après tout, il y en a eu des applications au succès vite retombé. Chatroulette, Yammer, Second Life… Periscope semble plutôt dans la même lignée que Facebook ou YouTube. Le nom changera peut-être, mais la fonctionnalité risque de perdurer. Parce qu’elle a des airs révolutionnaires : diffuser du direct (et interagir instantanément avec les spectateurs) est désormais accessible à n’importe quel détenteur de smartphone.

Les millions investis par les géants du Web pour rattraper Twitter laissent d’autant plus penser qu’on ne pourra plus y échapper. Alors que Google planche assidûment sur son YouTube Connect, Facebook peaufine son Facebook Live. Il y a un an, une dizaine d’ingénieurs y travaillaient. Ils sont aujourd’hui 150.

« On vit dans une économie de l’attention, analyse Tristan Mendès France, chargé de cours à l’université Paris-Sorbonne. Toutes les entreprises du Net cherchent à capter l’attention des internautes le plus longtemps possible, puis à traduire cela financièrement. Il y a différentes façons d’opérer : publicités effrayantes, gros titres… A ce jeu-là, le direct est très puissant, parce qu’on ne sait pas ce qui va surgir. »

Periscope n’a rien inventé. D’autres, comme Meerkat ou Bambuser, l’avaient déjà tenté. Mais, cette fois, l’appli sort du cercle geek grâce à son adossement à un réseau social. Aidée aussi par la synchronisation de plusieurs facteurs : démocratisation de la 4G, culture de l’immédiateté, dilution entre vies publique et privée, gsm dégainé à la moindre opportunité…

Comme la presse écrite avant eux, les médias audiovisuels pourraient bien vivre leur grande révolution numérique. Jack Dorsey, CEO de Twitter, ne cache d’ailleurs pas ses intentions : « Nous aimerions utiliser nos outils vidéo pour faire de l’information, du divertissement, des débats, de la politique… », déclarait-il au Figaro en mai dernier. Ajoutant au passage avoir acquis les droits de diffusion de dix matchs de la ligue de football américain. Comme un pied dans les plates-bandes des chaînes télé…

« La télé va morfler »

« Aucune entreprise n’a de droit inaliénable à faire de l’argent avec de l’information, considère Damien Van Achter, professeur de journalisme en ligne à l’Ihecs. Si la télévision ne se réveille pas, elle va morfler ! » « Tous les médias y pensent, prolonge Tristan Mendès France. Mais ils ne savent pas comment se coordonner car ces applications sont en perpétuelle évolution. Alors ils font des essais. » Quelques journalistes s’y mettent, parfois maladroitement. « Le Monde avait envoyé quelqu’un couvrir une manifestation avec Periscope. A un moment, le rédacteur a stoppé la retransmission parce qu’il avait trouvé un responsable à interroger, comme si les spectateurs avaient seulement droit aux entractes et pas aux interviews ! », relate Pierre-Yves Hurel, chercheur à l’ULg.

Les publicitaires sont en tout cas à l’affût. « Il y a beaucoup d’attente des annonceurs autour de la vidéo. Ils sont toujours en recherche de nouvelles manières de raconter des histoires visuelles », exposait Jack Dorsey au Figaro. Sans doute sont-ils également alléchés par ce médium qui réussit tellement à toucher les jeunes, à l’heure où ceux-ci passent de moins en moins de temps devant la TV.

« Peri » est aussi prisé de ceux qui rangent les médias traditionnels dans la catégorie  » tous pourris ». « Je reçois beaucoup de commentaires de personnes qui me remercient d’offrir une alternative objective aux télévisions », confie Rémy Buisine. Oubliant que ce dernier rêve précisément de devenir… journaliste.

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