Dirk Rochtus

La Turquie à feu et à sang: La reprise de la vieille lutte entre le PKK et Ankara

Dirk Rochtus Professeur d'histoire à la KuLeuven

« Il ne faut pas qu’on retourne aux années nonante, la période la plus noire du conflit kurde » écrit Dirk Rochtus, professeur d’histoire à la KuLeuven. « On les qualifie de perdues parce que la lutte contre le PKK se fait aux dépens de la démocratie turque et de la prospérité ».

Les années nonante sont-elles de retour en Turquie? Beaucoup de gens se le demandent avec angoisse, quand ils voient les images d’avions à réaction turcs qui mitraillent les positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de cercueils de soldats turcs enveloppés d’un drapeau turc, de razzias, de rixes et d’incendies criminels. La vieille lutte entre l’état turc et le PKK s’est réveillée depuis l’attentat à la bombe attribué à l’organisation terroriste EI contre de jeunes Kurdes à Suruç le 20 juillet.

Entre-temps, l’enthousiasme initial de la communauté internationale à l’annonce du gouvernement AKP turc qu’il s’en prendrait à l’organisation terroriste EI fait place à l’inquiétude. Le processus de paix entre le gouvernement turc et le PKK est en miettes depuis que Recep Tayyip Erdogan, le président turc, a déclaré qu’il ne voulait plus parler à ceux qui menacent « l’unité du pays ». À l’origine de cette décision, le meurtre d’agents de police turcs par le PKK le lendemain de l’attentat de Suruç. Le PKK aurait agi par vengeance, car le soutien supposé de la Turquie à l’EI a fort fait souffrir les Kurdes d’Irak et de Syrie.

Encore une période sanglante?

Le gouvernement turc s’est emparé de l’assassinat des agents de police pour donner une leçon au PKK. Peu après, Erdogan a également mis fin au processus de paix avec les nationalistes kurdes. Il n’a pas non plus hésité à demander la levée de l’immunité parlementaire des représentants du peuple « liés » au PKK. Il vise les mandataires du parti prokurde HDP qui a dépassé les 10% aux élections parlementaires du 7 juin 2015. Il avait fixé le seuil électoral à 10% pour empêcher l’entrée de mandataires pro-kurdes au parlement turc.

Assistera-t-on à nouveau à un épisode sanglant entre l’état turc et les représentants du nationalisme kurde, et ce autant sous sa manifestation militante (PKK) que civile (HDP) ? La lutte tourne autour de l’interprétation du triptyque sécurité, démocratie et autodétermination.

Sécurité

L’état turc pense en termes de sécurité intérieure et extérieure. L’EI a commis un attentat sur le sol turc ? L’état turc prend sa revanche. Le PKK menace le régime unitaire de la Turquie et l’a fait en utilisant des moyens violents – la période d’armistice entre 2013 et 2015. Et donc les avions turcs à réaction ont à nouveau jeté des bombes sur les bases du PKK cachées dans les montagnes d’Irak du Nord.

Les Kurdes syriens sont également visés, même si c’est d’une autre manière. Aux yeux de l’establishment turc nationaliste, le parti kurde syrien PYD (et ses milices YPG) fait office de « département local » du PKK. Que le PYD développe son petit état baptisé « Rojava » au nord de la Syrie suscite l’exaspération des autorités turques.

Le politologue Dries Lesage écrit littéralement: « La Turquie ne veut pas d’état PKK à ses frontières (…) » (De Morgen, 29 juillet 2015). La zone tampon que la Turquie souhaite installer en Syrie du Nord sert un triple objectif : éliminer l’EI, rendre possible le retour d’un million et demi de réfugiés syriens et empêcher l’autonomie de Kurdes syriens.

Si la Turquie était vraiment attachée à la sécurité, elle devrait collaborer avec la seule force qui combat réellement l’IE, à savoir celle des Kurdes

Les Kurdes syriens gouvernent trois cantons éloignés les uns des autres, dont Kobané forme le centre. Ils ont réussi à expulser l’EI de la région entre Kobané et le canton situé à l’est Jazira. La zone tampon visée par la Turquie doit justement empêcher l’YPG de jeter un pont terrestre entre Kobané et le canton situé à l’ouest Afrin. Il y a encore quelques semaines, Erdogan déclarait qu’il n’autoriserait jamais un état kurde en Syrie du Nord. Si la Turquie était vraiment attachée à la sécurité, elle devrait collaborer avec la seule force qui combat réellement l’IE, à savoir celle des Kurdes. Mais les journaux favorables à la Turquie n’ont-ils pas écrit récemment que le PYD serait plus dangereux que l’EI ?

Autodétermination

L’autodétermination kurde ne cadre pas dans la politique de sécurité de l’état turc, ni en Syrie ni Turquie. Après quelques années, la Turquie s’est habituée à l’autonomie dont bénéficient les Kurdes dans le nord de l’Irak sous le régime dudit gouvernement régional du Kurdistan. Mais un nouvel état kurde en Syrie – sous le signe du PKK qui plus est – serait exagéré.

Ensemble, Rojava et le Gouvernement régional du Kurdistan creuseraient un fossé territorial entre la Turquie et le monde arabe. En outre, les Kurdes turcs – ou du moins les forces nationales parmi eux – pourraient y voir un encouragement à aspirer à une véritable autonomie au sein de la Turquie, ce qui suscite la méfiance d’Ankara. Pour l’establishment turc, la sécurité et le maintien de l’état unitaire sont indissolubles.

Démocratie

Il y a quelques années, Erdogan a en effet rendu la question kurde « négociable ». Il a mené des négociations de paix avec le PKK et les armes se sont tues. D’où vient alors le virage d’Erdogan ? Que s’est-il passé ? Le fait que les Kurdes turcs n’aient pas voté pour Erdogan explique en partie ce revirement.

De nombreux Kurdes modérés qui avaient l’habitude de voter pour l’AKP, ainsi que beaucoup de Turcs laïques et libéraux ont voté pour le parti prokurde HDP afin d’empêcher le parti d’Erdogan d’obtenir une majorité des deux tiers. Le HDP s’est montré assez intelligent pour lier l’autonomie kurde à davantage de démocratie pour toute la Turquie. Erdogan qui rêvait d’instaurer un système présidentiel fort à l’aide d’une majorité des deux tiers n’a guère apprécié la démarche. Le président veut se débarrasser du HDP et tenter de la repousser en dessous du seuil de 10% aux prochaines élections.

La lutte contre le terrorisme et ses « sympathisants » devrait dissuader les électeurs d’encore donner leur voix au HDP. C’est pourquoi Erdogan a convoqué l’OTAN pour que celle-ci lui donne de la donne la légitimité sur le plan international et vis-à-vis de la population turque.

Années nonante sombres

Erdogan ne souhaite pas poursuivre le processus de paix entre « ceux qui menacent notre unité nationale et la fraternité ». Par fraternité, il fait allusion aux liens qui existent entre les Turcs et les Kurdes et qui sont toujours célébrés par les politiques turcs comme le ciment de l’état unitaire. Cependant, la lutte qui reprend n’oppose pas les Turcs ordinaires et les Kurdes, mais l’état turc et le mouvement kurde qui aspire à davantage d’autonomie.

L’état turc mise sur l’unité comme garantie de la sécurité, le mouvement kurde sur l’autodétermination comme un moyen d’accéder à plus de démocratie. La Turquie souhaite la sécurité à ses frontières avec la Syrie sans pour autant collaborer avec les Kurdes syriens. Même si ces derniers constituent la force la plus redoutable dans la lutte contre l’EI.

Beaucoup de Turcs ordinaires sont prêts à payer le prix de l’autodétermination kurde au sein de l’état turc si cela peut faire progresser la démocratie dans toute la Turquie. Cette autodétermination serait aussi bénéfique pour la sécurité.

Il ne faut pas que l’on retourne aux années nonante. On les qualifie de perdues parce que la lutte contre le PKK se fait aux dépens de la démocratie turque et de la prospérité. Comme Mete Öztürk, rédacteur en chef de l’édition belge du quotidien turc Zaman, le remarque à juste titre (De Morgen, 29 juillet 2015) aucun Turc ne veut revenir à « la période la plus noire du conflit kurde dans les années nonante ».

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