Islam Karimov © Reuters

La très opaque succession du président ouzbek

Le Vif

La mort du président ouzbek Islam Karimov ouvre une page inédite pour ce pays d’Asie centrale qui n’a pas connu d’autre chef d’Etat en 25 ans d’indépendance et sans dauphin officiellement désigné. Mais c’est aussi un test pour l’Asie centrale toute entière, dirigée par des hommes forts et confrontée à la montée de l’islam radical. Plongée dans ce pays qui fut longtemps le passage obligé de la Route de la soie.

Dans le cadre somptueux de sa ville natale Samarcande, joyau sur la Route de la Soie, l’Ouzbékistan a enterré samedi son leader, ancien apparatchik soviétique qui s’est maintenu au pouvoir à l’indépendance en 1991 puis a été réélu sans discontinuer jusqu’à sa mort vendredi à 78 ans des suites d’une hémorragie cérébrale. Face à l’opacité du régime, les Ouzbeks restent dans l’expectative concernant la succession de celui qui a assuré la stabilité pendant plus d’un quart de siècle dans cet Etat musulman frontalier de l’Afghanistan, au coeur des luttes d’influence entre Russie, Chine et Occidentaux, au prix selon ses détracteurs d’une répression sans merci.

Voici quatre choses à savoir sur le plus peuplé des pays d’Asie centrale.

>>Le pays de Tamerlan

Si l’Ouzbékistan moderne n’a acquis son indépendance qu’en 1991, sa naissance remonte à l’époque de Tamerlan (1336-1405), considéré comme le père fondateur de la nation ouzbèke, du nom d’un peuple turcophone. Souvent comparé à Gengis Khan, ce chef de guerre cruel né près de Samarcande, capitale d’une région où différentes tribus se livraient des guerres sans merci, est proclamé roi en 1370.

Il conquiert alors l’Asie centrale, étendant son royaume jusqu’aux territoires de l’Inde, du sud de la Russie et de la Turquie actuelles. Mais s’il a laissé son nom dans l’histoire par ses conquêtes militaires et la terreur qu’il inspirait, il n’a jamais pu créer un Etat viable et son empire a disparu avec sa mort.

La mémoire de Tamerlan, enterré à Samarcande (sud-est de l’Ouzbékistan actuel), est célébrée après l’indépendance par les autorités, qui cherchent à créer un sentiment national dans un pays marqué par 150 ans de domination russe puis soviétique.

>>Au coeur du ‘Grand jeu’

Pendant des siècles, l’Ouzbékistan fut un point de passage de la Route de la soie, ces pistes caravanières traversant l’Asie de la Chine aux rives de la Méditerranée.

Mais au début du XIXe siècle, l’Asie centrale est encore indépendante de toute puissance coloniale quand la Russie et la Grande-Bretagne entament une lutte d’influence pour son contrôle. C’est le « Grand jeu », qui verra la création de l’Afghanistan sous domination britannique tandis que l’Empire russe crée un ensemble administratif appelé Turkestan, regroupant les Turkménistan, Tadjikistan, Kirghizstan et Ouzbékistan actuels.

L’Ouzbékistan est aussi au coeur de luttes d’influence entre la Russie et les Occidentaux. Jusqu’en 2005, il héberge une base militaire des Etats-Unis utilisée pour le ravitaillement des troupes américaines en Afghanistan, l’Allemagne ayant aussi un aéroport à Termez (sud).

Pays musulman, l’Ouzbékistan a aussi été le théâtre d’attaques perpétrées par des islamistes radicaux. Le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan y a commis des attentats au début des années 2000. Aujourd’hui, de nombreux Ouzbeks combattent dans les rangs de l’organisation Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie.

>>Le coton et le tourisme

Le coton, dont l’Ouzbékistan est un des cinq plus gros exportateurs mondiaux, lui rapporte chaque année plus d’un milliard de dollars (895 millions d’euros) et les autorités espèrent en produire 3,3 millions de tonnes en 2016. Le textile concentre un tiers des emplois industriels de ce pays, le plus peuplé d’Asie centrale avec 31 millions d’habitants.

Coton et soie
Coton et soie © iStok

L’Ouzbékistan est fréquemment accusé de travail forcé dans ses champs de coton, même si l’Organisation internationale du travail (OIT) a salué en 2014 les mesures prises en vue d’éliminer le travail des enfants. Si ce pays exporte aussi de l’or, dont il est le 8e producteur mondial, il mise beaucoup sur le tourisme pour se développer. Samarcande, classée depuis 2001 au patrimoine mondial de l’Humanité, fait la fierté des Ouzbeks pour ses édifices époustouflants, comme la place du Régistan encadrée de trois universités des XVe et XVIIe siècles.

>>Désastres écologiques

La culture intensive du coton depuis plusieurs décennies a provoqué un désastre écologique. Fin 2014, l’Ouzbékistan a même demandé et obtenu une importante aide internationale pour faire face à la disparition de la mer d’Aral. En 50 ans, elle a perdu 75% de sa superficie à cause du détournement de rivières l’alimentant pour irriguer les cultures de coton. Cette quatrième plus grande mer intérieure du monde, à cheval sur l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, semble provisoirement sauvée grâce à un barrage construit dans sa partie kazakhe mais les problèmes de santé causés par les pesticides déversés dans les champs de coton et les dérèglements climatiques engendrés par la quasi-disparition de la mer d’Aral demeurent.

Et l’eau demeure une source potentielle de conflit dans la région : l’Ouzbékistan, qui dépend de l’eau en provenance du Tadjikistan voisin, s’oppose fermement à un projet de barrage dans ce pays. Au point qu’Islam Karimov a prévenu des risques de guerre s’il était mis en oeuvre.

« Un nouveau chef de la Nation sera-t-il capable de poursuivre sur la voie de la prospérité autant que sous Karimov? », s’interrogeait Abdoukhakim, un habitant de Samarcande interrogé par l’AFP. Le président du Sénat Nigmatilla Iouldachev assure l’intérim du pouvoir jusqu’à l’organisation d’élections dans les trois mois. Et pour les analystes, il fait peu de doute qu’un proche du leader défunt sera choisi puis largement élu comme l’a toujours été Karimov.

La très opaque succession du président ouzbek
© iStok

A 58 ans, le chef du gouvernement Chavkat Mirzioïev apparaît comme le favori après avoir dirigé l’organisation des funérailles mais le rôle que joueront le puissant chef des services de sécurité, le ministre des Finances ou même la famille Karimov reste inconnu. « La probabilité d’une lutte de pouvoir est faible, ne serait-ce que parce que l’élite en place bénéficie du système actuel et a tout intérêt à ce que les chosent se passent bien », relève Scott Radnitz, expert de la région à l’Université de Washington, reconnaissant qu’il est difficile de se lancer dans des pronostics vu « l’opacité du système ».

Cinq pistes pour la succession

Les experts s’accordent donc sur deux points: en l’absence de transition démocratique, c’est dans l’entourage proche du leader défunt qu’il faut chercher son successeur.

>>Le président du Sénat pour l’intérim

En vertu de la Constitution ouzbèke, c’est le président du Sénat Nigmatilla Iouldachev qui assure l’intérim du pouvoir jusqu’à l’organisation d’élections dans les trois mois. Mais les experts jugent peu probable que cette personnalité peu connue joue un rôle de premier plan au delà de la transition.

>>Le Premier ministre technocrate

A 58 ans, le chef du gouvernement Chavkat Mirzioïev apparaît comme le favori après avoir été nommé à la tête de la commission chargée d’organiser les funérailles. En poste depuis 2003, ce technocrate est réputé avoir des liens étroits autant avec la famille du président Karimov qu’avec les responsables des puissants services de sécurité.

Selon les organisations de défense des droits de l’Homme, cet ancien gouverneur de la région de Samarcande (la ville natale de Karimov) est responsable d’assurer le respect des quotas de production de coton. Cela le place au coeur d’un secteur stratégique pour l’économie du pays mais aussi accusé d’avoir recours au travail forcé, y compris d’enfants.

>>Le financier

Le vice-Premier ministre et ministre des Finances Roustam Azimov, 58 ans, est souvent décrit par les diplomates comme une personnalité plus favorable aux Occidentaux, tout en étant proche du clan Karimov.

Considéré comme un potentiel successeur, cet ancien banquier ministre depuis 2005 et a parfois été accusé de corruption par ses détracteurs. Il fait partie du comité chargé d’organiser les funérailles de Karimov.

>>L’homme de l’ombre

A son poste depuis plus de vingt ans, le chef de la Sécurité Roustam Inoyatov est souvent considéré comme une éminence grise de Karimov. Il est considéré comme l’un des responsables de la mort de 300 à 500 manifestants pendant une manifestation à Andijan (est) en 2005 réprimée par les forces de l’ordre. Pour nombre d’experts, il est peu probable que cet ancien officier du KGB soviétique devienne chef de l’Etat mais il fait peu de doute qu’il jouera un rôlé clé dans la transition.

>>La famille

Goulnara Karimova
Goulnara Karimova© Wikipedia

Autant la veuve de Karimov, Tatiana, que sa fille cadette, Lola Karimova-Tilliaïeva, devraient garder de l’influence. Cette dernière, ambassadrice de l’Ouzbékistan à l’Unesco à Paris, s’est illustrée en confirmant sur les réseaux sociaux que son père avait subi un hémorragie cérébrale, alors que les médias officiels gardaient le silence sur son état de santé. En 2013, elle avait assuré ne pas souhaiter faire carrière et privilégier sa vie de famille.

Un temps favorite, sa soeur aînée Goulnara Karimova, 44 ans, qui aimait mettre en avant son amitié avec l’acteur français Gérard Depardieu et le chanteur britannique Sting, a franchi une ligne rouge en comparant son père à Staline, puis en accusant sa soeur cadette et sa mère de sorcellerie avant de s’en prendre sur Twitter au puissant chef de la Sécurité.

Accusée de corruption, elle serait aujourd’hui assignée à résidence. Ancienne ambassadrice de son pays aux Nations unies, elle est aussi recherchée par la justice de plusieurs pays européens, notamment pour le détournement supposé de 300 millions de dollars au détriment de la compagnie suédoise TeliaSonera, une entreprise de télécommunications très présente en Asie centrale.

Les autorités de la région disposent actuellement d’un argument de poids pour convaincre les Occidentaux de la nécessité de maintenir la stabilité: la montée en puissance de l’islam radical, peu propice à une libéralisation. De nombreux Ouzbeks combattent dans les rangs du groupe Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie. L’ex-commandant des forces spéciales de la police du Tadjikistan, Goulmourod Khalimov, formé en Russie et aux Etats-Unis, a rejoint l’an dernier l’organisation.

Précédent turkmène

Les questions qui se posent à l’occasion de la succession de Karimov valent pour toute l’Asie centrale, où les régimes durs sont la norme. Au nord de l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, aux vastes réserves d’hydrocarbures, reste le dernier pays de la région dirigé par un chef de l’époque communiste, Noursoultan Nazarbaïev, 76 ans, lui aussi sans successeur officiel.

Au Turkménistan, le fantasque président à vie Saparmourat Niazov, mort en 2006, a été remplacé sans heurts par Gourbangouly Berdymoukhamedov qui maintient depuis un contrôle quasi absolu sur les médias et la société civile.

« La stabilité des voisins (de l’Ouzbékistan) dépend aussi en grande partie de la pression artérielle de leurs présidents », a relevé dans une tribune Alexandre Baounov, du centre Carnegie à Moscou.

« Il est certain que le changement viendra en Ouzbékistan comme dans le reste de l’Asie centrale. Ce qui reste incertain, c’est quel changement et quelle forme de succession attendent ces pays », a-t-il ajouté. Peu d’experts s’attendent à des progrès spectaculaires en termes de démocratie et de respect des droits de l’Homme dans le pays après la mort de Karimov.

La très opaque succession du président ouzbek
© iStok

Face aux critiques, ce dernier a su louvoyer au fil du temps entre la Russie, allié traditionnel avec lequel il avait pris ses distances, la Chine à l’influence économique croissante, et des Occidentaux qui ont parfois profité de sa position stratégique. Les Etats-Unis disposaient d’une base en Ouzbékistan servant pour ses opérations militaires en Afhanistan, mais Tachkent en a ordonné la fermeture à la suite des critiques américaines qui ont suivi la répression du soulèvement d’Andijan en 2005 (300 à 500 manifestants morts).

Les autorités de la région disposent actuellement d’un argument de poids pour convaincre les Occidentaux de la nécessité de maintenir la stabilité: la montée en puissance de l’islam radical, peu propice à une libéralisation. De nombreux Ouzbeks combattent dans les rangs du groupe Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie. L’ex-commandant des forces spéciales de la police du Tadjikistan, Goulmourod Khalimov, formé en Russie et aux Etats-Unis, a rejoint l’an dernier l’organisation.

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