A la pointe du combat, les actrices : ici, Moa Gammel, Nanna Blondell, Asa Kalmér et Cecilia Nilsson. © R. Schoenbaum/polaris images pour Le VIF/l'express

La Suède, le pays où l’affaire Weinstein a eu le plus d’impact

Le Vif

Dans aucun pays au monde, l’affaire Weinstein n’a eu autant d’impact et de conséquences qu’au royaume scandinave. Toute la société crie #MeToo !

Pour commencer, quelques tranches de vie. Une actrice :  » Après le dîner, le premier soir du tournage, j’entends le réalisateur et l’acteur principal discuter pour déterminer qui va me baiser le premier. Plus tard, les deux frappent à ma chambre d’hôtel, espérant que je vais ouvrir…  »

Une femme médecin :  » A l’époque, je suis interne. Je dois examiner un patient atteint d’arythmie sous la supervision d’un chef de service. « Ausculte aussi l’aine et le pénis, ça fait partie du protocole ! » ordonne ce dernier. Ensuite, goguenard, il se tourne vers le malade : « Cette prestation vous aurait coûté bonbon sur le trottoir. Vous pouvez me remercier. » Le patient ricane. J’ai les larmes aux yeux.  »

Une prof de mathématiques :  » Je suis dans l’ascenseur, les bras chargés de copies à corriger. Mon nouveau collègue me colle contre la paroi et se frotte contre moi. Le trajet dure vingt secondes. Paralysée, je ne dis rien. Ni sur le coup, ni plus tard.  »

Une lycéenne :  » Mon prof d’informatique m’a mis la meilleure note parce qu’il trouvait que j’avais de beaux seins. Il me l’a dit après les cours.  » Et enfin, à nouveau une actrice :  » C’est un acteur célèbre en Suède et à l’étranger. Il est désagréable sur le plateau, répète que mon style est provocant. Un soir, il me suit dans ma chambre d’hôtel, me pousse par terre, m’immobilise, éclate de rire. Je suis certaine qu’il va me violer. Je me débats, quitte les lieux en courant. Le lendemain, dans l’avion, nous sommes assis côte à côte. Il m’explique en pleurant que sa vie est un désastre. Je raconte tout au réalisateur. Le tournage se poursuit comme si de rien n’était.  »

Les sopranos Sanna Gibb et Maja Frydén. Pour elles, accepter de boire un verre avec un directeur artistique est un
Les sopranos Sanna Gibb et Maja Frydén. Pour elles, accepter de boire un verre avec un directeur artistique est un  » dilemme « .© R. Schoenbaum/polaris images pour Le VIF/l’express

On pourrait égrener sans fin les témoignages de violence sexiste qui déferlent depuis deux mois sur les réseaux sociaux suédois comme une vague de tsunami. Dans aucun autre pays, en effet, l’affaire Weinstein – et la campagne #MeToo qui s’en est suivie – n’a eu autant d’impact qu’en Suède. Dans ce royaume dont les dix millions d’habitants sont hyperconnectés à leurs smartphones, la population entière s’est mise à débattre des questions de harcèlement, de sexisme au travail et de la notion de viol.

Un paradoxe ? Sans doute. Car le royaume social-démocrate, pionnier de la libération sexuelle dans les années 1960, est aussi l’un des pays les plus avancés en matière d’égalité homme-femme (un ministère y est consacré), de parité en politique (en vigueur depuis belle lurette) et, même, de  » diplomatie féministe  » puisqu’il s’agit officiellement d’un des axes de la politique étrangère suédoise.

Or, le  » pays modèle  » se réveille aujourd’hui en comprenant qu’il est peut-être plus macho qu’il ne l’imaginait. Interpellées et choquées par le scandale Weinstein, révélé dans le New Yorker le 10 octobre dernier, 800 comédiennes suédoises de théâtre et de cinéma se mobilisent aussitôt. Elles se réunissent au sein d’un groupe Facebook fermé et collectent un nombre phénoménal de témoignages accablants pour leur milieu professionnel, qu’elles publient dans la presse sous la forme d’une pétition baptisée #tystnadtagning (soit :  » moteur, action « ). Une lecture de ces témoignages est donnée mi-novembre sur la scène du Södra Teatern, à Stockholm, transmise en direct à la télévision.

Même des lycéennes (ici, Sara Franson et Emma Lundqvist) ont créé un hashtag : #silencedanslaclasse.
Même des lycéennes (ici, Sara Franson et Emma Lundqvist) ont créé un hashtag : #silencedanslaclasse.© R. Schoenbaum/polaris images pour Le VIF/l’express

 » D’emblée, nous avons décidé de ne dénoncer aucun comédien, explique l’actrice Cecilia Nilsson, en sirotant un café latte à Stockholm. Tous les témoignages sont anonymes car nous savons que, en jetant des noms en pâture, nous ne parviendrons qu’à alimenter la machine médiatique… provisoirement. Notre stratégie est différente. Par l’accumulation de récits, nous rendons le problème irréfutable et démontrons qu’il s’agit d’un enjeu de société qui dépasse la question de la drague lourde.  »

A côté d’elle, l’actrice Moa Gammel complète :  » C’est toute la structure du pouvoir, c’est-à-dire la domination masculine dans le cadre professionnel, que nous questionnons. En fait, les abus sexuels ne sont rendus possibles que par la position dominante des hommes, notamment dans les milieux où les contrats sont temporaires (spectacle, restauration, etc.).  »

Machos, les Vikings ?  » Si le débat sur le sexisme est si dynamique, c’est plutôt parce que les Suédoises se sentent suffisamment fortes pour enfourcher ce combat « , estime la ministre de l’Egalité, Asa Regnér. Et que le gouvernement les soutient.

Constatant qu’un nombre important de témoignages sur les réseaux sociaux concernait des institutions culturelles publiques (le Dramaten, l’Opéra royal, etc.), la ministre de la Culture, Alice Bah Kuhnke, convoque, au début de novembre, leurs présidents afin de leur tirer les oreilles.  » Je leur ai dit qu’il était inacceptable que l’argent des contribuables serve à financer de telles dérives ! raconte la ministre dans son bureau. Puis, j’ai exigé qu’ils décrivent en détail leurs plans de lutte contre ces pratiques.  »

Une prise de position appréciée dans le monde du spectacle et au-delà.  » Elle a empêché que les intéressés feignent de découvrir le problème ; elle a aussi renforcé tous ceux qui, occupant des positions hiérarchiques ailleurs dans la société, désapprouvent le sexisme mais se sentaient jusqu’ici démunis pour agir « , se félicitent les sopranos Maja Frydén et Sanna Gibbs, à l’origine du hashtag #visjungerut (onvousleditenchantant).

 » Dans nos métiers, témoignent-elles, il n’est pas rare que les hommes aillent boire un verre après la répétition, ou fréquentent les chefs d’orchestre et metteurs en scène en dehors du cadre professionnel. L’occasion de réseauter et de construire leur carrière. Pour une femme, c’est toujours un dilemme. Lorsqu’un directeur artistique nous invite à boire un verre en tête à tête, on se demande toujours s’il ne va pas nous faire des avances. Or, d’expérience, c’est souvent le cas.  »

Inspirées par l’exemple des actrices et des chanteuses lyriques, premières à se mobiliser voilà deux mois, des dizaines de milliers de femmes appartenant à 70 branches professionnelles leur emboîtent alors le pas. Elles inaugurent d’autres groupes Facebook et autant de hashtags qui débouchent sur une large couverture médiatique. Les avocates créent #medvilkenrätt (dequeldroit, 12 000 membres) ; le monde politique lance #imaktenskorridorer (danslesalléesdupouvoir, 2 000 signataires) ; des centaines d’ingénieures inaugurent #teknisktfel (problèmetechnique) et 4 000 femmes journalistes se rassemblent sous le hashtag #deadline (bouclage). Les salariées du bâtiment se rallient à #sistaspikenikistan (derniercloudanslecercueil) ; les serveuses et cuisinières de restaurant, à #vikokarover (arrivéesàébullition) ; les policières, à #värntjänst (servicedeprotection). Même les élèves des collèges et lycées participent au débat via #tystiklassen (silencedanslaclasse).  » Comme les comédiennes, nous avons recueilli les témoignages de nos camarades, nous nous sommes filmées en train de les lire et avons diffusé la vidéo dans le lycée « , témoignent Sara Franson et Emma Lundqvist, élèves de terminale et déléguées d’établissement à Stockholm.

La ministre de la Culture, Alice Bah Kuhnke. Les institutions publiques sont désormais sous haute surveillance...
La ministre de la Culture, Alice Bah Kuhnke. Les institutions publiques sont désormais sous haute surveillance…© A. G.

Mais, au-delà, quelles solutions ?  » Pour commencer, nous lançons une campagne d’information auprès de nos membres afin qu’ils sachent comment réagir face aux cas de harcèlement, en cuisine et en salle « , indique Jonas Siljhammar, directeur général de Visita, syndicat professionnel de l’hôtellerie-restauration, qui s’enorgueillit d’être la première organisation patronale à prendre cette initiative.

 » Nous exigeons que les entreprises pratiquent la tolérance zéro, martèle, de son côté, l’ingénieure Linda Rydén, coordinatrice de #teknisktfel, le hashtag du monde de l’industrie. Et nous voulons un système simple : pouvoir dénoncer le sexisme en entreprise sans passer par le supérieur hiérarchique direct, qui, dans bien des cas, est précisément l’auteur des comportements visés.  »

Le Parlement suédois, lui, travaille à un projet de  » loi de consentement  » (récemment tournée en dérision par une tribune controversée parue dans Le Monde et signée par 100 personnalités, dont Catherine Deneuve). Il ne s’agit nullement d’obtenir un accord écrit avant tout rapport sexuel, comme le prétendaient les signataires du texte polémique, mais de réviser la législation existante afin que les témoignages de victimes supposées soient mieux pris en considération dans les commissariats de police et les tribunaux.

 » Bien sûr, devant un tribunal, les faits demeureront difficiles à établir, admet, au siège de la puissante centrale syndicale LO, Malin Wreder, spécialiste des questions de discrimination et de violence sexiste. Mais le droit, qui fixe le cadre de la vie en société, est aussi une codification de la morale. Il s’agit de signaler politiquement que certains comportements – par exemple, avoir un rapport sexuel avec une femme assommée d’alcool et inconsciente – sont intolérables.  »

Personnalité télévisuelle haute en couleur, fille d’une femme de ménage grecque immigrée en Suède et auteure d’un livre intitulé Me Too, la journaliste Alexandra Pascalidou est optimiste :  » Il se passe quelque chose d’important en ce moment dont les conséquences ne sont pas mesurables.  » Une révolution ? Une nouvelle Réforme ?  » Un moment historique, en tout cas, car la catharsis actuelle touche toute la société. J’en suis certaine : nos filles vivront dans un monde plus juste.  »

Par Axel Gyldén.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire