En Allemagne (ici, un refuge pour migrants, à Berlin), les autorités cherchent aussi à utiliser à bon escient une main-d'oeuvre extérieure bienvenue. © FABRIZIO BENSCH/REUTERS

« La société ne voit pas la migration comme bénéfique »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Spécialiste du droit des migrations, la Belge Marie-Claire Foblets se demande pourquoi on problématise aujourd’hui dans l’islam des pratiques jusqu’alors tolérées ailleurs. Faute de dialogue, la cohésion sociale sera menacée, pronostique-t-elle.

A l’occasion de sa rentrée académique, l’université Saint-Louis a remis, le 29 septembre, les insignes de docteur honoris causa à l’anthropologue du droit Marie-Claire Foblets. Native d’Anvers, elle a mené des recherches à Bruxelles et dirige aujourd’hui le département droit et anthropologie de l’institut d’anthropologie sociale Max Planck de Halle, en Allemagne. Spécialiste du droit des migrations reconnue internationalement, elle pose un diagnostic inquiet sur l’évolution du regard de l’Européen vers l’autre.

Le poids de la religion est-il un frein à la cohabitation entre communautés ?

On distingue trois appartenances de base en anthropologie : la parenté, la religion, la citoyenneté. Selon que vous soyez face à un parent, un coreligionnaire ou un concitoyen, la loyauté et la manière de gérer un conflit seront très différentes. C’est le pluralisme juridique. Quand l’appartenance citoyenne – l’inclusion dans la société à travers l’enseignement, le marché du travail… – pose problème, d’autres permettent de faire sens. Celui qui a le sentiment de ne pas être reconnu dans son statut de citoyen aura tendance à se retirer dans une identité alternative qui peut effectivement être une identité religieuse. Allez à la rencontre des personnes et vous comprendrez que la religion octroie un fort sentiment de dignité. La difficulté est de déterminer la place qu’on lui donne dans notre démocratie libérale. Le principe est qu’elle est protégée mais qu’elle doit rester cantonnée à la sphère privée. Cependant, l’Etat n’est pas tout à fait conséquent parce que la religion majoritaire est protégée de diverses manières. Il est parfaitement justifié que les minorités réclament les mêmes facilités. Mais, ce faisant, elles nous confrontent fatalement à cette inconsistance. Il faut donc revoir la cohésion de nos sociétés à travers le prisme des minorités.

Cela passe-t-il pour vous par la voie des accommodements raisonnables ?

Pour Marie-Claire Foblets, il faut revoir la cohésion de nos sociétés à travers le prisme des minorités.
Pour Marie-Claire Foblets, il faut revoir la cohésion de nos sociétés à travers le prisme des minorités.© DR

L’accommodement raisonnable est intéressant parce qu’il impose une balance des intérêts et responsabilise la majorité. Si, par son appartenance religieuse, une personne réclame de tenir compte de certaines contraintes pour intégrer le marché du travail ou un programme d’enseignement, vous êtes obligés de vous mettre autour d’une table et de réfléchir aux limites du raisonnable. C’est déjà un exercice de participation à la société. Certes le processus sera très laborieux. Il fonctionnera dans un contexte et pas dans un autre en fonction des réactions des collègues, employés ou élèves. Bref, il relève du bricolage, mais du bricolage éducatif.

N’y a-t-il pas une spécificité de l’islam ?

Il faut prendre en compte le poids de l’histoire. Depuis des siècles, la religion juive partage les mêmes pratiques que l’islam, des restrictions diététiques, des prescriptions sur le traitement des animaux, le marquage du corps à travers la circoncision… Ce n’est pourtant que depuis quelques années qu’on problématise et criminalise ces pratiques-là. On peut dès lors se poser la question du deux poids deux mesures. Via le souci de la protection des animaux et le respect exacerbé de l’intégrité physique des mineurs, n’y a-t-il pas quelque chose d’autre qui se joue ? A voir la vigueur des débats actuels, les communautés musulmanes sont fondées à nous demander si nous sommes très conséquents.

La neutralité de la Belgique est-elle un mythe ?

Notre neutralité est fonctionnelle. On se croit toutefois plus neutre qu’on ne l’est en réalité. L’espace public, par exemple, reflète notre histoire. L’architecture de nombreux bâtiments publics rappelle le rôle qu’a joué durant des siècles le christianisme, pour ne pas parler de la grande visibilité des bâtiments religieux au centre de nos villes et communes. Il en va de même du soutien de l’Etat aux cultes. La neutralité signifie que l’Etat n’a pas de préférence. En l’occurrence, il extrapole les mécanismes de protection des autres cultes et demande à l’islam de s’organiser de la même manière. Or, l’islam a des difficultés à s’y conformer en raison de son hétérogénéité interne et du manque de légitimité pour quelqu’un de dire qu’il parle au nom d’un autre.

Comment analysez-vous la façon dont l’Union européenne a géré la crise des migrants ?

L’ancien président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a jugé récemment que la question migratoire était le plus difficile des dossiers que l’Europe ait eu à gérer. Nous vivons dans un monde globalisé. Les instruments dont nous disposons pour gérer les flux migratoires sont très beaux mais tous datés. Nous avons connu successivement l’accent mis sur le respect des droits de l’homme, la protection de la personne qui invoque une persécution à travers le principe de non-refoulement, les migrations de main-d’oeuvre accompagnées de facilités, le développement des politiques d’intégration… A un certain moment en Belgique, on a favorisé l’accès à la nationalité sans requérir de connaissances linguistiques. Tout cela a accru la force d’attraction d’une Europe qui, du reste, est une société de bien-être avec des politiques de solidarité très développées. Sommes-nous disposés à revoir ces mécanismes de solidarité ?

Diriez-vous qu’ils sont trop généreux ?

Les mécanismes de protection des personnes persécutées, pour ne citer que cet exemple, ont été mis en place dans les années 1950. Dans ce contexte-là, c’était l’évidence même. Aujourd’hui, de par le nombre, l’examen des dossiers prend plus de temps, ce qui par la suite complique le refoulement. Cela permet aux personnes de réorganiser leur vie ici mais, en même temps, cela profite aux trafiquants. Le défi est de mener des politiques inclusives qui soient ouvertes à la migration et permettent de la diversité, mais veillent aussi à maintenir la cohésion sociale à travers des techniques de solidarité que les citoyens sont toujours disposés à soutenir. L’équilibre est infiniment difficile à assurer.

Etes-vous déçue qu’autant de pays de l’Union européenne n’aient pas accepté de jouer le jeu de la solidarité et de suivre l’Allemagne ?

« L’architecture de nombreux bâtiments publics rappelle le rôle qu’a joué pendant des siècles le christianisme, pour ne pas parler de la grande visibilité des bâtiments religieux (ici, l’église royale Sainte-Marie, à Bruxelles). » © CHRISTOPHE KETELS/BELGAIMAGE

L’Allemagne a agi dans ce dossier de deux manières. D’une part, elle a montré un autre visage, qui tranche avec celui affiché lors de la crise financière. D’autre part, les autorités cherchent à utiliser à bon escient une main-d’oeuvre bienvenue pour l’Etat économiquement le plus dynamique d’Europe. Mais cela comporte une part de risque : si les nouveaux arrivants sont occupés à des salaires moindres aux dépens de travailleurs locaux, le marché du travail s’en trouvera désaxé. Chaque pays compose avec son histoire. On ne peut pas attendre de la Hongrie qu’elle réagisse comme l’Allemagne.

Assiste-t-on à l’échec des politiques d’intégration ?

De quelle intégration parle-t-on ? Il faut vraiment avoir été dans la position de membre d’une minorité problématisée pour mesurer les efforts à consentir pour participer à la société avec le risque, en définitive, de ne pas être vraiment accepté. L’intégration réside aussi dans l’appréciation que la société d’accueil exprime à l’égard de ces efforts. Majoritairement, la société ne voit pas aujourd’hui cette migration comme bénéfique. Il faut répéter vingt fois que ces communautés apportent quelque chose à la société pour se faire comprendre, et encore… N’est-on pas encore prêts à cette diversité ? Le délit de faciès retrouve toute son actualité aujourd’hui. Cela jette une ombre sur les relations sociales. On pourrait y remédier à travers un vrai dialogue. Mais où sont les plates-formes de dialogue dans nos sociétés ?

Comment progresser tout de même vers plus d’intégration ?

Comme chercheur, ce que nous pouvons offrir sont des études détaillées de thématiques ciblées qui gagnent à être mieux connues. Les anthropologues ont une longue tradition d’observation de la réalité sur le terrain, cette expérience peut s’avérer aujourd’hui très utile lorsqu’il s’agit d’appréhender les nouvelles questions – notamment juridiques – que soulève le vivre-ensemble de cultures que nous voyons se déployer aujourd’hui sous nos yeux. Trois exemples. Le premier concerne les langues minoritaires non protégées. En Flandre, la langue véhiculaire bénéficie d’une forme de protection qui interdit aux autorités publiques d’en parler une autre. Mais comment fait-on, en pratique, notamment dans les situations d’urgence ? Quand on étudie sur le terrain l’utilisation que font les administrations de la législation, on s’aperçoit que les mécanismes de protection en place ne sont plus adaptés à la nouvelle réalité. Pour ceux qui doivent l’appliquer – les fonctionnaires -, c’est le règne de la débrouille. Le deuxième exemple est la pratique de la circoncision de garçons mineurs pour des motifs religieux. L’interdiction légale dans certains pays n’arrête pas les pratiques ; celles-ci deviennent clandestines. Enfin, le troisième exemple touche à la liberté d’opinion. Les recherches empiriques démontrent que pénaliser certaines opinions minoritaires soit reste sans effet, soit provoque une réaction contraire : la personne visée se sent confortée dans ses certitudes. La pénalisation en fait des boucs émissaires. Il est très difficile de savoir si une législation aura l’impact escompté. Parfois, le législateur en est conscient, mais préfère voter une loi qui restera, fatalement, symbolique. Des lois symboliques peuvent causer beaucoup de dégâts, car elles marginalisent ceux qui se sentent visés par elles. Dans ce cas-là, on met en péril la cohésion de la société, on joue avec le feu.

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