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« La résurrection des Nations unies devient une question de survie pour les puissances occidentales »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Jean Ziegler, le baroudeur suisse de la défense des droits de l’homme parle dans Chemins d’espérance de tous ses combats, gagnés et perdus, et du rôle de l’ONU auquel il croit encore. Il sent une deuxième » révolution française » émerger au départ des pays occidentaux.

Tout en la critiquant, vous estimez que l’Organisation des Nations unies reste le cadre idéal pour faire progresser le monde. Pourquoi ?

C’est l’espérance que j’ai. En août 1941, sur le navire américain USS Augusta, Winston Churchill et Franklin D. Roosevelt, ces deux visionnaires, se promettent de vaincre le monstre nazi et de créer sur ses cendres un ordre du monde qui rendra impossible la guerre, la misère et protégera les droits de chaque être humain. Pour la première fois apparaît dans l’histoire le concept de Nations unies. L’ONU dispose de trois piliers : la sécurité est collective (si un Etat attaque un autre, le chapitre VII de la Charte donne des moyens formidables à l’Organisation pour faire plier l’agresseur, du blocus à l’intervention armée) ; la misère dans le monde doit disparaître par la coopération ; chaque être humain doit être protégé par l’ensemble des droits de l’homme, civils et politiques, économiques et sociaux, culturels.

Lequel de ces trois piliers vous paraît-il aujourd’hui le plus abouti ?

Les Nations unies incarnent le bien public universel

Quelque trois quarts de siècle après l’adoption de la Charte, il faut reconnaître que ces trois mandats sont en échec. Observez cette guerre effroyable en Syrie : il n’y a pas un corridor humanitaire qui desserre le siège des 41 villes où les habitants meurent de faim, il n’y a pas un casque bleu sur les lignes d’armistice, il n’y a pas une interdiction aérienne qui réduirait les bombardements… Regardez la misère dans le monde : toutes les 5 secondes, un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim ou de ses suites immédiates sur une planète qui, selon les Nations unies, pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’habitants. Il n’y a aucune fatalité : un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné. Voyez enfin les droits de l’homme : selon Amnesty International, 69 des 193 Etats membres de l’ONU pratiquent systématiquement la torture. Les droits de l’homme sont piétinés de la Chine au Honduras. Donc, à première vue, les Nations unies ont totalement échoué.

Et en seconde analyse, quel est votre bilan ?

L’ONU aspire à l’universalité. Elle réunit autour d’une même table les pires criminels et les démocrates ; ce qui n’était pas le cas de son ancêtre, la Société des Nations. Trois instances décisives régissent le travail de l’Organisation. L’Assemblée générale, son parlement, est totalement démocratique. Le Conseil de sécurité, son exécutif, l’est moins : il est composé de 15 membres, dont 5 dits permanents ont un droit de veto. Enfin, le Conseil des droits de l’homme est composé de 47 membres élus au prorata des continents et doit vérifier si les 193 Etats membres respectent dans leur politique nationale les 51 articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Donc, clairement, les Nations unies incarnent le bien public universel. Même si l’Organisation est souvent entravée dans son action.

Vous constatez notamment que les moyens de l’ONU sont largement inopérants face à la toute-puissance des oligarchies privées. Pourquoi ?

© JOHANNA DE TESSIÈRES/COLLECTIF HUMA

Les oligarchies du capital financier globalisé ont un pouvoir comme jamais un empereur, un roi, un pape n’en a eu sur cette planète. Pour lutter contre ce constat, l’ONU doit introduire des réformes fondamentales. Par exemple, oeuvrer à la disparition des sociétés offshore et des paradis fiscaux qui permettent au 1 % le plus riche de la population mondiale, selon les chiffres d’Oxfam, de monopoliser autant de fortune que les 99 % restants. Quatrième homme le plus fortuné sur terre, Warren Buffett est très explicite :  » La lutte des classes existe évidemment. C’est ma classe, celle des plus riches, qui en a eu l’initiative. Et nous sommes en train de la gagner.  » Cette classe veut échapper à tout contrôle, syndical, étatique, parlementaire, etc.

Voyez-vous des progrès dans la lutte contre les paradis fiscaux ?

L’histoire va dans ce sens-là. Il y a eu les Panama Papers et autres LuxLeaks. Avec l’électronisation des marchés financiers et des flux de capitaux, la transparence se fait. L’opinion publique est de plus en plus révoltée et indignée parce qu’elle se rend compte que, même en pleine crise économique, les riches ne cessent de s’enrichir. Jean-Jacques Rousseau, le grand penseur suisse, a cette phrase formidable :  » Le riche porte la loi dans sa bourse.  » Quand le citoyen ordinaire découvre que cette mince oligarchie échappe à toute obligation sociale, alors on peut dire que la conscience est en route et que le vent de la révolte se lève. On est au début d’un processus. Personne n’avait anticipé la Révolution française de 1789, même au matin de la prise de la Bastille. Aujourd’hui, les pays d’Europe occidentale sont au seuil d’une insurrection des consciences.

Pourquoi êtes-vous persuadé qu’elle va émerger dans les pays occidentaux ?

Les révoltes de la faim ne donnent rien parce qu’un affamé est trop faible pour se battre. Par contre, les habitants des démocraties peuvent profiter de la liberté de presse, de la liberté d’association, du droit de vote, du droit de grève… Une deuxième  » révolution française  » va balayer la reféodalisation du monde.

Vous dénoncez les associations bidon, créées par les Etats autoritaires ou les multinationales. Ce lobbying constitue-t-il une des principales menaces sur l’ONU ?

Les 500 sociétés transcontinentales qui, selon le rapport annuel 2015 de la Banque mondiale, contrôlent 52,8 % du produit mondial brut, échappent à tout contrôle et essaient, via des ONG bidon ou des campagnes de presse, de contrer toute initiative collective qui leur déplaît. Un exemple, le traité transatlantique négocié entre les Etats-Unis et l’Union européenne, qui créera la plus grande zone de libre-échange, veut réduire les normes de production en matière alimentaire, environnementale, financière et instaurer un tribunal privé devant lequel les multinationales pourront porter plainte contre les Etats. C’est l’exemple type d’un acte de sabotage contre les Nations. Il est minuit moins cinq. La planète est fragilisée. La misère augmente. Les guerres d’aujourd’hui ne sont plus des  » conflits lointains « . La guerre de Syrie produit des monstres qui tuent à Paris, à Bruxelles, à Londres, à Munich, à Moscou, à Boston… La résurrection des Nations unies, de l’action et de la sécurité collective, devient une question de survie pour les puissances occidentales.

Qu’avez-vous pensé du combat de la Wallonie pour aménager le traité commercial entre l’Union européenne et le Canada, le Ceta ?

Magnifique ! J’ai été interviewé à plusieurs reprises en France à l’occasion de la sortie de mon livre. A un moment ou l’autre, il a toujours fallu que le journaliste, de haut niveau évidemment, m’interpelle sur ma naïveté et mon idéalisme supposés et juge  » sidérant  » le titre Chemins d’espérance… Or, l’espérance, elle est là. Elle se traduit par le travail secret de la société civile qui s’est manifesté en Wallonie.

N’êtes-vous pas excessif quand vous écrivez que  » l’Union européenne est essentiellement une instance de clearing, de coordination et de potentialisation des intérêts des compagnies transnationales privées  » ?

L’intellectuel n’est pas un détenteur de vérité

Pas du tout. Le Traité de Rome, texte fondateur de l’Union européenne, invoquait les valeurs communes de solidarité, de justice sociale et de démocratie. Or, qu’est ce qui a été mis en oeuvre depuis soixante ans ? L’évasion et l’optimisation fiscales, l’indulgence pour les sociétés offshore, la liquidation du droit d’asile et les dénis de démocratie. Les sociétés transcontinentales dictent leur loi à la Commission européenne. C’est une trahison totale. L' » affaire Barroso  » en est une illustration complète. Quand je l’ai connu comme assistant à l’université de Genève fuyant le fascisme portugais, il était trotskiste…

La victoire de Donald Trump ou le vote en faveur du Brexit ont mis en évidence un rejet des élites. Comment analysez-vous ce phénomène, vous qui écrivez que  » l’intellectuel n’est rien par lui-même et qu’il n’accède à l’existence historique qu’en s’alliant avec les mouvements sociaux  » ?

Le mouvement qui a porté Trump au pouvoir est né d’une angoisse réelle, engendrée par le chômage et la délocalisation des industries… Il n’a pas été alimenté par les intellectuels, auxquels je me sens lié. Pour moi, c’est la société civile qui fait sens : Amnesty International, Greenpeace, Via Campesina (NDLR : mouvement international de petits paysans), Attac, le Forum social mondial… L’obsession pour tous les intellectuels est l’incarnation. A quelles conditions une idée devient-elle force sociale ? C’est très mystérieux. L’intellectuel n’est pas un détenteur de vérité. Il n’est utile que s’il est l’allié des mouvements sociaux.

Vous vous réjouissez d’avoir reçu tant d’amour que vous ne pouvez pas ne pas croire en l’oeuvre de Dieu. Radicalisme de gauche et croyance sont donc clairement compatibles ?

Totalement. Je suis un bolchévique qui croit en Dieu. Je lutte contre l’ordre cannibale du monde avec tous les instruments de la raison. Et, en même temps, je reconnais que la raison n’explique pas tout et que nous percevons une série de choses par intuition et par expérience infraconceptuelle, comme on dit en sociologie. Nos enfants, ne les aimons-nous pas comme des fous, au-delà de toute raison ? Vous voyez bien qu’il y a quelque chose en nous qui nous dépasse totalement.

Chemins d’espérance, par Jean Ziegler, Seuil, 272 p.

Bio express

1934 : Naissance le 19 avril à Thoune, en Suisse.

1967 : Elu député du Parlement fédéral suisse.

2000-2008 : Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

2005 : Publie L’Empire de la honte (Fayard).

2008 : La Haine de l’Occident (Albin Michel).

Depuis 2009 : Membre du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

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