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« La plus menaçante, est-ce la culture des immigrés ou la culture mondiale américanisée ? »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

« La vie commence à la fin de votre zone de confort » pourrait être la maxime de cet historien israélien francophile. Le peuple juif, les intellectuels français et la crispation actuelle autour de l’identité : Shlomo Sand aime bousculer les mythes. Il est l’invité de la chaire Francqui de l’université Saint-Louis à Bruxelles.

Les leçons que vous allez dispenser à l’université Saint-Louis ont pour titre générique L’histoire aujourd’hui : transformation ou crépuscule ? (1). Le travail d’historien est-il en danger ?

L’histoire en tant que discipline pédagogique a été créée au XIXe siècle avec pour fonction centrale de former à la conscience du passé des nations. Celle-ci est en grande partie accomplie. Dès lors, je ne crois pas que le travail d’historien va rester central dans l’éducation des enfants. Il va davantage relever de disciplines telles la sociologie ou l’anthropologie, à savoir un métier de recherche universitaire.

En France, certains ont privilégié l’étude du passé sous la forme d’un  » roman national idéalisé « . L’histoire court-elle de plus en plus le risque d’être manipulée par le politique ?

Cela a toujours été le cas. Sans manipulation du politique, les Européens n’auraient pas été mobilisés comme ils l’ont été pour la Première et la Seconde Guerre mondiale. Dans le contexte actuel de crainte de perte d’identité, certains cherchent à dégager une vision mythique du passé. Lors de la campagne pour la primaire de la droite en France, Nicolas Sarkozy a tenté de  » remobiliser  » les Gaulois. Mais on ne peut pas dire que cela ait vraiment fonctionné…

Comment expliquez-vous la recrudescence des débats sur l’identité en Europe ? Est-ce un danger ?

De la façon dont cela s’exprime, oui. Toute notion d’identité est problématique parce qu’elle peut être une source de malheur pour autrui. Mais, en vérité, qu’est-ce qui est le plus menaçant pour nous aujourd’hui ? La culture des immigrés ou la culture mondiale américanisée ? De surcroît, quand on craint pour son identité, c’est souvent parce qu’on n’est pas sûr de celle-ci. La notion, elle-même, est très fluide. A côté de son identité nationale, chacun de nous en porte beaucoup d’autres, liées au genre, à l’âge, à la langue…

L’Union européenne, en pensant inscrire ses racines chrétiennes dans une Constitution (avant d’y renoncer) aurait-elle eu raison d’afficher son identité sans exclure les apports extérieurs ?

L’origine chrétienne de l’Europe est une vérité historique. Sans le christianisme, l’Europe aurait été complètement différente. Mais la question est aussi politique. Je ne suis pas sûr qu’inscrire cet héritage dans une Constitution soit indispensable en regard du rôle de l’Europe dans l’extermination des Juifs au XXe siècle et dans le contexte actuel de contradictions liées à l’afflux de migrants. En l’occurrence, n’est-il pas plus important de regarder vers l’avenir que de scruter le passé ?

L’Israël contemporain ne prend-il pas une orientation inverse : la religion semble y jouer un rôle de plus en plus important ?

S’il ne s’agissait que de la religion, ce ne serait pas si grave. Le problème est qu’Israël donne de plus en plus d’importance à une identité ethnoreligieuse. A l’université, j’enseigne à des étudiants palestino-israéliens qui parlent hébreu parfois mieux que moi. Et je dois leur dire que cet Etat ne leur appartient pas alors qu’ils sont nés ici et qu’ils représentent une partie très importante de la culture israélienne d’aujourd’hui. A terme, cela sera la source d’un sérieux problème pour Israël. Un exemple. La Galilée est la région du nord d’Israël où vit une majorité (53 %) de citoyens arabes-israéliens. Imaginons que demain, elle prenne exemple sur le Kosovo et réclame de se séparer d’Israël comme les Kosovars se sont détachés de la Serbie. Si l’Etat se définit comme juif et non comme celui de tous ses citoyens, comment ne pas estimer légitime leur revendication ? Une Galilée indépendante, c’est le début de la fin d’Israël.

La séparation entre l’Etat et la synagogue est-elle illusoire en Israël ?

Shlomo Sand redoute un avenir sombre pour la nouvelle génération : le déclin du capitalisme pourrait, faute d'alternative, provoquer plus de haine.
Shlomo Sand redoute un avenir sombre pour la nouvelle génération : le déclin du capitalisme pourrait, faute d’alternative, provoquer plus de haine. © GETTY IMAGES

On peut comprendre qu’après le génocide de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat d’Israël ait privilégié l’accueil des juifs. Mais aujourd’hui, bientôt septante ans après sa naissance, qu’il continue cette politique ne me paraît pas raisonnable. Israël peut rester un refuge pour les juifs pourchassés. Mais je ne suis pas d’accord qu’il se définisse comme Etat juif alors qu’un quart de sa population est composé de non-juifs. Pourquoi Israël appartiendrait-il plus à un juif venu d’Anvers qu’à mes étudiants palestino-israéliens nés ici et dont les parents, les grands-parents et les arrière-grands-parents ont vécu ici ? C’est une injustice profonde et dangereuse.

Lors de leur première rencontre, Donald Trump et Benjamin Netanyahou n’ont pas exclu l’hypothèse d’une solution à un Etat pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Cela vous inquiète-t-il ?

Sur le principe, je ne suis pas contre une solution à un seul Etat. Mais je ne crois pas que ce soit la meilleure idée. Un Etat, deux Etats ? Tout dépend de la volonté des deux camps. Or, les Palestiniens n’ont pas exprimé jusqu’à présent le désir de vivre dans un seul Etat avec les Israéliens. De même, il n’est pas réaliste de proposer aux Israéliens de devenir à terme une minorité dans leur propre Etat. Donc, je reste toujours davantage favorable à une solution à deux Etats confédérés. On ne peut pas vivre sans les Arabes au Proche-Orient. Les propos irresponsables de Donald Trump m’inquiètent parce qu’ils peuvent conforter l’extrême droite israélienne dans sa volonté d’établir un système d’apartheid, c’est-à-dire maintenir, comme nous le faisons déjà depuis cinquante ans, une partie de la population sans aucun droit civique ou politique.

Que vous inspire la nouvelle loi sur la colonisation qui devrait permettre à Israël de s’approprier des terres palestiniennes ?

Depuis cinquante ans, Israël a installé 600 000 colons dans les territoires occupés. C’était un processus long et caché. Maintenant, il se poursuit à visage découvert parce que le gouvernement croit avoir un allié à la Maison-Blanche en la personne de Donald Trump. Avec pareil processus, il n’y a aucune perspective. Je suis très pessimiste. Car je ne vois pas dans la société israélienne de force susceptible de changer la tendance afin d’aboutir à un retrait de l’armée israélienne des territoires occupés et à la création d’un Etat palestinien. Vu la proximité de l’Europe avec le Proche-Orient, je demande à chaque Européen, soucieux de sauver Israël, d’exercer le maximum de pression sur le gouvernement israélien pour atteindre ces deux objectifs.

Vous jugez que l’antisémitisme public a significativement reculé dans le monde. Mais l’antisémitisme privé n’a-t-il pas, lui, grandement progressé en raison, notamment, de l’essor des réseaux sociaux ?

La judéophobie a disparu du discours des autorités publiques depuis cinquante à soixante ans. Mais il est vrai qu’elle n’a pas déserté les profondeurs de la culture européenne, notamment en raison de ses origines chrétiennes. Ce que l’on observe aujourd’hui sur Internet, on pouvait l’entendre auparavant dans les bistrots. Ce n’est pas trop inquiétant tant que cela ne se traduit pas en force politique. Aujourd’hui, même Marine Le Pen se garde de recourir à l’antisémitisme. Elle peut activer l’islamophobie, pas la judéophobie. Chaque attaque antisémite suscite une réplique très forte. L’islamophobie n’est malheureusement pas condamnée avec la même vigueur.

Que pensez-vous de la tournure de la campagne pour l’élection présidentielle en France ?

Il faut pouvoir proposer une riposte à Marine Le Pen, qui exprime la peur des couches populaires. Pour moi, le libéralisme d’Emmanuel Macron n’est pas la meilleure réponse, au même titre qu’Hillary Clinton n’était pas la mieux placée pour rencontrer le désarroi des électeurs de Donald Trump. Moi qui suis favorable à une gauche unie, je pense qu’une partie du malheur de la France réside dans l’état actuel de la gauche. Et la bataille des ego que se livrent Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon me désespère.

Vous affirmez que  » l’homme a créé Dieu et pas l’inverse « . Est-ce votre définition de l’athéisme ?

Oui. C’est l’histoire qui a créé l’homme et l’homme qui a créé Dieu, à sa propre image. Il a projeté dans Dieu sa volonté qui, parfois, exclut les autres.

Dans Crépuscule de l’histoire, vous dites avoir depuis longtemps abandonné la croyance en un progrès historique inéluctable. Nos enfants sont-ils voués à vivre moins bien que nous ?

Mes parents ont vécu une époque très difficile pendant la Seconde Guerre mondiale. Moi, je vis beaucoup mieux qu’eux. Pour le moment, mes enfants vivent encore mieux que moi. Mais je redoute que cela ne dure pas. Un exemple, ils ne seront pas en mesure d’acquérir un appartement en Israël étant donné la hausse des prix de l’immobilier. C’est très inquiétant. Jusqu’à présent, les alternatives au capitalisme ne sont pas meilleures. Or, son déclin a d’importantes conséquences. L’Etat-providence régresse. Certains vivent dans des conditions de plus en plus difficiles. Et je crains que le monde produise plus de haine. C’est la raison pour laquelle j’écris des livres, avec des motivations idéologiques. Oui, je suis un moraliste.

(1) Chaire Francqui, leçon inaugurale le 15 mars, leçons les 17, 20, 22 et 24 mars. Réservation : 02/211 78 11, info@usaintlouis.be

Bio Express

10 septembre 1946 : Naissance à Linz (Autriche).

1985 : Devient professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv.

2008 : Publie Comment le peuple juif fut inventé (Fayard) où il conteste le récit traditionnel de ses origines.

2013 :Comment j’ai cessé d’être juif (Fayard).

2015 :Crépuscule de l’histoire (Flammarion).

2016 :La fin de l’intellectuel français ? (La Découverte).

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