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« La parole subversive n’est plus à gauche »

Le Vif

Dans un ouvrage aussi dépassionné que passionnant, Pascal Durand et Sarah Sindaco, universitaires liégeois, tentent de décrypter cliniquement le discours des Finkielkraut, Zemmour, Houellebecq… Un sujet éminemment polémique.

Le Vif/L’Express : En lisant votre livre (1), on se rend compte à quel point l’appréhension du phénomène néoréactionnaire est complexe, tant il tient à la diversité et à la singularité des personnalités… Comment aborder de si grands écarts dans une telle nébuleuse ?

Pascal Durand :Nous avons choisi d’aborder les représentants de cette nébuleuse comme autant de représentants d’un discours, avec ses lieux communs, et d’une posture très globale, qui relèvent l’un et l’autre de la parole pamphlétaire. Tous se présentent en porteurs d’une vérité qui aveuglerait si elle n’était masquée par les illusions et falsifications sédatives de ce qu’ils appellent – avec un même taux de redondance et de clichés que le discours conformiste qu’ils pourfendent – le  » politiquement correct  » ou la  » police de la pensée « .

Ces  » esprits libres  » ne cessent de critiquer l’égalitarisme, le  » droit-de-l’hommisme  » ou le métissage… Mais brisent-ils au fond des tabous, en récupérant ces sujets ?

Sarah Sindaco : Le coup de force de ces personnalités a été d’imposer le sentiment que la parole subversive n’est plus à gauche. Elles ont en effet imposé l’idée qu’elles sont désormais les seules en France à  » ruer dans les brancards « , alors que leur discours n’a rien de révolutionnaire. C’est ce que nous avons appelé la  » transgression conservatrice « . Par ailleurs, en France, depuis la fin de la présidence de Jacques Chirac, on a vu dans le discours de la droite politique le retour de thèmes auxquels le gaullisme et son héritage avaient jusque-là fait barrage en les dotant d’un contenu positif, synonyme d’ouverture :  » une certaine idée de la France  » qui n’était pas obsession de l’identité nationale, une souveraineté qui ne signifiait pas un repli sur soi, une vision universaliste et forte de la République qui lui permettait d’être généreuse plutôt que crispée sur la défense de ses valeurs prétendument menacées…

Chez les néoréactionnaires, la cible, c’est la gauche…

S. Si. : La gauche et principalement la gauche de gouvernement – dont les positions seraient en outre relayées par les médias  » officiels  » et constitueraient le discours dominant. Pour ceux qui ne font pas mystère de leur appartenance à la droite, c’est Mai 68 et ses conséquences socioculturelles qui cristallisent les critiques ; quant aux acteurs issus de la gauche, et dont certains continuent de se revendiquer de gauche – d’une gauche  » authentique « ,  » des origines  » – ce sont les années mitterrandiennes, en particulier le tournant de la rigueur comme conversion à la realpolitik libérale, qui incarnent le moment de la rupture. Ces choix alimentent la rancoeur des déçus de la gauche et permettent à la droite de durcir son discours.

D’autant que ces néoréactionnaires arrivent à mettre à l’agenda médiatique leurs sujets de prédilection, comme la défense de l’identité, le refus de la montée en puissance de l’islam, l’obsession de l’école…

P. Du. : Les thèmes obsédants qu’ils mobilisent, sur fond de pathos décliniste et de désenchantement démocratique, tendent la plupart du temps à exercer un effet de  » censure invisible  » sur les sujets qui devraient être effectivement débattus avec un peu plus de sérieux et de vraie pugnacité. S’il s’agissait véritablement de monter à l’assaut de l’idéologie dominante, mieux vaudrait se saisir de la question des inégalités, de la crise économique, du chômage. Au fond, leur discours n’est guère qu’une sophistication de propos de café du commerce, une esthétisation de la rubrique des faits divers. La transgression dont ils font parade reste, par-là, assez inoffensive et l’on peut penser qu’elle contribue à conforter, autrement, le conservatisme de droite sous ses différentes formes ou les reniements politiques de la gauche de gouvernement.

Houellebecq, Finkielkraut, Bruckner, ce sont aussi autant de figures qui relèvent d’une grande ambiguïté. Tous d’ailleurs refuseront aimablement (ou pas) l’étiquette néoréactionnaire…

S. Si. : Tous ne refusent pas cette étiquette ; au contraire, certains – parmi ceux dont l’appartenance à la droite est depuis longtemps franchement assumée – la revendiquent. Sinon, l’ambiguïté fait partie intégrante du discours  » néoréactionnaire « . Elle est liée au clivage gauche-droite : la plupart de ces personnalités refusent de se situer par rapport à une opposition qu’elles jugent totalement dépassée, refus qui se traduit par un rejet net des partis. Cette ambiguïté est plus soulignée du côté des  » hommes de lettres  » car les horizons idéologiques et les traditions littéraires dans lesquels ils s’inscrivent sont pluriels et représentés par de grandes figures du retournement idéologique : la tradition antimoderne, la lignée des grands réfractaires, les  » non-conformistes  » des années 1930, la génération des  » Hussards « .

La diversité des profils néoréactionnaires ne fait que s’agrandir, tant le show médiatique offre à ce phénomène de nouvelles figures, pensons à Michel Onfray. Comment expliquez-vous cette  » tentacularisation  » du discours néoréactionnaire dans le débat public ?

P. Du. : Bons clients des talk-shows ou chroniqueurs attitrés faisant office de snipers, les  » nouveaux réactionnaires  » évoluent comme des poissons dans l’eau d’un bain télévisuel mêlant divertissement et information et qui, pris en relais par les réseaux sociaux et sites de partage de vidéos en ligne, marche de plus en plus à la provocation, au  » clash « , à la surenchère. Dans le système de  » fausse alerte permanente  » que Nietzsche voyait déjà en germe dans la presse de son temps, l’important n’est pas de frapper juste mais de frapper fort.

Vous situez également ce phénomène dans un cadre essentiellement franco-français. Comment expliquez-vous qu’en Belgique francophone, il n’y ait pas un réel courant néoréactionnaire ?

S. Si. : D’abord, la Belgique n’est en rien une  » nation littéraire  » comme on a pu qualifier la France. Cela signifie que la place de la littérature, le rôle spécifique dévolu à l’intellectuel ou la tradition du débat n’ont pas d’équivalents chez nous. Si l’on peut rencontrer quelques intellectuels belges ayant des accointances avec la nébuleuse  » néoréactionnaire « , c’est sur la scène médiatique française qu’ils se font entendre. Ils ne reçoivent pas de véritable écho dans nos médias.

P. Du. : C’est sans doute, pour une part, que la concentration des appareils médiatiques et éditoriaux est moins grande en Wallonie et à Bruxelles et que notre rapport au discours, à l’éloquence, à la joute verbale, plus embarrassé qu’à Paris, porte à une plus grande modération dans l’ordre des passions intellectuelles. Ajoutons que dans un Etat qui se disloque, mais sans grande base nationale, on n’est guère porté à la rumination du  » déclin  » et au pathos catastrophiste dont se nourrissent si volontiers, en France, tant de représentants dudit courant  » néoréactionnaire « .

(1) Le discours  » néoréactionnaire « . Transgressions conservatrices, sous la direction de Pascal Durand et Sarah Sindaco, CNRS Editions, 361 p.

Entretien : Pierre Jassogne

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