La guerre menée en Irak en 2003 par George W. Bush est à l'image des conflits dans lesquels les Américains se sont engagés : ils ont tous une dimension religieuse. © Reuters

« La notion de guerre juste est profondément chrétienne »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

C’est la guerre que lança George W. Bush contre l’Irak qui inspira à Philippe Buc l’idée d’étudier l’influence de la théologie chrétienne sur des siècles de conflits. A raison. Son livre Guerre sainte, martyre et terreur explique comment des idéaux proclamés sont utilisés pour justifier la violence.

Les violences chrétiennes peuvent-elles être classées en trois types : les guerres contre les païens, les croisades contre les musulmans et les conflits inter-chrétiens ?

Les deux premières catégories sont du même ordre. A partir du xie siècle finissant, les principaux ennemis sont les musulmans, d’abord en Terre sainte, et puis, dans l’Empire ottoman. Mais les guerres qui concernent le plus les opinions sont celles entre chrétiens. Parce qu’ils nous ressemblent, les hérétiques sont en effet beaucoup plus dangereux. Dans les guerres de religion des xvie et xviie siècles, l’ennemi est le faux frère qui corrompt le christianisme à cause de ses vices. Il y a donc souvent une corrélation entre la guerre sainte et la réforme. On ne pourra gagner que si le front intérieur est propre. Sinon, le danger existe que Dieu punisse les siens.

Faut-il dès lors apparaître comme exemplaire ?

Oui, il faut être un modèle. Si on l’est, dans le cas des croisades notamment, non seulement on pourra convertir les musulmans par l’épée mais aussi par l’exemple. L’illusion prévaut que le beau croisé bien propre va impressionner les musulmans.

Toutes les guerres engagées par les Américains depuis la guerre d’Angleterre en 1812 ont d’une certaine façon une dimension religieuse. Comment expliquer cette constante ?

Cette constante hantait déjà la guerre d’indépendance américaine (1775 – 1783) puisque les colonies de l’Amérique du nord-est ont aussi utilisé ce mode de pensée dans leur lutte contre les Britanniques. L’Amérique puritaine d’alors est placée au coeur de la lutte contre l’Antéchrist. Le nouveau monde est à la fois une Terre promise mais aussi un endroit à conquérir. Lors de la guerre de Sécession ou guerre civile américaine (1861 – 1865), les lettres des soldats publiées dans les journaux du nord comme du sud montrent combien le conflit est aussi une guerre sainte. Les deux camps sont convaincus que l’autre est hérétique.

Philippe Buc.
Philippe Buc.© RENAUD CALLEBAUT

Un des exemples les plus spectaculaires de cette propension n’est-il pas la guerre que George W. Bush a menée au Moyen-Orient ?

Les fluctuations américaines dans le domaine ont beaucoup à voir avec la valse-hésitation propre au christianisme entre l’engagement militant et la retraite à l’intérieur d’une cité de Dieu isolationniste et pure. Deux tendances s’opposent au Moyen Age quand le monde est considéré comme impur. Soit le moine reste confiné dans son monastère, érige des murs et oeuvre à sa propre pureté en espérant que son exemple convertira les laïcs à une vie meilleure, soit il sort de son monastère, se donne une mission, met en lumière les vices de ses semblables, et essaie de convertir la société par la force. C’est ainsi qu’agissent les réformateurs du xie siècle. Ils décident de mener un coup d’Etat et de réformer l’Eglise. On passe de l’isolationnisme à l’activisme. L’Amérique, c’est la même chose. Tantôt elle se considère comme la cité sur la colline dont l’influence va rayonner sans qu’elle ait besoin de faire quoi que ce soit. Tantôt, par sursaut optimiste ou pour prévenir une crise à venir, un président des Etats-Unis décrète que  » maintenant, il faut frapper « . A la version religieuse de cette conception, répond une version sécularisée.

La notion de  » guerre juste  » découle-t-elle de cette réflexion et est-ce une spécificité chrétienne ?

La guerre juste est menée au nom de valeurs et doit être conduite sans mauvaises pratiques. C’est profondément chrétien. S’il y a vice, c’est une guerre satanique qui ne mènera pas à la rédemption et au bien. Cette réflexion traverse l’histoire de l’Occident jusqu’à la promulgation des Conventions de Genève. Y a-t-il un équivalent de la guerre juste dans les autres religions ? Cette notion n’apparaît pas dans l’islam. Mais dès les débuts de cette religion, une réflexion est lancée sur ce qui est autorisé et sur ce qui ne l’est pas dans la guerre, notamment à l’égard des non-musulmans. En ce sens, l’islam est plus précoce que la chrétienté.

Vous parlez aussi de la tradition pacifiste de la théologie chrétienne. Tout votre livre semble pourtant contredire cette dimension…

On entend en effet les clercs parler plus de guerre que de paix. Et s’ils évoquent la paix, c’est la paix qui viendra. Dans la conception chrétienne, à une bonne guerre succède une bonne paix, qui va durer jusque dans l’éternité. Le pacifisme chrétien a été surévalué dans l’histoire, phénoménologiquement parlant. Ainsi, les martyrs chrétiens peuvent être extrêmement agressifs. Certes, ils ne se font pas exploser dans les arènes mais ils promettent aux païens qui ne se convertiraient pas de brûler en enfer. Mais dans d’autres cultures, cet idéal de paix n’existe pas au niveau du divin.

Les Américains ont occulté la dimension sociale des messages d’Oussama Ben Laden

L’idée de martyre a-t-elle la même signification dans la chrétienté que dans l’islamisme ?

Je ne suis pas un spécialiste des islams contemporains et, en outre, il est très dangereux de simplifier une tradition qui n’est pas centralisée. L’islam n’a pas connu le processus d’homogénéisation produit par l’autorité d’une Eglise avec une papauté. Quand, après les attentats du 11-Septembre, j’ai lu le fameux testament de Mohammed Atta, le leader du groupe des terroristes, j’ai de suite observé que, dans l’esprit, il ressemble énormément à la Passion de Perpétue et Félicité, un texte authentique de martyrs chrétiens produit en 202 après Jésus-Christ à Carthage : le même désir de pureté, le même choix radical à poser entre le bien et le mal. Et dans le martyre musulman apparaît aussi la notion de justice.

Vous rappelez que le devoir de résistance est au coeur de la tradition politique de l’Occident. A cette aune, ne peut-on pas dire que les djihadistes sont, en fait, très imprégnés de l’idéologie occidentale ?

Il y a certainement eu, au xxe siècle, des contaminations latérales. Le travail reste à mener pour comprendre ce que les Frères musulmans ont emprunté à qui. S’agit-il plus d’une réappropriation ou plus d’une tradition ? Les religions politiques de l’Occident, le bolchevisme, le fascisme, la laïcité… ont certainement eu une influence. Or, elles sont des formes sécularisées de la théologie chrétienne. Le devoir de résistance intellectuel est, il est vrai, assez ancré dans la tradition chrétienne même s’il est contrecarré par le discours qui veut que seul un magistrat peut se lever contre un prince. En définitive, l’idée qu’en cas d’urgence, tout chrétien doit oeuvrer pour le bien est assez bien représentée. En islam, il y a cette notion de devoir collectif ou individuel. Si on n’arrive pas à lever une armée, alors tous les musulmans doivent spontanément aller à la frontière pour la défense de la communauté. La situation actuelle n’est pas similaire : on est confronté à un individualisme radical, terroriste, issu de l’islam politique, à partir duquel chacun pense avoir le droit de décréter où est le front, quelle est l’urgence, etc. Peut-être les djihadistes ont-ils effectivement été influencés par l’individualisme occidental…

© ANJA NIEDRINGHAUS/ISOPIX

Faire la guerre pour apporter à d’autres la liberté, est-ce une spécificité chrétienne ?

Non. Cet objectif est hérité du christianisme et de la religion musulmane puisque la notion de liberté est aussi présente dans l’islam classique. Fondamentalement, la liberté chrétienne est celle de trouver Dieu et de vivre selon sa volonté ; ce n’est pas la liberté de faire n’importe quoi. Et l’islam est un programme de sujétion à Dieu pour éviter d’être l’esclave d’idoles. Les deux traditions se ressemblent fortement. Etudiant à l’université de Californie à Berkeley, je me souviens avoir entendu un Black muslim prêcher avec un charisme fou et évoquer l’esclavage que, selon lui, représentait le capitalisme. Oussama Ben Laden pensait de la même façon. Mais les Américains ont occulté pratiquement systématiquement dans les fatwas qu’il édictait la part où il critiquait l’Amérique comme société injuste, capitaliste, esclavagiste et colonialiste… Ils n’en retenaient que le discours religieux qui, évidemment, pouvait paraître complètement cinglé et fanatique. Je ne dis pas du bien de Ben Laden. Je l’aurais moi-même tué s’il avait été au bout de mon fusil après le 11-Septembre. Mais il est simplificateur de dire que ses partisans sont juste des fous de dieu et n’ont aucun projet de justice et de société. Ils en ont un. Et c’est pour cela qu’ils sont dangereux et qu’ils mobilisent nos jeunes gens en Belgique comme en France.

Sous la pression de l’islam radical, la chrétienté ne va-t-elle pas avoir tendance à redevenir combattante ?

Les chrétientés protestante et catholique d’Europe occidentale – que je distingue de la chrétienté américaine, qui peut être combattante – ont été tellement marquées par l’Holocauste que je ne pense pas que le djihadisme actuel puisse vraiment infléchir le discours des Eglises. En revanche, l’orthodoxie semble avoir une trajectoire différente. Elle qui ne portait pas la guerre sainte au Moyen Age s’accommode aujourd’hui d’un militantisme plus virulent. C’est un paradoxe. L’histoire des religions suit parfois des trajectoires bizarres : de grandes continuités cohabitent avec de grandes ruptures.

Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident, par Philippe Buc, éd. Gallimard, 560 p.

Bio Express

1961 : Naissance à Paris.

1990 : Professeur à l’université de Stanford, aux Etats-Unis.

2011 : Professeur d’histoire médiévale à l’université de Vienne, en Autriche.

2011 : Publie L’Empreinte du Moyen Age : la guerre sainte (éd. universitaires d’Avignon).

2015 : Publie en anglais Guerre sainte, martyre et terreur, traduit en français chez Gallimard.

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