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La Nobel Week de François Englert

Le Vif

Derrière les enjeux énormes de la prestigieuse institution suédoise se cache une machine bien rôdée. Reportage sur les coulisses du Nobel à l’heure où le lauréat belge de physique se prépare, ce 10 décembre, à emboîter le pas de ses illustres prédécesseurs.

Stockholm, jour J moins quelques poussières. Une lumière aveuglante d’hiver nordique rase l’hôtel de ville de style national romantique qui se prépare à accueillir le fameux banquet des Nobel. Une poignée de touristes se rassemble pour la visite de l’un des hauts lieux de la capitale suédoise. « C’est la basse saison, confie Eleonor, guide accréditée par la ville. L’été, il m’arrive d’avoir 50 personnes dans mon groupe ! » Toutes venues là pour admirer le hall bleu où se tient chaque 10 décembre le plus grand événement de l’année pour les Suédois, suivi en live par quelque 1,2 million de téléspectateurs.

Un petit sourire en coin, Eleonor prie d’excuser les échafaudages installés devant les hautes fenêtres donnant sur le lac Mälar. Même si la cérémonie se passera dans le noir de la nuit, à la veille de recevoir les esprits les plus éclairés de la planète, le mot d’ordre est l’excellence. Deux employés nettoient et lustrent donc tout sans relâche depuis la mi-novembre. Du haut du grand escalier de marbre qu’emprunteront les hôtes de marque de la soirée des Nobel, un touriste français, l’appareil photo au poing, crie à sa femme : « Fais comme on nous a dit : regarde l’étoile au mur pour marcher comme une reine ! » Le prestige du Nobel fait plus que jamais recette, comme le montrent les cartes, médailles en chocolat et articles de table de luxe, identiques à ceux utilisés pour le banquet, proposés à la sortie.

Veiller à chaque détail

Alors que le gratin de la société suédoise passe en revue ses tenues chics, François Englert, comme tous les autres lauréats de cette année, est attendu avec fébrilité pour une infinité de personnes impliquées de près ou de loin par sa présence à Stockholm. Celle-ci (du 5 au 12 décembre) est réglée comme du papier à musique. « Il recevra d’ailleurs à son arrivée à l’aéroport un petit carnet reprenant son emploi du temps tel que nous l’avons défini avec lui », explique Annika Pontikis, responsable des relations publiques de la Fondation Nobel aux commandes de la fameuse semaine des Nobel.

Pour faciliter son séjour, ainsi que celui de sa femme, les Affaires étrangères suédoises ont mis à sa disposition une attachée personnelle avec qui il est en relation étroite depuis plusieurs semaines via le téléphone et Skype. « Mon travail consiste à l’assister dans tous les détails de son séjour », précise Helena Storm, chargée de mission.

Déplacements, visites professionnelles ou privées, mais aussi dress code. « Les différents lieux où il se rendra imposent des règles vestimentaires particulières. Cela peut paraître accessoire, mais c’est un point qui doit être réglé pour ne pas avoir à se poser de questions de dernière minute et profiter pleinement du moment présent. » Conformément à ce qui est prévu par la Fondation Nobel, qui offre la possibilité à chaque « nobelisé » d’être accompagné de quatorze hôtes, le lauréat belge savourera la reconnaissance de son oeuvre en compagnie de proches, dont ses quatre filles et le professeur Jean-Marie Frère, de l’ULB. « Le choix des personnes que le lauréat peut amener avec lui est souvent l’une des tâches les plus difficiles auxquelles il est confronté dans la préparation de cette semaine à Stockholm, relève Annika Pontikis. Certains, tels que François Englert, ont une grande famille, ainsi que des collègues et amis avec lesquels ils voudraient partager ce moment de leur vie. »

Le Grand Hôtel depuis 1901

Comme de coutume, depuis plus d’un siècle, le mythique Grand Hôtel aura l’honneur d’héberger les lauréats du Nobel et les membres de leur entourage qui le souhaitent. 150 chambres ont été réservées pour l’édition 2013 de ce qu’on appelle ici la « Nobel Week ». Le lien tissé avec l’institution suédoise est très intime. Des débuts, en 1901, de la célébration de ce prix jusqu’en 1929, le fameux banquet avait lieu in situ dans la salle des miroirs, copiée sur la galerie des glaces de Versailles. « On installait traditionnellement les personnes les moins importantes en dessous de ce lustre de cristal qui pèse plus d’une tonne », sourit Madeleine Barck, manager du cinq-étoiles. « A l’époque, seuls les hommes étaient acceptés », ajoute-t-elle.

Aujourd’hui, l’espace est loué aux businessmen, aux ambassades, aux créateurs de mode pour des défilés spectaculaires ou encore aux familles fortunées pour des mariages prestigieux. Les plus belles suites de l’établissement, avec vue sur le palais royal, sont réservées aux douze lauréats. La suite Nobel aux murs décorés de « photos de classe » des prédécesseurs est habituellement dévolue au prix de littérature. Quelques jours avant la date, l’inconnue subsiste toujours sur le nom de l’heureux bénéficiaire de celle-ci attendu que la lauréate de cette année ne peut faire le voyage jusque Stockholm. Alors que son hôtel s’apprête à être sous les feux de la rampe, Madeleine Barck garde la tête froide. « Nous accueillons chaque semaine des clients importants (NDLR : Barack Obama a logé au Grand Hôtel en septembre dernier), relativise-t-elle. Notre département de sécurité veille à ce que tout se passe bien. » Les vrais défis de la manager sont plutôt d’ordre pratique : accueillir les lauréats en fonction de leurs préférences et de leurs besoins, car certains d’entre eux sont d’un âge avancé. Et faire en sorte que les coiffures et les maquillages, assurés par l’équipe du spa, le soient selon le timing requis. « Nous essayons de faire en sorte que, durant cette semaine, ils se sentent comme des rois et des reines », résume-t-elle avec élégance.

Un agenda de ministre

C’est au musée Nobel, ouvert en 2001, dans la vieille ville, que tout commence officiellement. Le matin du 6 décembre, les 12 lauréats du prix Nobel se retrouvent dans le cercle des élus, à l’entrée, marqué de la médaille à l’effigie d’Alfred Nobel. Un pilier pour chaque discipline récompensée recouverte d’un voile les attend. Les prix Nobel, qui ne se sont bien souvent jamais rencontrés auparavant, font connaissance. Ils visionnent un petit film qui leur explique comment recevoir le prix des mains du roi de Suède. Les enfants ou petits-enfants qui les accompagnent parfois sont pris en charge par l’équipe éducative du musée dans la salle des bulles, le coin kids, où défilent d’ordinaire les familles et les écoles suédoises.

« Rien n’est vraiment planifié, commente Gustav Källstrand, curateur au musée Nobel. Les lauréats veulent plutôt se rassurer et savoir comment les choses vont se passer en discutant avec les membres de la Fondation Nobel présents sur place. » Une sorte de tradition s’est tout de même installée : les Nobel signent une chaise du café pour laisser une trace de leur passage. « Nous leur demandons aussi de nous léguer une chose qui les a inspirés dans leurs découvertes, explique Gustav Källstrand. La romancière allemande Herta Müller, prix de littérature 2009, nous a ainsi laissé les ciseaux à ongles qui l’accompagnent toujours avec lesquels elle découpe les mots et les phrases qu’elle aime dans la presse pour créer de nouvelles combinaisons. »

Ce qui attend les lauréats au cours des jours suivants relève d’un véritable agenda de ministre même si chacun est, dans une certaine mesure, libre de composer son programme comme il l’entend. « La seule obligation mentionnée dans les statuts de la Fondation est que le lauréat donne une conférence sur le sujet pour lequel le prix lui a été attribué », précise Annika Pontikis.

François Englert est donc espéré à l’Université de Stockholm le 8 décembre, à 9 heures, pour un exposé de trente minutes auquel on prédit un grand succès de foule. L’accès à celle-ci est libre et gratuit. La Fondation Nobel se charge, entre autres, de centraliser toutes les invitations que reçoit inévitablement le nouveau Nobel : visites d’écoles, d’institutions académiques, repas, interviews… « Les lauréats ont souvent un programme très serré avec des sollicitations permanentes venant s’ajouter à une forte tension et à une fatigue, a pu constater Peter Thomason, responsable clientèle du service de limousines Freys en charge du transport des Nobel depuis 1906. Certains m’ont même confié que le seul moment où ils pouvaient se détendre était avec nous. » C’est à ces hommes de l’ombre que revient la tâche de véhiculer les lauréats partout dans la ville et parfois même au-delà comme pour ce Nobel sportif qui demanda à aller faire du cross country skiing en banlieue. « Transferts, chaussures, skis… nous nous sommes occupés de tout », se souvient avec amusement Peter.

Le menu, un secret d’Etat

La remise du prix des mains du roi à la salle des concerts de Stockholm, qui aura lieu le 10 décembre, à 16 h 30, est sans doute le moment le plus chargé en émotion qu’il est donné de vivre aux lauréats. La cérémonie est retransmise en direct à la télévision et broadcastée aux quatre coins du monde. Mais c’est surtout le banquet à l’hôtel de ville, débutant à 19 heures, qui retient l’attention des Suédois. Nombreux sont ceux qui, pendant plus de trois heures, vont suivre la soirée en direct de leur salon.

Certains sortant pour l’occasion une bouteille de champagne ou même s’habillant de façon plus chic que d’ordinaire. Etre invité au banquet des Nobel est un honneur, voire une consécration, réservée à ceux qui ont un lien avec les lauréats ou les institutions académiques qui les ont élus. « C’est la Fondation Nobel qui invite, on ne s’invite pas, note Madame l’Ambassadeur de Belgique à Stockholm Francine Chainaye qui, cette année, figurera à la table d’honneur. Elle est soucieuse de préserver son indépendance dans le but de mettre au centre des festivités les lauréats et leur apport à l’humanité. » Longtemps avant la date, les spéculations fleurissent dans la presse suédoise quant au menu qui sera servi aux quelque 1 200 invités. Pour la seconde fois d’affilée, le chef Andreas Hedlund s’est vu attribuer la responsabilité du festin. Le secret d’Etat est précieusement gardé. « Même ma femme ignore ce que ce sera, plaisante-t-il lorsqu’on le cuisine un peu. Nous privilégions une approche française, mais avec une touche scandinave particulièrement en ce qui concerne la présentation qui, cette année, sera très raffinée », explique-t-il.

Le chef, qui officie aussi dans les caves du restaurant de l’hôtel de ville (où l’on peut, moyennant 1 500 couronnes (168 euros), s’offrir le menu de l’année précédente), a l’habitude des grands banquets. Il a notamment derrière lui les mariages des princesses Victoria et Madeleine. 445 personnes en cuisine, environ 270 pour le service, la logistique de l’événement de l’année ne se contente pas d’à-peu-près. Il n’en reste pas moins que la mission première d’amener à chaque convive son plat à temps dans les conditions de qualité requises est à elle seule anxiogène. « L’hiver et l’inévitable humidité présente dans un vieux bâtiment compliquent les choses », confesse le chef. Il faut compter de 10 à 15 minutes entre le moment où le plat est mis dans le monte-charge et celui où il est à table. Avec la petite difficulté supplémentaire que seules 3 minutes peuvent s’écouler entre le moment où le roi et ses hôtes sont servis. Un vrai tour de force. Alors que le glamour éclipse ou sublime le talent, la vraie question du moment est de savoir en quoi consistera le dessert. « Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’appellera ‘Dans la tête d’Alfred Nobel’ et qu’il sera spectaculaire ! » dévoile le chef aux doigts d’or.

Par Muriel Françoise, correspondante à Stockholm

Pour une mine d’informations (en anglais) sur le prix Nobel et les cérémonies qui l’accompagnent : www.nobelprize.org

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