© JEAN-LUC BERTINI

« La misogynie et la répression ont les mêmes racines, qui plongent dans la culture patriarcale »

Christian Makarian

Première Iranienne présidente d’un tribunal de grande instance, Shirin Ebadi a payé au prix fort sa résistance et son courage. Dans son autobiographie, Pour être enfin libre, la prix Nobel de la paix 2003, aujourd’hui exilée à Londres, retrace son itinéraire et réaffirme ses espérances.

Dans votre livre, vous évoquez l’amertume et l’isolement qu’engendre l’exil. Mais vous décrivez également votre incroyable activisme en faveur des droits humains en Iran. Comment poursuivez-vous le combat ?

Jusqu’en 2009, je me trouvais en Iran, où j’étais très active, j’ai notamment créé plusieurs ONG. C’est en raison de ce militantisme que mon bureau a été fermé, que mes collaborateurs ont été emprisonnés (certains d’entre eux sont toujours derrière les barreaux) et que j’ai été forcée à l’exil. C’est un combat continu, il faut le poursuivre sans relâche. Il y a deux semaines, ma proche collaboratrice Narguesse Mohammadi, journaliste et vice-présidente du Centre des défenseurs des droits humains en Iran, a été condamnée en appel à seize ans de prison. Elle est incarcérée à Téhéran en compagnie d’une trentaine d’autres féministes. Les autorités pensaient qu’en enfermant Narguesse elles la feraient taire et mettraient fin à ses activités. Or elle a réussi depuis sa cellule à déclencher une campagne extrêmement productive de  » défense des mères prisonnières « . Pourquoi est-ce si important ? Parce que les hommes qui sont emprisonnés en Iran ont à leur disposition une carte téléphonique et ont le droit d’appeler leurs proches une fois par semaine. Ce droit était refusé aux femmes emprisonnées pour des délits d’opinion, y compris aux mères de famille – c’est le cas de Narguesse, qui a deux enfants d’une dizaine d’années. Narguesse a réussi à mener à bien son combat : les femmes ont maintenant le droit de téléphoner à leurs proches dans les mêmes conditions que les hommes.

Lorsque vous regardez le chemin parcouru par la République islamique depuis la révolution, en 1979, quelle est votre impression dominante en tant que femme ?

Avant 1979, à défaut de libertés politiques, nous avions au moins des libertés individuelles. En tant que femmes, on peut dire que notre situation était globalement meilleure. En tout cas, nous n’étions pas ciblées en raison de notre sexe comme nous le sommes depuis la chute du shah. Mais une révolution n’arrive jamais par hasard : il y avait sûrement des mécontentements suffisamment graves et profonds pour que le peuple se soulève.

Comment expliquez-vous que les femmes restent si engagées, malgré la répression qu’elles subissent, dans la lutte contre le régime en place ?

Le Guide suprême interdit le vélo aux Iraniennes ? Nombre d'entre elles se filment en train de rouler.
Le Guide suprême interdit le vélo aux Iraniennes ? Nombre d’entre elles se filment en train de rouler.© DR

Depuis les tout débuts de la République islamique, les femmes n’ont jamais cessé de protester contre le sort discriminatoire qui leur est fait. Ces protestations ont pris toutes sortes de formes au fil des ans. Au début des années 1980, alors qu’une liberté relative subsistait, les femmes recouraient beaucoup à l’écriture et s’exprimaient pour protester ; cela leur a valu progressivement des peines de prison de plus en plus lourdes. La protestation a donc dû changer de nature ; on a organisé la campagne du  » million de signatures », des rassemblements publics, et puis la célébration de la Journée internationale de la femme, le 8 mars. Cette célébration est totalement interdite par le gouvernement, qui considère que c’est une coutume purement occidentale ; tandis que, pour les intellectuelles iraniennes, cette journée est un moyen de rejeter le régime. Enfin, on assiste depuis peu à des manifestations à vélo, puisque le Guide suprême (l’ayatollah Khamenei) vient de décréter que l’islam interdisait la bicyclette aux femmes… Mères de famille ou célibataires, des Iraniennes se filment elles-mêmes en train de faire du vélo, puis elles diffusent les vidéos sur les réseaux sociaux.

Pourquoi le régime se crispe-t-il de plus en plus sur le sort à réserver aux femmes ?

La société civile iranienne a un niveau de culture bien plus élevé que la classe qui prétend la diriger »

C’est tout à fait compréhensible. La misogynie et la répression ont les mêmes racines, qui plongent dans la culture patriarcale. Je ne parle pas de l’homme en tant que sexe, mais d’une tradition qui est fondée sur l’inégalité entre les êtres humains. Cela se manifeste, sur le plan familial, par des règles de vie totalement misogynes et, sur le plan politique, par une pratique ancienne de la coercition. Si on s’intéresse aux cultures misogynes de façon générale, on s’aperçoit qu’elles vont très rarement de pair avec des démocraties.

Quelle est cette structure patriarcale spécifique à l’Iran qui a trouvé avec les mollahs une sorte de sommet grâce à l’habillage de la religion ?

C’est très ancien. Sous le shah, tout comme aujourd’hui, les femmes n’avaient pas le droit de voyager sans l’autorisation de leur mari. Ce qui a donné lieu à des situations absurdes. Alors que le shah venait de nommer la première femme ambassadrice d’Iran, cette dernière devait demander à son mari si elle pouvait voyager… Sous le shah aussi, une femme qui recevait un héritage se voyait attribuer la moitié de la part d’un homme, exactement comme aujourd’hui. La révolution islamique n’a fait qu’accentuer cette culture. Mais il est important d’ajouter un point essentiel : les élites actuelles, issues de la révolution de 1979, insistent de façon obsessionnelle, presque vitale, sur le nécessaire asservissement des femmes. Or, au sein du peuple, il en va très différemment : les femmes tiennent désormais un rang quasi égal à celui des hommes dans la vie quotidienne. La société civile iranienne a un niveau de culture bien plus élevé que celui de la classe qui prétend la diriger. Le décalage entre ces deux approches culturelles explique pourquoi la condition de la femme est au centre de tant de tensions. Regardez l’Arabie saoudite : la situation des femmes y est bien pire qu’en Iran ; or on y constate beaucoup moins de tensions, car il n’y a pas de décalage entre la classe dirigeante et la société sur la place qui revient à la femme.

L’Iran est, à maints égards, un pays plus moderne que le reste du Moyen-Orient, par son taux d’alphabétisation, ses ingénieurs, sa médecine… Or il est toujours

le plus répressif contre les femmes…

Le gouvernement est plus arriéré que le peuple, ce qui suscite des réactions beaucoup plus vives parmi les Iraniennes que dans n’importe quel autre pays de la région. En retour, la répression qui s’exerce contre elles est plus forte que partout ailleurs. Le régime sait que, si elles ne sont pas muselées, les femmes sont susceptibles de mettre à mal le pouvoir. Il est logique, si l’on peut dire, qu’il y ait plus de violence à l’encontre des femmes en Iran que dans un autre pays musulman. Cela est distinct de la religion, qui ne sert que de prétexte pour enrober une misogynie profondément ancrée dans des formes sociales patriarcales dont sont tous issus les dirigeants iraniens actuels.

N’est-ce pas un cliché, finalement, d’affirmer que les femmes du Moyen-Orient sont soumises ?

Le féminisme suscite beaucoup de grincements de dents chez les hommes, même en Occident. En Iran, c’est le contraire : les hommes de la société civile nous soutiennent, ils savent qu’une victoire des femmes permettrait de faire tomber le régime. En tant qu’avocate, j’ai eu comme clients beaucoup d’hommes qui se sont retrouvés en prison pour avoir participé à des manifestations féministes.

C’est un trait propre à l’Iran ?

Les femmes sont à la pointe d’un changement possible en Iran ou, si vous préférez, il n’y aura pas de changement politique en Iran sans les femmes.

Oui, mais pourquoi ? Est-ce en raison des racines millénaires de la Perse ?

Pour être enfin libre, par Shirin Ebadi, traduit de l'anglais par Jacqueline Odin, L'Archipel, 252 p.
Pour être enfin libre, par Shirin Ebadi, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, L’Archipel, 252 p. © DR

C’est une très bonne question. Je respecte les autres pays du Moyen-Orient, mais notre culture est différente. Nous avons deux mille cinq cents ans de civilisation. La mère de toutes les religions orientales est le mithraïsme, qui est né en Iran, et le culte de Mithra est associé à celui de sa mère, Anahita. Le mithraïsme est, bien sûr, censé avoir disparu ; mais il a laissé des traces indélébiles. Est-ce que vous croyez vraiment que Jésus est né le 25 décembre ? Cela vient du mithraïsme, qui a aussi pénétré le zoroastrisme, religion officielle de l’Iran jusqu’à l’islam. Dans le récit des origines du mithraïsme, l’homme et la femme sont deux branches parfaitement égales de la rhubarbe. Dans la Bible, en revanche, la femme se rend coupable du péché et Jésus doit par sa mort racheter toute l’humanité qui a fauté. Ce récit biblique n’a pas pénétré notre culture, qui avait déjà incorporé d’autres mythes, venus du mithraïsme. Une autre spécificité de la culture iranienne tient au fait que dans notre langue il n’existe pas de genre féminin ou masculin, comme en français. Une personne n’a pas de genre, elle n’est ni homme ni femme, elle est humaine.

L’islam actuel, avec sa misogynie, n’est-il pas une étrangeté dans la très vieille civilisation de l’Iran…

Parmi les spécificités de l’islam tel qu’il fut importé et reçu en Iran, il y eut dès le début l’importance de la femme. Pour le chiisme iranien, les remplaçants du prophète Mahomet furent ses propres filles. C’est une femme, Fatima (épouse d’Ali), qui permit à la foi musulmane de perdurer. Le troisième imam, Hussein (fils d’Ali), qui est très important dans l’islam iranien et dont nous fêtons le martyre de façon assez spectaculaire, avait pour épouse la fille du roi de Perse. Depuis la nuit

Bio express

21 juin 1947 : Naissance à Hamadan (Iran).

1974 : Première femme juge en Iran. 1979 Forcée d’abandonner son poste après la révolution, elle devient avocate.

2000 : Condamnée à la prison avec interdiction d’exercer.

2003 : Prix Nobel de la Paix.

2010 : Citoyenne d’honneur de la ville de Paris.

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