Marine Le Pen et Marion Marechal-Le Pen. © REUTERS/Jean-Pierre Amet

La marée FN

Ce sont des élections régionales… mais la campagne fut ponctuée d’événements nationaux voire mondiaux, de la crise des migrants aux attentats de Paris. Et marquée par la progression de l’extrême droite dans les esprits. Jusqu’à quel point se traduira-t-elle dans les urnes ?

Il est 20 heures, ce lundi, quand le président de la République apparaît à la télévision pour une déclaration solennelle. Il « sor[t] de la réserve qu’exige [s]a fonction », annonce-t-il d’emblée – c’est dire si l’heure est grave -, avant de pointer « le risque d’abîmer la France ». Il s’appelle Jacques Chirac, nous sommes en 1998. Avec presque 15 % des voix, et environ 270 élus sur 1 800, le Front national pèse sur l’élection de plusieurs présidents de région, en raison des tergiversations de dirigeants de droite et du centre. Dix-sept ans plus tard, le FN atteint, selon les sondages, 40 % dans certaines régions. Il pourrait arriver en tête au soir du premier tour aux quatre coins du pays et paraît en mesure de gagner Nord-Pas-de-Calais-Picardie, peut-être Provence-Alpes-Côte d’Azur. Hypothèse : si ces deux régions basculaient, quelque 11 millions de Français seraient dirigés par l’extrême droite. Selon une étude Ifop-Fiducial pour Paris Match, un quart des électeurs de Nicolas Sarkozy en 2012 déclarent vouloir voter en faveur de Marion Maréchal-Le Pen en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Dans cette même région où l’ancien président a multiplié les meetings de soutien à Christian Estrosi.

Au cours de la campagne, deux événements ont incontestablement dopé les candidats du Front national. A la rentrée, la crise des migrants leur fait gagner de 1 à 3 points selon les régions et les instituts de sondages ; après le 13 novembre, les attentats entraînent une nouvelle hausse, y compris dans des zones où ils étaient jusqu’à présent moins forts, comme Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes (sud-ouest de la France). Après les graines de la peur, les moissons de l’horreur.

Une minute de silence et deux heures de colère

« Sur les marchés, j’ai l’impression d’être dans l’émission de Marcel Béliveau, Surprise sur prise, assure le maire (FN) de Cogolin (Var, sud-est de la France), Marc-Etienne Lansade. Depuis les événements, l’accueil est tellement incroyable qu’on se demande où se trouve la caméra cachée. » Après quelques semaines à disserter dans le désintérêt relatif sur les transports express régionaux ou la rénovation des lycées, les candidats frontistes se voient alpagués sur leurs thèmes originels. « On ne nous parle plus que de l’islam radical », relate le coordinateur national de cette campagne des régionales, le sénateur David Rachline. « Les thèmes locaux sont passés au second plan, si tant est qu’ils aient un jour été au premier », appuie le secrétaire général du parti, Nicolas Bay. Impression confirmée, le jeudi 26 novembre, quand Marine Le Pen rencontre des agriculteurs dans la Thiérache, près de la frontière belge : ces derniers lui parlent plus du terrorisme que des OGM.

A Concarneau, le 24 novembre, la réunion publique de Gilles Pennelle, tête de liste en Bretagne, débute par une minute de silence et se poursuit par deux heures de colère : « La légendaire tempérance bretonne appartient au passé », martèle le candidat. Estelle, une enfant du port, a été assassinée onze jours plus tôt au Bataclan. Les chaînes d’information continue se chargent de renforcer l’empathie entre la province et Paris. Les grandes chaînes hertziennes également, qui, depuis la tragédie, proposent des sujets sur les causes supposées : montée du fondamentalisme, jeunesse des banlieues à la dérive, échec de l’intégration. Ou comment les marronniers des sites Web identitaires accèdent au prime time.

Les stratèges du Front national se réjouiront d’autant plus de cette multiplication d’enquêtes sur l’islamisation à la télévision que ce média est particulièrement regardé par les personnes âgées, tandis que les jeunes préfèrent Internet. Or, les premiers votent plus que les seconds. La télévision de l’après-13 novembre, avec ses récits édifiants sur le djihad et la terreur, provoque parfois des réactions disproportionnées : le témoignage, sur la chaîne d’information continue i-Télé, d’une femme voilée à Saint-Denis, au lendemain de l’assaut du Raid, embrasera l’extrême droite des réseaux sociaux, que ne calmeront pas les explications de la chaîne sur la volonté d’anonymat de cette personne.

Que dire des révélations sur le communautarisme à la Régie autonome des transports parisiens (RATP) ? Depuis que l’on sait qu’un des assassins du Bataclan, Samy Amimour, a été chauffeur de bus, les JT ont consacré des sujets à ces employés masculins refusant de conduire un véhicule précédemment utilisé par une femme. Sur Twitter, militants et dirigeants frontistes s’emparent du scandale. Dès le 17 novembre, Marine Le Pen publie sur son compte un lien renvoyant à un article du Parisien. Avec ce commentaire, suivi de ses initiales : « La vérité commence à sortir et elle est terrible… MLP. »

Les prêches déroutants des imams radicaux, est-il utile de le préciser, sont devenus un élément incontournable de la campagne du FN. Parmi ces prédicateurs, l’imam de Brest – et ses délires sur la musique censée transformer les enfants en singes et en porcs – occupe bien évidemment une place à part dans le quotidien de Gilles Pennelle en Bretagne. Le 25 novembre, la tête de liste arpente le paisible marché de Quimper et distribue son « quatre-pages » de propositions régionales imprimées avant les attentats. Les Quimpérois ont un seul sujet de conversation : Rachid Abou Houdeyfa, l’imam de Brest. Le matin même, le candidat FN est l’invité de France Bleu Breizh Izel : dans le studio, il se réjouit d’entendre le sujet de l’imam du Finistère revenir sans cesse à l’antenne. « C’est devenu une vedette américaine, ironise Pennelle. Il y a eu des pages entières sur lui dans Ouest-France et Le Télégramme. Du commerçant de Quimper au chômeur de Fougères, en passant par le paysan de Carhaix, les gens le connaissent aujourd’hui davantage que certaines têtes de liste de cette élection régionale… »

Face au soupçon de la récupération, le FN oppose l’argument de la légitimité : « Nous avons toujours poussé le débat sur l’islamisation de la société », revendique David Rachline. Au contraire, lui et deux autres élus du Sud cherchent à provoquer d’autres polémiques, par exemple en démissionnant de l’Association des maires de France, après que celle-ci a récemment recommandé, au nom de la laïcité, que les hôtels de ville renoncent à accueillir des crèches de Noël.

Triangulé par un gouvernement socialiste devenu sécuritaire, le Front national veut poursuivre à sa manière sa quête de transgression. La période, mouvante, offre moins de certitudes que d’interrogations. A l’image de celle posée par Bruno Bilde, l’un des conseillers politiques de Marine Le Pen : « Au-delà des lignes partisanes, assiste-t-on à un basculement de l’opinion vers le patriotisme ? Quand Manuel Valls parle sèchement des migrants et que François Hollande invite à mettre des drapeaux français aux fenêtres, on peut penser qu’ils anticipent un mouvement de fond de la société. » En bureau politique, Marine Le Pen a demandé à ses troupes d’être attentives à ce phénomène, voire de l’accompagner.

L’extrême droite connaîtrait-elle ainsi une avancée culturelle – si l’on ose dire -, avant de bénéficier d’une progression politique ? Pour un eurodéputé du Front national, cette percée idéologique remonte à 2007 : « A l’époque, Nicolas Sarkozy nous avait siphonnés en campant sur notre terrain. Certains, à gauche, avaient eu cette analyse très juste : « Cela affaiblit le FN à court terme, mais le renforce à long terme. » Nous en sommes là. »

Après la non-campagne électorale du FN se mesure la responsabilité qui attend la gauche comme la droite. François Hollande connaît son histoire politique par coeur. Dans le documentaire que France 3 diffusera sur la vie de Jacques Chirac le 14 décembre, il se souvient de la rencontre avec son prédécesseur, à l’Elysée, dans la foulée des régionales de 1998 : « Dans ce bureau, peut-être dans ce fauteuil, Jacques Chirac m’a dit : « Il y a quelque chose qui va nous rassembler toujours, c’est que nous ne ferons rien avec l’extrême droite. » » Aujourd’hui, une victoire de Marine Le Pen atteindrait le président au coeur de son identité socialiste. La région Nord-Pas-de-Calais a toujours été un fief de la gauche, présidée à ses origines, sous la forme d’un établissement public, par Pierre Mauroy. François Hollande serait forcément affaibli par une victoire du Front national. Après le premier tour, la stature qu’il a acquise à la suite des attentats du 13 novembre le mettra-t-elle en situation d’imposer à ses troupes le sacrifice suprême, à savoir le retrait au bénéfice de la droite ? Il faudra « tout faire » pour éviter qu’une région bascule à l’extrême droite, a prévenu Manuel Valls.

La société devant des choix de responsabilités

Les Républicains aussi risquent de sentir souffler le vent de l’Histoire, surtout si, en Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, ils n’arrivent qu’en troisième position. Se maintenir, se retirer, fusionner, la question deviendra nationale. « Le FN est un poison, pour la droite comme pour la gauche, car il fait exploser les républicains », s’inquiète l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin. C’est la société tout entière qui peut se trouver devant des choix de responsabilités. Un dirigeant de la CFDT : « Que ferons-nous si, par exemple, Marine Le Pen est élue ? Ira-t-on voir le président de région pour parler développement économique, emploi, formation ? La politique de la chaise vide, ce n’est pas bien, mais comment ne pas être instrumentalisé ? » Jusqu’à présent, le Front national était une menace. Voici venue l’heure du péril.

Par Tugdual Denis et Eric Mandonnet

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