Timothy Garton Ash © U. Baumgarten via Getty Images

« La maladie de notre époque: on ne supporte plus rien »

Le Vif

Les moyens de faire connaître son opinion sont de plus en plus nombreux. Ce qui fait que le débat est devenu encore plus féroce. Entretien avec une sommité scientifique, l’historien Timothy Garton Ash (61), qui vient de publier un livre sur le sujet.

Comment doit-on réagir lorsque’une personne dit des choses ouvertement racistes ? Peut-on la décrire comme raciste afin que cette dernière s’en rende compte ?

GARTON ASH: Non. Et c’est là l’une des maladies de notre époque. Nous nous sentons blessés par le moindre propos. Ce qui fait que le débat public est souvent du niveau de la maternelle. Une évolution que je perçois jusque dans mes cours avec les étudiants à Oxford et Stanford. Les universités devraient pourtant être des temples de la libre expression. On devrait pouvoir y discuter d’opinions controversées.

Même s’il s’agit de préjugés ou si celles-ci sont en opposition avec les standards moraux de notre société ?

Certainement. Ce n’est pas parce qu’une idée est subversive qu’elle doit être rejetée du débat public. Lorsque Marine Le Pen a été invitée par le club de débat de l’université d’Oxford, cela a suscité un tollé. Mais alors qu’au-dehors cela avait soulevé de vives protestations, à l’intérieur la critique n’en fut pas moins virulente. Des critiques qui ont été reprises par les médias français et qui ont justement lancé le débat au sein de ses potentiels électeurs. Si le débat avait été annulé, c’est là que la situation aurait réellement été à son avantage. L’année dernière, on a tenté une expérience similaire dans une autre université anglaise. Il s’agissait d’une lecture d’une célèbre féministe, Germaine Greer. Elle était décriée par certains critiques, car elle a dit que les hommes transsexuels ne pouvaient être considérés simplement comme une femme après leur opération. Même si le ton qu’elle a utilisé était pour le moins grossier, on devrait néanmoins laisser le débat ouvert et interdire le moins possible la libre expression.

D’où vient cette hypersensibilité des jeunes étudiants ?

Il existe plusieurs hypothèses. Des hypothèses qui se contredisent d’ailleurs. Une des théories dit que la jeune génération a été tellement protégée qu’elle n’a plus la maturité et la force nécessaire pour se défendre contre ce genre de provocations. Une autre théorie est que les jeunes sont confrontés à tellement de grossièreté, de haine et de dénigrements que l’université est devenue comme un refuge. Je trouve cependant qu’aucune de ces hypothèses ne se défend vraiment.

En dehors de l’origine ethnique et des questions sexuelles, la religion est aussi devenue un véritable tabou…

Pour un croyant, sa religion fait partie de son identité. Sauf que si nous ne contestons jamais le contenu de la foi, nous perdons l’héritage des Lumières. Nous devons respecter tous les croyants, mais ce respect ne s’étend pas forcément au contenu religieux.

Cette nuance risque d’échapper à de nombreux catholiques et musulmans convaincus.

Oui sauf que dans une société qui se dit ouverte, ils doivent accepter ce point de vue. La plupart des musulmans qui vivent en Europe n’ont d’ailleurs aucun problème avec cela.

Est-ce qu’un libéral n’a pas non plus du mal avec les opinions qui ne lui conviennent pas ? L’athée a parfois autant de mal avec quelqu’un de croyant qu’un croyant avec une personne athée.

Être conséquent dans sa tolérance est parfois quelque chose de difficile pour une personne qui se dit libérale. J’ai un exemple concret : les catholiques qui affirment que l’homosexualité est un pêché ne peuvent être dénigrés pour ce motif. Il n’en va pas de même si cela se traduit par des actes concrets. Si une personne homosexuelle est discriminée, par exemple en se voyant refuser un emploi, alors la limite est dépassée.

Que doivent faire les libéraux dans le monde anti-libéral et post européen d’aujourd’hui ?

La question que l’on doit se poser est la suivante. Va-t-on se cantonner à une angoissante attitude défensive ou – et c’est le point de vue que je défends- va-t-on défendre de façon offensive nos idées. Ce qui concrètement veut dire de les défendre avec assurance et conviction.

N’est-ce justement pas les doutes qui sont la faiblesse des libéraux ? Un fanatique n’en a pas lui.

C’est pour cette raison que les fanatiques et les dictateurs l’emportent souvent sur le court terme alors que les libéraux gagnent la course de fond.

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