La place Tahrir au Caire le 21 novembre 2011 © Reuters

La lacune de l’Europe: « Nos problèmes commencent au Moyen-Orient »

Après avoir passé cinq ans au coeur du monde arabe, l’expert en Moyen-Orient Koert Debeuf retourne en Europe. Sa mission : inciter les politiques européens à mener une véritable politique au Moyen-Orient. « Depuis dix ans, nous sommes aveugles à l’impact de l’étranger sur notre sécurité.

Ces cinq dernières années, Koert Debeuf a vécu dans la ville agitée qu’est Le Caire. Dans un premier temps, il y a soutenu, pour la fraction libérale du parlement européen, les partis politiques fondés après le printemps arabe – du Maroc à l’Irak. Ensuite, il s’est fait un nom en tant qu’analyste politique et consultant indépendant. Aujourd’hui, il est de retour en Belgique. Ici, il reprendra la direction de la filiale européenne du Tahrir Institute for Middle East Policy. Ce think tank opère depuis Washington et souhaite intéresser les responsables politiques au Moyen-Orient.

Que souhaitez-vous réaliser avec le Tahrir Institute ?

KOERT DEBEUF: cela fait dix ans, depuis la crise économico-financière, que l’Europe ne s’occupe que d’elle-même. Pour cette raison, nous sommes restés aveugles à l’impact de l’étranger sur notre sécurité. Pensez à l’Ukraine, la Turquie, la Libye et évidemment la Syrie : avoir laissé dégénérer la situation là-bas, nous a plongés dans les problèmes ici. Le succès de Marine Le Pen en France et d’Alternative für Deutschland en Allemagne, le Brexit ou la victoire électorale de Donald Trump : les causes se situent en partie au Moyen-Orient. Ou prenez l’EI et les grands flux de migration : nous les avions vus venir. Et pourtant, nous continuons à voir la politique étrangère comme une espèce de produit de luxe. C’est ainsi que nous sapons notre démocratie. Ma tâche est de changer la donne grâce au Tahrir Institute, en mettant en avant ce que nous devrions faire au Moyen-Orient. Nous devons nous occuper de ce qui se passe dans ces pays. Ils font partie de notre vie, que nous le voulions ou non.

L’été dernier, le parlement européen a présenté un plan Marshall pour la Tunisie: un pas dans la bonne direction?

Oui, mais le pas n’est pas assez grand. Il s’agit de 600 millions d’euros, ce qui est beaucoup trop peu. La Tunisie est un exemple important pour le reste du monde arabe : conservateurs, islamistes et libéraux y travaillent ensemble. Si l’EI réussit à s’imposer là-bas, aussi, il se rapproche encore davantage de l’Europe. Et si la Tunisie s’effondre, c’est le commencement de la fin. Si vous voulez soutenir ce pays convenablement, il faudra allonger des milliards, ce qui ne serait pas de la charité, mais purement une question d’intérêt personnel : l’investissement est le seul remède contre un danger comme l’EI. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe aussi a eu besoin de milliards de dollars américains – le plan Marshal initial – pour ne pas complètement sombrer.

Pour vous donner un exemple: chaque année, l’Union européenne donne 200 millions d’euros à l’Égypte. Selon la Cour des comptes européenne, il y a dix ans qu’on ne sait plus où va cet argent. Il disparaît simplement. Au lieu de retirer ce soutien, nous devons le consacrer à faire progresser la population locale et à améliorer l’image de l’Europe. Là aussi, le Tahrir Institute souhaite contribuer. J’ai des propositions concrètes pour l’enseignement égyptien par exemple, qui est soit exécrable, soit impayable. Si nous arrivons à proposer un enseignement meilleur marché et de qualité, nous lançons une bouée de sauvetage à beaucoup d’Égyptiens.

Qui est derrière le Tahrir Institute?

Des personnes du Moyen-Orient convaincues que les dictatures, les régimes autoritaires et les leaders forts donnent une fausse impression de stabilité. Plus les états sont démocratiques et libres, plus ils seront stables à long terme. Les financiers de l’Institut préfèrent rester dans l’ombre, parce que dans leur région on est rapidement traité d’espion ou de traître à la patrie. La présidente égyptienne de l’Institut à Washington a même été condamnée dans son pays natal : elle a été interdite de séjour suite à son engagement.

Comment l’élection de Donald Trump a-t-elle été perçue dans le monde arabe?

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a été l’un des premiers à féliciter Trump. Tout de suite, on a vu se dessiner un triangle, car Vladimir Poutine est un des amis de Sissi – le parlement russe a d’ailleurs applaudi Trump. Sissi est donc content, mais mes amis activistes en Égypte ne le sont pas du tout. Il semble que Trump donnera les mains libres à la Russie. En outre, il est imprévisible. Pendant la campagne, Trump a dit qu’il enfermerait sa rivale Hillary Clinton s’il gagnait, le FBI a joué un rôle important dans cette même campagne – ou en d’autres termes : les perdants volent en prison et les services de sécurité gouvernent le pays. S’il importe ce modèle à l’étranger, ou si nous l’importons nous-mêmes, la démocratie telle qu’elle est – régler un différend de façon civilisée – risque d’être en danger. Aussi n’est-il pas étonnant que la population égyptienne réagisse de façon aussi consternée que beaucoup d’entre nous : à présent, elle est encore plus vulnérable.

Les prédécesseurs de Trump ont semé le chaos au Moyen-Orient. Lui, il souhaite que les États-Unis jouent moins les policiers du monde : ne serait-ce pas salutaire ?

Absolument pas. Si on compare l’économie mondiale à un train, ce sont les Américains qui paient notre billet et font en sorte que nous arrivons en sécurité à notre destination. Je crains également que ça non plus, nous le réalisons pas bien. Prenez la Chine : si ce pays a pu devenir une puissance économique mondiale, c’est uniquement parce que les États-Unis sécurisent les principales routes commerciales sur terre et sur mer. Ou prenez les mesures de sécurité supplémentaires que les états baltes et la Pologne demandent contre la Russie : elles sont mises en place grâce aux États-Unis.

Cependant, Trump a raison de demander – tout comme ses prédécesseurs – que chacun livre une contribution, à l’OTAN par exemple. En Allemagne et en France, des voix se lèvent en faveur d’une armée européenne. C’est une bonne chose, car si les Américains se retirent, certaines frontières seront fragilisées.

Quelle rencontre vous a le plus marquée lors de votre séjour dans le monde arabe?

Celle avec un médecin syrien à la ligne de front près d’Alep. Il était l’officier d’un petit groupe de l’Armée syrienne libre qui lançait des grenades. D’une main, il tenait une branche d’olivier, de l’autre une grenade. C’était sa façon d’expliquer ce qu’il faisait – la guerre – et pourquoi – par amour de la liberté et de la démocratie. Il m’a donné cette branche d’olivier, pour faire passer son message au parlement européen. Beaucoup de parlementaires ne me croyaient pas : j’étais le naïf qui croyait aux histoires d’extrémistes. Mais il n’y a rien de naïf à vouloir mourir pour la liberté. J’ai vu et senti cette volonté auprès de personnes en Syrie, en Irak et en Libye.

En 2012, vous aviez le plus d’espoir pour la Libye, mais cinq après Mouammar Kadhafi, le chaos y est plus grand que jamais.

À l’époque, il y avait des raisons d’être optimistes. L’enthousiasme de parlementaires féminines à peine élues pour forger la démocratie m’a ému. Peut-être que mon espoir pour ce pays était tellement grand que je n’ai pas vu les signes de dérive. Mais je maintiens ce que j’ai dit : nous aurions pu éviter cette dérive. La Libye a demandé de l’aide. Si l’Europe l’avait donnée, le monde compterait une démocratie stable de plus.

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