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La guerre en Syrie (deuxième partie) : du soulèvement à la guerre régionale

Philippe Jottard
Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

La tragédie syrienne résulte des erreurs, des fautes ou des illusions de la plupart des acteurs du conflit tant intérieurs qu’étrangers. La responsabilité du régime qui a cru mettre fin aux manifestations par la répression, est indéniable quant à l’origine de la crise, mais le radicalisme de l’opposition sunnite et l’intransigeance de ses parrains étrangers ont aussi contribué à plonger le pays dans la guerre civile.

Sous l’influence ou la pression de l’appareil sécuritaire, Bachar el-Assad opte pour la répression, ce qui attise la révolte au lieu de l’éteindre comme lors de l’insurrection des Frères musulmans trente ans plus tôt. Les manifestations sont largement pacifiques, mais il y a aussi une violence sporadique du côté des opposants et pas seulement pour protéger les manifestants. Les prêches incendiaires des imams sur Al-Jazeera et les fatwas contre Assad et les alaouites attisent l’incendie. La confrontation violente supplante progressivement les manifestations. Les médias occidentaux refusent de voir le caractère communautaire du soulèvement, c’est-à-dire très majoritairement sunnite même si des opposants appartenant à des minorités participent en petit nombre aux manifestations. Ainsi l’opposition au régime prend bien après peu de mois la tournure d’un affrontement communautaire comme le met en évidence Fabrice Balanche, un des meilleurs spécialistes de la Syrie et du conflit syrien. Selon lui les manifestations touchent les zones sunnites en particulier les régions rurales et banlieues déshéritées des grandes villes peuplées de migrants de ces régions. Ainsi des violences communautaires se produisent entre sunnites et alaouites comme à Homs. Les démocrates actifs au début du mouvement sont marginalisés ou éliminés.

Les médias occidentaux reprennent sans vérification les informations souvent biaisées d’Al-Jazeera qui taisent les violences des rebelles. Des islamistes radicaux, dont certains libérés par le régime, se lancent dans la guérilla. L’Armée syrienne libre est créée fin juillet 2011. Elle reçoit une aide de l’Arabie saoudite. La violence renforce les extrémistes des deux bords. L’armée a d’abord mené la répression, mais la militarisation de l’opposition est un second tournant fatal. Etait-il inévitable ? Il faut nuancer la thèse courante d’une révolution pacifique transformée en guerre civile uniquement par une répression brutale. Il faut se rappeler sans l’excuser comment le pouvoir baasiste réagit impitoyablement quand il se sent menacé comme lors du soulèvement des Frères musulmans trente ans plus tôt. L’opposition, encouragée par l’Occident et les pétromonarchies, prend ses désirs pour des réalités croyant pouvoir l’abattre par la pression de la rue, puis par la violence. Les concessions d’Assad début 2012, les plus importantes depuis quarante ans – levée de l’Etat de siège sur le papier, nouvelle Constitution abolissant le rôle dominant du parti Baas et introduisant théoriquement le pluralisme politique, libération de prisonniers politiques dénoncée plus tard comme une manoeuvre machiavélique – sont rejetées par l’opposition et ses appuis étrangers.

Les Occidentaux sont convaincus qu’Assad va tomber rapidement

Les adversaires d’Assad ne comprennent pas qu’il va tenir et que la violence et les attentats-suicide poussent les minorités et nombre de sunnites non-islamistes dans ses bras. Une part importante de la population urbaine apeurée continue à le soutenir. Cependant les Occidentaux sont convaincus qu’Assad va tomber rapidement comme en Tunisie et en Egypte. Plutôt que de privilégier une solution politique et de négocier avec Moscou, ils appellent à son renversement dès l’été 2011, ce qui rend la négociation impossible. Négocier ne peut fonctionner en effet quand l’autre partie est sommée de capituler. L’espoir des Occidentaux de voir le pouvoir baasiste s’effondrer repose sur une analyse erronée des rapports de force. Ils sous-estiment sa cohésion due en particulier au contrôle qu’exerce Bachar-el-Assad sur l’armée ainsi que le soutien dont il jouit dans une partie de la population et de la part de ses alliés étrangers, Russie, Iran et Hezbollah. Les rebelles reçoivent une aide des pays du Golfe et de la Turquie qui n’hésitent pas à armer et financer les groupes les plus extrémistes. Sous l’illusion d’un Printemps arabe démocratique, les Occidentaux ne veulent pas voir le danger représenté par la montée puis la domination des islamistes dans la rébellion. La militarisation de la révolte conduit en effet à son islamisation comme l’avertit Haytham al-Manna, un opposant de longue date et adversaire de la lutte armée, mais les Occidentaux ignorent l’opposition intérieure modérée qui a compris que la violence et l’intervention étrangère conduiraient le pays au chaos. Cette opposition pacifique et laïque, c’est la Coordination nationale pour le Changement démocratique qui demande le départ du Président syrien, mais est tolérée à Damas. Les Occidentaux accordent au contraire leur plein soutien à l’opposition en exil alors que celle-ci est largement coupée du terrain.

Des soldats trucs surveillent la frontière entre la Syrie et la Turquie.
Des soldats trucs surveillent la frontière entre la Syrie et la Turquie.
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La crise syrienne est un grave échec pour la diplomatie qui n’a pu jouer son rôle pour empêcher la tragédie. Les Occidentaux et leurs alliés et partenaires turc et du Golfe misent sur un changement de régime par la force, solution inacceptable pour Moscou et Téhéran. La Russie s’était sentie flouée lorsque les Occidentaux avaient utilisé une résolution du Conseil de Sécurité pour renverser le dictateur libyen. Moscou oppose ainsi que Pékin son veto à leurs projets de résolution au Conseil de Sécurité condamnant la Syrie. La Russie utilise la crise pour retrouver son statut de grande puissance en s’opposant à l’Occident. Elle appuie son ancien allié la Syrie où elle dispose de facilités pour sa marine de guerre. Moscou lutte aussi contre le terrorisme islamique qu’elle combat chez elle. Au début de la crise, la Russie appelle les rebelles à déposer les armes et à négocier.

L’Iran est écarté du processus diplomatique qui a lieu sous l’égide de l’ONU à Genève. L’Occident à l’instar des pays du Golfe veut affaiblir Téhéran en abattant son allié syrien. Il faut rappeler que l’alliance syro-iranienne permet à l’Iran de faire pression sur Israël. La guerre civile devient aussi une guerre par procuration entre les pays sunnites et chiites régionaux, en particulier l’Arabie et l’Iran qui se disputent la domination de la région et de l’islam. L’islam wahhabite de l’Arabie appartient au même courant radical que celui des rebelles jihadistes et salafistes. La Turquie, proche des Frères musulmans, arme et finance une rébellion sunnite qui établit sa base-arrière sur son territoire. Ankara permet aux combattants étrangers de passer la frontière avec la Syrie. Le Qatar qui pratique le même islam wahhabite que l’Arabie, appuie cependant les Frères musulmans, très influents au sein de l’opposition extérieure. Il s’était opposé à la Syrie depuis le rejet par Damas du projet qatari de gazoduc par son territoire vers l’Europe.

L’objectif des Frères musulmans était de l’installer à Alep

Les rebelles et l’opposition extérieure comptent sur une intervention militaire occidentale comme en Irak et en Libye, mais vu l’opposition sino-russe cette intervention aurait dû se faire en dehors de la légalité internationale. Les conséquences en auraient été très probablement désastreuses comme en Libye et en Irak. L’opposition en exil, faible, divisée et coupée du terrain n’était pas en état de gouverner le pays. Quant à la rébellion en dépit de ses efforts d’administrer les zones insurgées, elle a montré assez rapidement son incapacité de se ranger derrière un commandement unique et de représenter une alternative convaincante.

Le Conseil national syrien regroupe dès l’automne 2011 l’opposition extérieure. Il est constitué en bonne partie d’exilés peu enracinés dans le pays. Les Frères musulmans en sont l’élément dominant. La Turquie, les pays du Golfe et les Occidentaux le soutiennent mais il est poussé à s’intégrer dans la Coalition nationale des Forces révolutionnaires et de l’Opposition créée un an plus tard afin de donner un visage plus représentatif de l’opposition extérieure. Ses parrains étrangers reconnaissent la Coalition comme le représentant légitime du peuple syrien, mais si cette représentativité n’est pas évidente. Elle crée un gouvernement provisoire en Turquie chargé de gérer les zones rebelles, mais c’est un échec. L’objectif des Frères musulmans était de l’installer à Alep vu la proximité de cette ville avec la Turquie. Les querelles sont fréquentes au sein et entre ces organisations et reflètent les luttes d’influence entre leurs parrains étrangers en particulier entre d’un côté le Qatar et la Turquie, partisans des Frères musulmans, et de l’autre l’Arabie.

La rébellion armée comprend une myriade de milices, souvent locales et probablement plus de 150.000 combattants regroupés dans des coalitions instables qui s’allient ou se combattent férocement. Nos médias présentent la rébellion comme étant composée d’un côté par les jihadistes de l’ « Etat islamique » (E.I.) et de la branche syrienne d’Al-Qaïda, le front al-Nosra, et de l’autre par les « rebelles modérés ». Or ceux-ci sont largement une fiction à destination de l’opinion occidentale. Les rebelles ont toléré la montée des radicaux et se sont même alliés avec le front al-Nosra, créé par l’Arabie. L’Armée syrienne libre, que certains imaginaient devenir le bras armé de la Coalition nationale, s’est décomposée. Ce n’est plus qu’une coquille vide sans guère d’influence sur les milices la plupart islamistes qui utilisent son nom et sont dominées par les groupes jihadistes comme al-Nosra et les salafistes radicaux comme Ahrar-el-Cham comme l’estime Aron Lund, un excellent expert de la rébellion syrienne. Les rebelles correspondant aux normes démocratiques et laïques occidentales sont ultra-minoritaires.

L’opposition en exil et les médias occidentaux ont longtemps nié la présence salafiste et jihadiste dans la rébellion avant d’en rendre le régime responsable. Les attentats-suicide d’al-Qaïda lui sont même attribués. Cependant dès août 2012, un rapport du Pentagone informe le président américain que les salafistes, al-Qaïda et les Frères musulmans dominent la rébellion. Le vice-président américain Biden déclare en 2014 que  » l ‘Arabie, la Turquie et les Emirats financent et arment al-Qaïda et les extrémistes du monde entier qui dominent l’opposition armée et ont marginalisé les modérés ».

Selon une thèse répandue, les Occidentaux auraient dû dès le début armer les rebelles dits modérés. Il est très douteux que ces rebelles même armés par l’Occident au début du soulèvement aient pu s’imposer face à l’armée syrienne et aux radicaux. Les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne refusent dans une première étape de leur livrer des armes de crainte qu’elles ne tombent aux mains des groupes extrémistes. Ces livraisons ont quand même lieu et les armes livrées tombent effectivement dans les mains des jihadistes et des salafistes. Les tentatives occidentales notamment américaines de faire surgir ces « rebelles modérés » se soldent aussi par des échecs répétés. La principale exception sont les Forces démocratiques syriennes dans le nord du pays. Il s’agit essentiellement d’une couverture pour les Kurdes syriens des YPG qui ne combattent pas l’armée gouvernementale et sont proches du PKK turc. La Turquie les considère comme des terroristes alors qu’ils sont la seule force pro-occidentale qui combat l’E.I. Les Kurdes dans leur grande majorité ne se sont pas joints à la rébellion, car elle est liée à la Turquie. L’armée syrienne s’est retirée des trois enclaves kurdes à la frontière turque. Pour Ankara, outre le renversement d’Assad et son remplacement par un régime sunnite pro-turc, la priorité c’est la lutte contre les Kurdes et non contre l’E.I.

La guerre en Syrie (deuxième partie) : du soulèvement à la guerre régionale
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La criminalisation s’est emparée des groupes rebelles avec les enlèvements, la contrebande, la revente des otages et des armes fournies par leurs parrains étrangers. L’usage de la drogue est attesté. La criminalisation affecte aussi certaines milices du régime, les « chabihas ». De graves violations des droits de l’Homme ont lieu des deux côtés à grande échelle : tortures, massacres, bombardements de quartiers habités, exécution de prisonniers, blocus de zones assiégées, nettoyage confessionnel. Quant aux responsabilités des uns et des autres, les rapports de l’ONU incriminent le régime et les deux principaux groupes jihadistes accusés de crimes contre l’humanité et les autres groupes rebelles de crimes de guerre. L’ONU dénonce les criminels de guerre qui agissent impunément tant au sein des milices rebelles que des services de renseignement et de l’appareil sécuritaire. Le bombardement de zones rebelles est une stratégie anti-insurrectionnelle qui vise à empêcher ces zones où se sont organisées des structures de pouvoir alternatif, de fonctionner. Il s’agit de pousser les familles des rebelles à quitter les combattants. Les rebelles bombardent aussi les zones loyalistes comme à Damas et Alep.

Le nombre de morts est estimé à plus de 270.000 personnes que les médias attribuent dans leur totalité faussement à l’armée syrienne. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, une ONG pourtant proche des Frères musulmans, c’est l’armée syrienne et ses supplétifs qui comptent le plus de morts, suivis par les combattants rebelles et en troisième lieu, les civils. S’il faut ajouter les victimes des tortures dont sont accusés les services de renseignement, les prisonniers aux mains des rebelles sont aussi victimes d’atrocités. L’E.I. médiatise la décapitation des soldats syriens, mais les autres groupes jihadistes commettent aussi des attentats-suicide qui sont monnaie courante en Syrie comme en Irak.

Armes chimiques

L’affaire des armes chimiques en 2013 est un tournant spectaculaire dans la crise. Elle est résolue par un accord qui est un succès pour les Russes et permet à Obama de sauver la face. En s’engageant à détruire ses armes chimiques, Assad évite une intervention militaire occidentale qui aurait profité aux radicaux. Selon plusieurs responsables de l’ONU, il n’y a pas de preuve irréfutable quant aux auteurs de cette attaque contrairement aux accusations des adversaires d’Assad. Pour la France seul le régime avait le moyen de les utiliser. Selon Moscou, il aurait été étonnant qu’Assad utilise des armes chimiques, car une mission de l’ONU venait d’arriver à Damas à sa demande pour enquêter sur un cas précédent d’utilisation de ces armes par des rebelles. On ne peut exclure une erreur dans la chaîne de commandement de l’armée ou, comme l’affirme le journaliste américain d’investigation Seymour Hersh, une manipulation par les services secrets turcs ou saoudiens.

Le pouvoir syrien est resté uni et déterminé à se battre pour sa survie, mais le parti Baas ne fonctionne plus dans de nombreuses régions. L’armée et les services secrets occupent désormais le premier plan. L’armée a perdu des dizaines de milliers de soldats, mais elle reste la principale force militaire en Syrie. L’aide des alliés d’Assad – Russie, Iran, Hezbollah, chiites irakiens – lui a permis de tenir tête à la vaste coalition internationale des pays dont les services secrets arment et paient les groupes rebelles et de faire face à l’embargo qui frappe la Syrie.

Il ne s’agit pas d’absoudre Bachar-el-Assad, mais il faut dénoncer le manichéisme opposant un « régime tortionnaire » à une « opposition démocratique » illusoire. Les autorités religieuses aussi bien sunnites que chrétiennes le soutiennent. Les minorités le considèrent comme leur protection et leur garantie pour survivre. Les minorités sont les populations les plus exposées, mais elles ne sont pas les seules. Hormis les Kurdes, ce sont les alaouites, les chrétiens, les Druzes, mais aussi nombre de sunnites non islamistes. Bachar-el-Assad contrôle encore près de soixante pour cent de la population totale (réfugiés compris) et la majeure partie de la Syrie utile, soit un territoire à l’ouest du pays qui va du sud au nord en passant par Damas, Homs et Lattaquié sur la côte. L’est du pays aux mains de l’E.I. est désertique. La situation humanitaire est très pénible dans les régions ravagées par la guerre. La situation économique est difficile également dans les zones gouvernementales qui souffrent d’une inflation galopante et des pénuries.

La guerre en Syrie aggrave la crise migratoire qui atteint l’Europe. Une part importante des réfugiés – Arabes sunnites dans leur majorité – est favorable à la rébellion. Quant aux déplacés internes, restés eux dans le pays, presque deux fois plus nombreux que les réfugiés installés à l’étranger, ils cherchent principalement abri dans les zones gouvernementales, ce qui n’en fait pas nécessairement des partisans d’Assad, mais ils préfèrent la sécurité fournie par l’armée et les services qui y fonctionnent ce qui n’est pas le cas des zones rebelles soumises à l’insécurité, aux bombardements et à la loi islamique. Un effondrement de l’armée syrienne aurait pu faire craindre avant l’intervention russe un nouvel exode massif. Les bombardements russes et syriensdans la région d’Alep ont lancé toutefois sur les routes une nouvelle vague de candidats à l’exil.

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