Barack Obama © REUTERS

La grande interview d’adieu de Barack Obama

Le Vif

Après huit ans, Barack Obama vit ses dernières semaines à la tête des États-Unis. Nos confrères de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel se sont entretenus avec lui au sujet de son héritage, son inquiétude sur l’état de la démocratie et son successeur Donald Trump.

Monsieur le président, la victoire de Donald Trump a montré à quel point les Américains sont mécontents, et à quel point la société américaine est divisée. Avez-vous été surpris par l’ampleur de la colère ?

BARACK OBAMA: Vous ne devez pas la surestimer. Politiquement, l’Amérique est profondément divisée depuis longtemps. Les problèmes que j’ai eus avec le Congrès, dominé par les républicains, l’ont prouvé. L’élément inhabituel de ces élections, c’est que l’appréciation pour ma politique est restée au même niveau depuis mon élection et que l’économie américaine va relativement bien. Mais en même temps, on assiste à une division sociale sous-jacente due notamment au fait que la croissance économique et la relance se sentent surtout dans les villes alors que certaines régions rurales, qui dépendaient surtout de l’industrie, se développent moins ou stagnent. Les gens là-bas ont le sentiment que leurs enfants s’en sortiront moins bien qu’eux.

Il y a eu des facteurs culturels, sociaux et démographiques qui ont joué. Et ils ne sont pas très différents de ceux qu’affronte l’Europe : l’immigration et le profil changeant de la population américaine. Tout ça a provoqué quelque chose. Donald Trump a pu profiter de quelques-unes de ces peurs. La politique américaine est réceptive au changement. À l’ère des réseaux sociaux, cela signifie que les électeurs changent rapidement d’avis. Il y a certainement des millions des électeurs qui ont voté pour moi et qui ont choisi Donald Trump. Cela prouve que le comportement électoral n’est pas tellement idéologique, mais que les gens veulent du changement.

La question, c’est si le président élu peut réaliser les points pour lesquels il bénéficie d’un large soutien – je pense par exemple à la valorisation de notre infrastructure. Et s’il va faiblir sa rhétorique contestée, qui diviserait encore plus ce pays. Ces prochaines années, il sera jugé sur ces éléments.

Quand vous êtes devenu président, vous avez donné l’espoir de temps meilleurs et de conciliation aux Américains. Aujourd’hui, les États-Unis semblent plus divisés que jamais, c’est une nation fifty-fifty où les uns ne comprennent pas ou ne savent pas ce que font les autres. N’avez-vous pas atteint vos objectifs ?

Notre nation n’est pas vraiment divisée en deux moitiés égales, c’est plutôt une société 60/40. Le problème, c’est qu’après les élections, elle semble toujours 50/50. Si vous observez la nouvelle génération d’Américains, vous aurez une autre image. La jeune Amérique est diverse, elle croit en la tolérance et l’intégration et accepte le mariage homosexuel. Cependant, les jeunes votent moins souvent que les plus âgés. Du coup, il arrive souvent que les élections ne reflètent pas ce que pense toute la population. Au fond, le nouveau président élu est soutenu par 27% de la population américaine.

Cependant, ce qui est vrai, et on ne peut pas le nier, c’est que quelques-unes de ces mêmes peurs de la globalisation, la technologie et les rapides changements sociaux qui ont précédé le Brexit, et qui surgissent aussi en Allemagne, en France et à d’autres endroits, existent aussi aux États-Unis. Je pense qu’à long terme – disons dans 10, 15, 20 ans- ces tensions diminueront, si nous sommes capables de résoudre les soucis des personnes qui se sentent les perdants de la globalisation. Le monde serait moins divisé. Mais si l’économie mondiale ne réagit pas aux gens qui ont l’impression d’être abandonnés à leur sort, si les inégalités augmentent, les pays industriels seront de plus en plus confrontés à la division sociale.

Pendant votre présidence, vous avez dû affronter un Congrès hostile aux démocrates. Aujourd’hui, Donald Trump peut gouverner avec des majorités républicaines confortables au Congrès et au Sénat. Pensez-vous que vos réformes telles qu’Obamacare, l’accord avec l’Iran et l’accord climatique de Paris seront toutes liquidées comme le prétend Donald Trump ? Que restera-t-il de votre héritage ?

À mes yeux, mon héritage politique principal c’est d’avoir préservé le monde d’une dépression économique profonde. N’oubliez pas qu’à mon entrée en fonctions, nous étions en proie à la crise la plus grave depuis les années trente. Avec la chancelière allemande Angela Merkel, les pays du G-20 et d’autres institutions internationales, nous avons pu stabiliser et relancer les systèmes financiers et l’économie américaine. Pendant 73 mois, nous avons connu une croissance ininterrompue de nombre d’emplois, la plus longue période de croissance de notre histoire. Le chômage est bas, les revenus ont augmenté, la pauvreté a diminué. C’est un héritage durable. Au moment où je donnerai les rênes au nouveau président, ce pays sera plus fort qu’à mes débuts.

Et en ce qui concerne certaines de mes lois et de mes initiatives: les républicains ont souvent voté contre, mais parfois pour la seule raison que je les avais proposées. À présent qu’ils portent la responsabilité de gouverner, ils constateront qu’il est contre-productif de tout annuler.

Regardez l’accord avec l’Iran. Les discussions ont été très dures. Beaucoup étaient très sceptiques et croyaient que l’Iran ne tiendrait pas ses promesses. Entre-temps, nous avons vu qu’en un an, l’Iran a réellement tout respecté. Sans guerre, uniquement grâce à la diplomatie, nous avons réussi à réduire une grande partie des réserves iraniennes destinées à la construction d’armes nucléaires et à gagner un large soutien de la population mondiale. Il ne serait pas intelligent de l’annuler, et je crois que le nouveau président finira par s’en rendre compte.

Et regardez les soins de santé: 20 millions de personnes qui n’ont jamais eu d’assurance maladie sont assurées. Le nouveau président déclare qu’il peut encore améliorer le système. S’il peut assurer le même nombre de gens contre la maladie, et encore mieux que moi, je le soutiendrai. Mais s’il essaie vraiment, il réalisera peut-être qu’on ne peut présenter de meilleur système que le nôtre. Faire campagne et gouverner sont deux choses totalement différentes. J’espère et je m’attends à ce que le nouveau président voie cette réalité en face, quelles qu’aient été ses déclarations en période électorale.

Parlons de l’accord climatique de Paris, un thème qui n’affecte pas directement la vie quotidienne de nombreux Américains. Ce n’est pas urgent et cela ne fait pas partie des priorités de Trump. N’avez-vous pas peur qu’il soit supprimé avant même d’avoir commencé ?

Vous avez 100% raison. Le changement climatique est un des thèmes qui m’inquiètent le plus parce que les conséquences sont aussi graves. Il entraîne des conséquences immenses, mais elles ne sont visibles qu’au compte-gouttes. C’est l’une des tâches les plus difficiles de la politique de convaincre les gens d’agir maintenant, sachant que les effets positifs ne se feront sentir que dans vingt, trente ans. Les politiques sont tendance à réfléchir à court terme, ils préfèrent s’occuper de choses que leurs électeurs sentent tout de suite.

Cependant, la bonne nouvelle c’est que le traité de Paris n’est pas un accord bilatéral entre les États-Unis et un autre pays. Deux cents pays se sont réunis pour conclure un accord international. Et si un gouvernement américain se joint à un tel accord, traditionnellement il engage aussi le gouvernement qui le suit. Pour moi, l’accord de Paris n’était qu’un début. Les obligations que s’imposent tous les pays, ne suffisent toujours pas pour dominer le péril. Mais l’accord assure le fondement, de sorte que grâce aux développements technologiques et de nouvelles sources énergétiques propres nous puissions rendre nos économies plus efficaces. Ensuite, on peut passer à une vitesse supérieure et continuer à améliorer les résultats de Paris.

Mais je ne veux pas sembler trop optimiste. Il est vrai que le nouveau président et ses adeptes s’en préoccupent moins que moi. Mais je pense que l’accord peut survivre, même si les deux, trois ou quatre prochaines années, le gouvernement américain ne sera pas aussi actif que moi. Grâce à nos lois, des constructeurs américains produisent déjà des voitures beaucoup moins énergivores. Les producteurs américains d’énergie trouvent que la nouvelle façon de produire de l’énergie est beaucoup plus efficace qu’autrefois. Nous avons l’opportunité de poursuivre cet objectif, même si ce n’est pas aussi rapide que je le souhaiterais. L’histoire n’est pas toujours une ligne droite, parfois, elle part en zigzag.

Dans de nombreux pays occidentaux, l’écart se creuse entre les politiques et les citoyens. Les gens se demandent si les politiques sont encore connectés à la vie réelle, ils ont peur. L’ère des populistes est arrivée. Vivons-nous un moment décisif, une date charnière dans l’histoire, où la direction politique doit affronter l’épreuve de feu ?

Oui, je pense. J’ai été élu parce que je croyais au mouvement « grass roots », la politique depuis la base. J’ai réussi à enthousiasmer et à motiver les gens qui n’avaient rien à voir avec la politique. Que j’aie été réélu après un premier mandat et qu’aujourd’hui je sois toujours relativement populaire est aussi dû au fait qu’à une ère économique difficile, les gens sentent que je les écoute et que je suis de leur côté.

Je pense qu’à présent tous les politiques doivent écouter plus attentivement les gens. Ils veulent être entendus, ils veulent plus de contrôle sur leur vie. Je pense que plus on favorise la participation des citoyens, mieux ils iront. Ici en Europe, de nombreux problèmes sont dus aux structures complexes. Les décisions tombent à Bruxelles, au Parlement européen, au Conseil européen et dans les gouvernements des Etats séparés. Les gens ne savent plus qui décide. Plus on les implique dans ce processus, mieux ça vaut. Tout a trait aussi aux facteurs culturels et sociaux, et à l’identité. Nous avons les réseaux sociaux, l’internet et l’immigration. Soudain, les cultures se heurtent et les gens ont le sentiment de perdre leur environnement familier, ce qui génère de la peur.

Quels ont été les moments les plus sombres de votre mandat ? En Europe, on a beaucoup parlé des attaques de drones que vous avez commandées. De Guantanamo aussi. Et évidemment des attentats terroristes et des fusillades.

Je pense qu’au début les gens n’étaient pas conscients de la véritable portée de la crise économique. Nous avons réagi intelligemment et nous avons évité une catastrophe totale, mais il y a eu des semaines où je ne savais pas si nous arriverions à sortir de la crise.

Pour moi personnellement, les moments les plus difficiles n’avaient pas trait uniquement aux attaques terroristes, mais aussi aux individus qui font des ravages. Vous vous souvenez peut-être de Sandy Hook, l’école primaire où vingt enfants de six et sept ans où été assassinés par un jeune homme atteint de troubles psychiques. À peine deux jours plus tard, j’étais en face des parents qui avaient perdu leurs enfants. Je n’oublierai jamais leur douleur, presque impossible à décrire.

Au niveau de la politique étrangère, il y a eu des moments où j’étais très inquiet de la façon dont nous devons lutter contre la menace terroriste sans changer la nature de notre société. Je suis très fier qu’on ait mis fin aux tortures. Et même si je n’ai pas réussi à fermer complètement Guantanamo, beaucoup moins de gens y sont enfermés : il n’y en a plus qu’une soixantaine au lieu de 700. Et les deux mois à venir, je continuerai à y travailler intensément.

Nous avons créé une structure juridique soumise beaucoup plus sévèrement aux règles de l’Etat de droit et qui correspond aux standards internationaux. Je sais que les drones inquiètent beaucoup de gens, et c’est compréhensible. Cependant, nous avons fort limité l’utilisation de drones, nous avons créé des conditions strictes conciliables avec notre objectif : limiter un maximum la perte de vies humaines à l’avenir tout en ciblant les organisations terroristes dans les pays qui n’en sont parfois plus capables. Dans certains cas, l’alternative serait d’envahir ces pays, ce qui exigerait beaucoup plus de sacrifices humains. Dans de telles circonstances, nous avons dû prendre des décisions difficiles.

La bonne nouvelle c’est que nous avions de très solides alliés. En Europe, où la menace terroriste est peut-être la plus grande, l’échange d’informations fonctionne parfaitement, les services de police travaillent efficacement ensemble, également au-delà des frontières. Cela nous permet de nous protéger et de rester fidèles de nos démocraties libres. J’espère que nous allons continuer sur cette voie. Nous devons y veiller de près.

Finalement, avez-vous l’intention de gracier le lanceur d’alerte Edward Snowden ?

Je ne peux gracier personne qui n’a pas été condamné par un tribunal, donc je ne vais pas commenter. Je pense que monsieur Snowden a abordé quelques soucis pertinents. Mais la façon dont il l’a fait ne correspond pas aux règles valables pour nos services de renseignement. Et si tout le monde se met à agir à sa guise, il est difficile de conclure les affaires du gouvernement selon les règles ou de maintenir un système de sécurité qui fonctionne.

Si monsieur Snowden décidait de comparaître devant le tribunal et si ces avocats avancent des arguments, ces questions joueraient un rôle. J’ai toujours plaidé en faveur d’un équilibre entre la protection de la vie privée et notre besoin de sécurité. Celui qui prétend qu’il n’y a rien à mettre dans la balance, et que la protection de la vie privée prime sur tout le reste, oublie la pression immense qui pèse sur les gouvernements pour empêcher les attentats terroristes. Des attentats qui non seulement tuent et blessent, mais qui peuvent déformer dangereusement notre société et la politique. En même temps, ceux qui croient qui s’agit uniquement de sécurité, se trompent également.

Nous devons réussir à nous mettre d’accord sur les mesures que doivent prendre les gouvernements pour nous protéger. À l’heure actuelle, je voudrais que mon gouvernement soit capable de retracer si une organisation terroriste a accès à des armes de destruction massives. Cela peut signifier que l’Etat – tant qu’il le fait prudemment et de façon limitée – doit trouver des moyens pour identifier les adresses e-mail ou le GSM d’un réseau. D’autre part, il faut garantir une surveillance des actes du gouvernement. Il faut éviter les abus. Nous ne pouvons pas partir du principe que le gouvernement se trompe systématiquement, mais même animés de bonnes intentions les collaborateurs des services de renseignements peuvent se tromper ou faire de l’excès de zèle. Aujourd’hui, toute notre vie est dans notre smartphone : toutes nos données, nos finances, nos objets personnels. Il faut les protéger. Cependant, il n’y aura jamais de protection étanche de la vie privée et de la société contre les gens qui nous veulent du mal.

Sonia Seymour Mikich et Klaus Brinkbäumer, ©Der Spiegel

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