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La face cachée de Marine Le Pen

Derrière sa nouvelle présidente, le Front national a engagé un travail d’implantation. Son terrain de manoeuvre : le bassin minier du Pas-de-Calais, dans le nord de la France. Son objectif : accéder à l’Assemblée nationale en 2012. Mais Marine le Pen rêve aussi d’un second tour de la présidentielle face à François Hollande, le 6 mai.

Ce dimanche d’automne, c’est la foule des grands jours au QG du Front national à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). Marine Le Pen est revenue dans son bastion à l’occasion de la braderie annuelle. Depuis sa démission du conseil municipal pour cause de cumul des mandats, en février dernier, sa présence s’était faite rare. Après une tournée en ville au pas de charge, la présidente du FN improvise un discours. « Vous avez montré la voie. Sachez que c’est l’esprit d’Hénin-Beaumont que j’emmène avec moi partout en France. » La centaine d’aficionados, dont les plus zélés arborent les tee-shirts noirs siglés « Les gars de la Marine », applaudissent poliment. Les bises claquent et les autographes pleuventà Le charme opère.

Quelques instants plus tard, Marine Le Pen reprend son souffle dans un bureau tranquille. Elle en est à sa quatrième braderie. « Un moment qu’on ne peut pas rater », sourit-elle. C’est ici, sous l’impulsion des adhérents d’Hénin-Beaumont – au premier rang desquels Steeve Briois et Bruno Bilde – que la fille de Jean-Marie Le Pen a opéré un changement stratégique majeur. Ici qu’elle a compris tout l’intérêt d’abandonner le positionnement « libéral et reaganien » du FN au profit d’un discours social et « antimondialiste ». C’est dans cette cité populaire de 27 000 habitants plombée par la gestion de l’ancien maire, poursuivi pour détournement de fonds publics et corruption, qu’elle a affiné sa conquête du parti et de l’opinion. Entre deux rasades de Coca zero, elle savoure la pertinence de son calcul : « Les ouvriers votent pour nous. C’est un raz de marée. Hénin-Beaumont a ouvert les yeux des classes populaires… »

Le lendemain matin, quelques militants passent la serpillière dans l’antre du FN, 300 mètres carrés en plein centre-ville. Dans son bureau, le « SD » (secrétaire départemental) Laurent Brice fait ses comptes. Le stand du parti a enregistré 860 euros en vente de gadgets et réalisé 12 adhésions. Un résultat honorable, sans être mirobolant. Ce copain d’enfance de Steeve Briois est un personnage clé de la galaxie frontiste. A 39 ans, il vient de lâcher son poste de cadre commercial pour prendre les rênes de la fédération test du Pas-de-Calais et rejoindre Marine Le Pen. « Je ne l’aurais pas fait pour Jean-Marie », précise-t-il. Sa mission ?

Structurer le parti dans le département. Une étape incontournable pour espérer, un jour, accéder au pouvoir. Car tel est bien l’objectif de Marine le Pen, à l’inverse de son père, qui s’intéressait surtout à la présidentielle.

Laurent Brice s’est lancé dans ce travail avec abnégation – « sept jours sur sept et douze heures par jour », assure-t-il. Il s’agit de mailler le territoire le plus finement possible, en trouvant des représentants dans chaque circonscription, chaque canton, chaque commune et, pour les plus peuplées, chaque quartier. L’une de ses grandes fiertés ? La liste, accrochée au mur, des 39 militants prêts à venir chercher leur paquet de tracts au moindre appel pour inonder Hénin-Beaumont, boîte par boîte, en deux heures. A lui d’animer les équipes. Tel adhérent assurera l’accueil à la permanence ; tel autre aidera un habitant à rédiger un courrier administratif. Car le local du Front, ouvert chaque après-midi du lundi au samedi, reçoit toute la misère du monde. D’où l’importance, par exemple, de s’appuyer sur un réseau discret de chefs d’entreprise prêts à « dépanner » des sympathisants avec un petit job. L’idéal pour les transformer en militants actifs.

Pour le FN, Hénin-Beaumont est devenu le modèle à imiter. Et pour cause ! Cet ancien fief socialiste fut à deux doigts de se donner à Steeve Briois, l’enfant du pays qui laboure le terrain depuis ses années de lycée, lors des municipales partielles de juillet 2009 : 47,62 %. « Ici, la méthode fonctionne, pourquoi ne pas l’exporter ? interroge Steeve Briois, propulsé secrétaire général du FN en janvier et qui multiplie, depuis, les audits des fédérations. Le but est de disposer d’un leader dans chaque ville de plus de 10 000, voire 5 000 habitants. »

Les militants de gauche en restent pantois

Dans le bassin minier, l’un des territoires les plus pauvres de France, le nouveau discours du FN passe bien. C’est celui du « tous pourris ». De la nécessaire protection aux frontières. De la fin de l’euro, aussi, rendu synonyme de perte de pouvoir d’achat. Les enjeux financiers et économiques sont devenus d’une telle complexité que les milieux populaires veulent « trancher le n£ud gordien » en votant Front national, expliquent les chercheurs Alain Mergier et Jérôme Fourquet dans un essai saisissant (1). Avec « Marine », la honte a disparu ; avec son argumentaire social, le FN suscite désormais un vote d’adhésion et non plus seulement de sanction. Cette efficacité laisse pantois les militants de gauche. Comme ces quatre irréductibles communistes qui se sont donné rendez-vous pour un tractage, ce soir-là, sur le parking de l’usine Faurecia d’Hénin-Beaumont. « Les gens ont oublié la guerre, l’OAS et l’Algérie française », peste Yves, fâché que « personne, là-haut, à Paris, ne réagisse et ne parle ouvrier comme le fait Marine Le Pen ». « Au FN, ils disent qu’ils sont plus communistes que nous ! C’est simple : ils nous écoutent et nous copient », renchérit David Noël, chef de file local du PCF, qui garde en travers de la gorge le départ de Jérémy, un jeune passé du PCF au FN, « parce qu’ils lui ont trouvé un job ».

Le nombre d’adhérents au FN a triplé en un an

Phénomène nouveau : le parti d’extrême droite commence à percer dans les campagnes du Pas-de-Calais. Aux cantonales de mars 2011, il y a réalisé ses meilleures progressions. Il faut aller à Beaumetz-lès-Aire, paisible village de 230 habitants tout en briques rouges, pour comprendre. « Le revenu fiscal moyen par foyer y est l’un des plus faibles de France, explique Olivier Delbé, conseiller régional FN. Il y a beaucoup de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) et de veuves qui survivent avec la pension de réversion de leur mari. » La désindustrialisation se fait sentir jusqu’ici. Et notamment les difficultés d’Arc international (cristallerie), qui délocalise à tour de bras. Dans ces zones périurbaines, la proportion d’ouvriers ou de précaires contraints de fuir la ville bien au-delà des banlieues est loin d’être négligeable. Autant de « relégués territoriaux », selon l’expression de Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin (2), qui finissent par opter pour le FN.

Dans sa stratégie de conquête, le parti d’extrême droite se heurte à la difficulté de recruter des cadres. « Pour beaucoup, s’engager au FN équivaut encore à jouer à la roulette russe, reconnaît Eric Dillies, patron de la fédération Nord-Flandre. Ils ont peur d’être stigmatisés et de tout perdre. » Le FN manque aussi d’argent. Dans le Pas-de-Calais, le nombre d’adhérents a triplé en un an, mais ne s’élève qu’à 1 500 membres à jour de cotisation – le plus souvent à 30 euros l’année en raison de la modestie des revenus. Seuls sauvent le Front ses 17 conseillers régionaux, dont le groupe dispose de bureaux, de matériel et de cinq permanentsà Et chacun des élus doit reverser 500 euros par mois (sur une indemnité de 2 200 euros) à l’appareil.

Il n’empêche ! Le FN peut d’autant mieux se préparer aux prochaines échéances électorales que la voie est libre. Dans le Pas-de-Calais, l’UMP a été marginalisée, et le parti de Marine Le Pen incarne la seule alternative à l’hégémonie du PS. Or les socialistes semblent avoir déserté le terrain. « Il y a comme une sidération des acteurs politiques, enchaîne Jean-François Caron, chef de file régional des Verts. Une vraie difficulté à imaginer une réponse autre que le rappel incantatoire aux valeurs de gauche. » Jusqu’à présent, Martine Aubry s’est tenue à l’écart de la fédération du Pas-de-Calais, qu’elle tient en piètre estime. Daniel Percheron, président (PS) de la région et patron de l’ombre des socialistes du Pas-de-Calais, peine lui aussi à trouver la parade. Ses efforts sont tout entiers tournés vers le développement économique du bassin minier, avec le projet Louvre-Lens en figure de proue. Mais les résultats ne se feront pas sentir avant plusieurs années.

Bien sûr, ici, la percée du Front dépendra du score obtenu par Marine Le Pen dans la course à l’Elysée. L’espoir de ses partisans réside dans un « 21 avril à l’envers » (un duel gauche-FN au second tour), qui entraînerait l’éclatement de l’UMP et rendrait possibles des alliances locales. « On est prêts, assure Steeve Briois. On sait couvrir le terrain. » A Hénin-Beaumont, à Lens ou à Calais, c’est assurément le cas.

(1) Le Point de rupture. Enquête sur les ressorts du vote FN en milieux populaires, Fondation Jean-Jaurès, septembre 2011.

(2) Recherche le peuple désespérément, Bourin, octobre 2009.

JACQUES TRENTESAUX

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