© Fedor Savintsev

La fabrique des diplomates de Poutine

Le Vif

Le rôle décisif de la Russie au coeur de la crise syrienne témoigne de l’efficacité du prestigieux Institut d’Etat des relations internationales. Plongée au coeur de l’école d’influence de Moscou.

Il est partout, Sergueï Lavrov. Dans l’annuaire des anciens élèves, à la Une du magazine du campus, sur la coque des smartphones qui portent son effigie, dans l’hymne de l’école (dont il est l’auteur), au conseil d’administration (qu’il préside), dans le grand amphi, où il prononce une leçon inaugurale tous les 1er septembre. Bref, il est omniprésent dans l’esprit et le coeur des 6 500 étudiants du MGIMO – l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou – qui, tous sans exception, le tiennent pour un modèle. On peut les comprendre : le ministre des Affaires étrangères personnifie à la fois l’excellence de cette fabrique de diplomates et le retour de la Russie sur la scène internationale. Diplômé du MGIMO en 1972, le chef de la diplomatie russe en est ressorti avec une connaissance parfaite du cinghalais (la langue du Sri Lanka), du divehi (celle des îles Maldives), une maîtrise totale de l’anglais et un niveau de français correct, pas assez élevé toutefois pour qu’il le parle couramment. Initialement affecté au Sri Lanka, Sergueï Lavrov, arménien par son père, est ultérieurement devenu ambassadeur de la Fédération de Russie auprès des Nations unies (1994-2004), avant d’occuper le fauteuil de ministre des Affaires étrangères, depuis douze ans. Considéré comme l’un des diplomates les plus habiles, influents et expérimentés de la planète, c’est lui qui a négocié le récent cessez-le-feu en Syrie avec son homologue américain John Kerry. Lui qui suit au jour le jour l’évolution de la crise ukrainienne. Lui qui parcourt le monde comme ambassadeur de Vladimir Poutine.

En raison des légendaires embouteillages moscovites, il faut compter quarante-cinq minutes depuis le centre-ville pour atteindre, dans le sud-ouest de la capitale, la prestigieuse école supérieure dont la façade de style brejnévien s’étire sur 450 mètres le long d’un boulevard large comme une autoroute. A sa création, en 1944, l’établissement se situait dans un immeuble bleu d’époque tsariste dans le vieux Moscou : la victoire sur les nazis étant tenue pour acquise, il s’agissait alors de « fabriquer » une nouvelle génération de diplomates soviétiques, en remplacement de ceux qui furent éliminés par la révolution bolchevique et les grandes purges staliniennes. Au fil des années, la faculté de relations internationales (diplomatie) s’est enrichie d’autres enseignements : économie internationale, droit international, journalisme international. Ce qui a nécessité son déménagement. Equivalent de l’ENA, de Sciences po et de l’Inalco (l’institut des Langues O’) réunis, le MGIMO a conservé une particularité soviétique : il demeure sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Un choix qui n’a rien d’anodin puisque, comme le note Jean-Robert Jouanny, ancien élève de l’Ecole nationale d’administration en France et du MGIMO, et auteur de Que veut Poutine ? (Seuil), « la géopolitique joue, dans la Russie postsoviétique, le même rôle mobilisateur que l’idéologie au temps de l’URSS ».

Un élève sur six est non russe

Avec plus de sept décennies d’existence et 64 000 diplômés depuis la fin des années 1940, cette école élitiste représente, pour la Russie, un puissant réseau d’influence. A l’époque soviétique, le MGIMO formait non seulement les diplomates de l’URSS mais également ceux du pacte de Varsovie (Pologne, Hongrie, Bulgarie, etc.), de Cuba, de Mongolie, du Vietnam, du Cambodge et même de Chine. La tradition perdure. Mais, depuis la chute du mur de Berlin, les partenariats se sont étendus à Sciences po Paris, à l’université libre de Berlin et à bien d’autres établissements sur les cinq continents. Aujourd’hui, 1 élève sur 6 est non russe. « Un millier d’ambassadeurs ou ministres plénipotentiaires actuellement en poste dans le monde sont d’anciens du MGIMO. Une moitié appartient à notre réseau diplomatique et une autre représente d’autres pays », se félicite, dans son bureau spartiate, le vice-recteur Andrey Baykov, qui parle couramment le mongol. Les agences de Nations unies (FMI, Unesco, OMS, PNUD, etc.) sont également « colonisées » par les anciens du MGIMO. Et à en juger par la qualité de l’exposé sur les rapports Chine-Russie entendu dans un cours de relations internationales, la relève est assurée. Chaque promo compte 700 diplômés, dont 120 en relations internationales.

Mais quel est donc le secret du MGIMO ? Sa réputation planétaire tient avant tout à l’excellence de l’enseignement des langues. Arabe, chinois, ouzbek, coréen, pachto, moldave, cinghalais, finnois, grec, néerlandais, ukrainien, swahili ou encore afrikaans et dari (les deux langues les plus rares, parlées respectivement en Afrique du Sud et en Afghanistan, dont c’est la seconde langue officielle après le pachto) : au total, 54 idiomes différents sont enseignés à un niveau quasi parfait. Le record est homologué par le Livre Guinness. Chaque élève étudie deux langues au minimum. « L’objectif est d’être brillantissime dans la première et remarquable dans la seconde », explique le chaleureux recteur Anatoly Torkunov (promo 1972, la même que Lavrov), qui parle couramment le coréen et l’anglais.

En fonction des besoins géopolitiques, le ministère des Affaires étrangères détermine des quotas de place pour chaque langue. Cela permet d’en déduire les priorités de la diplomatie russe. Ces dernières années, les effectifs ont augmenté pour le chinois et l’arabe ainsi que pour l’ukrainien. Et, puisque nous sommes en Russie, c’est l’institution, non l’élève, qui choisit sa première langue. Le cinghalais a jadis été imposé à Sergueï Lavrov. « Je voulais étudier une langue slave, mais on m’a attribué l’arabe », témoigne pour sa part Gregory Alexian, 22 ans, natif de l’Oural, qui a vite adopté le dress code – costume-cravate, mise soignée – des apprentis diplomates, seuls étudiants à se lever spontanément lorsqu’un prof ou un visiteur pénètre dans leur classe.

Indispensable pour intégrer le ballet diplomatique, l’enseignement linguistique du MGIMO rappelle l’entraînement hyperexigeant des danseuses du Bolchoï. La première langue est inculquée à raison de dix heures hebdomadaires dans des classes de sept élèves maximum, par trois professeurs différents : le premier pour la grammaire et le lexique, le deuxième pour le langage diplomatique, le troisième pour l’expression orale et l’interprétariat. Lorsque, pendant les laboratoires de compréhension orale, les élèves mettent leur casque audio, on se croirait soudain transporté dans une scène de la guerre froide, digne du film La Vie des autres, de Florian Henchel (2007).

« Un fort accent est mis sur la grammaire, souligne, dans un français plus que parfait, Evguenia Obitchkina, professeur de relations internationales et directrice scientifique du double master MGIMO-Sciences po. Les étudiants en français doivent par exemple savoir les quatre temps du subjonctif sur le bout des doigts. » La deuxième langue vivante est obligatoirement l’anglais – « l’espéranto de notre temps », dit l’enseignante. A quoi s’ajoute souvent une troisième, voire une quatrième ou une cinquième langue.

Evidemment, les autres savoirs indispensables font partie du cursus : histoire des relations internationales, enjeux énergétiques, religions, rhétorique, art des pourparlers, protocole, etc. Le tout est agrémenté de conférences hebdomadaires de personnalités, comme celles données dans le grand amphi de 600 places par Marine Le Pen en 2013 et Nicolas Sarkozy l’année dernière – tous deux ont fait un triomphe. Dès la deuxième année, des stages sont organisés dans des ministères et sur le terrain. A 22 ans, l’arabophone Alexeï Kuznetsov s’est ainsi déjà retrouvé successivement en Egypte, en Syrie, en Israël et au Maroc. « Les études ici sont passionnantes mais ardues », avoue ce Pétersbourgeois qui marche à perdre haleine dans les interminables couloirs afin de ne pas rater une seconde du prochain cours, consacré à la géopolitique de l’Union européenne. Mais c’est le prix à payer pour faire rayonner son pays dans les trois grandes zones traditionnelles de la diplomatie russe : « l’étranger proche », qui correspond aux territoires de l’ex-URSS, l’Occident et « l’étranger lointain », qui recouvre le reste du monde.

L’influence de « M. Niet »

Enfin, il y a tout ce qui ne s’apprend pas à l’école et qui, cependant, définit les diplomates russes : leur mentalité. « Il y a cette tendance au niet, qui nous vient de l’époque stalinienne, quand la mode était à l’attitude sévère, austère », reconnaît Anatoli Adamichine, 82 ans, qui fut vice-ministre des Affaires étrangères sous Gorbatchev. Ce fin diplomate garde un souvenir amusé des négociations entre l’Allemand Hans-Dietrich Genscher et Andreï Gromyko, surnommé « M. Niet ». « Genscher disait : « Je veux ça, ça, ça, ça et ça. » Gromyko répondait : « Alors, pas ça, pas ça, pas ça, pas ça et pas ça. » C’était interminable », raconte-t-il dans sa datcha de la banlieue aisée de Moscou. Ancien n° 2 de l’ambassade d’URSS à Paris et diplômé du MGIMO en 1953, Youri Roubinski, autre fringant octogénaire, complète : « Les Russes sont portés au marchandage serré. Sans doute l’influence de l’Asie centrale… D’un autre côté, nous tenons nos engagements et ne changeons pas de ligne au gré des circonstances, ce qui est sans doute une force. » Sous-entendu : à la différence des Américains. Autre qualité des diplomates russes : leur connaissance poussée du monde islamique.

En raison des liens étroits avec le ministère des Affaires étrangères, une question s’impose : les étudiants du MGIMO seraient-ils trop formatés ? « Nous présentons toujours la pluralité des points de vue afin d’ouvrir l’horizon des élèves, sans quoi ils deviendraient de mauvais diplomates, répond l’élégante professeur de relations internationales Evguenia Obitchkina. Mais je n’oublie jamais de leur rappeler où se situent les intérêts de la Russie. » Le Français Alexandre Selier, qui étudie pour six mois au MGIMO et habite dans une tour du campus réservée au logement des « expats », nuance : « A Sciences po Paris, les profs sollicitent bien davantage notre sens critique. » De toute façon, tranche un étudiant blond qui ressemble vaguement à Poutine, « ici, on parle de la Crimée et du droit international très librement en comparant les points de vue. Mais, au bout du compte, au MGIMO, la position de l’Etat russe défendue par Sergueï Lavrov reçoit un large soutien ».

De notre envoyé spécial Axel Gyldén, avec Alla Chevelkina – Photos : Fedor Savintsev pour Le Vif/L’Express

À L’ÉCOLE RUSSE

L’annuaire des anciens élèves témoigne de l’influence du MGIMO. Y figurent deux présidents de la République – l’un en exercice (Azerbaïdjan), l’autre à la retraite (Bulgarie) -, huit Premiers ministres, dix ministres des Affaires étrangères, anciens ou actuels (Kazakhstan, Kirghizistan, Mongolie, Arménie, Slovaquie, Géorgie, Biélorussie, etc.), une directrice générale de l’Unesco, la Bulgare Irina Bokova, et un ex-commissaire européen, le Tchèque Stefan Füle.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire