Le 7 juin dernier, la Padanie affronte la Haute-Hongrie en phase de groupes de l'Euro ConIFA. Plus qu'un tournoi, un signe au monde qui dit "j'existe". © Emilien Hofman et Nicolas Taiana

La Coupe des huit fantômes, l’Euro des nations, minorités et Etats non reconnus internationalement

Le Vif

En juin dernier, Chypre du Nord accueillait son Euro de football, réservé à huit nations, peuples, dépendances, minorités ou Etats non reconnus internationalement. Bienvenue dans un monde parallèle où une ancienne équipe de la Ligue du Nord est reine. Bienvenue dans un univers où antagonismes et nationalismes se côtoient sans souci.

Elisa quitte le banc. Devant elle, une vingtaine de Padaniens fanfaronnent : ces Italiens du nord du pays viennent de remporter l’Euro ConIFA, une compétition organisée par le pendant de la Fifa et réservée à huit nations, peuples, dépendances, minorités ou Etats non reconnus internationalement. Mais la jeune arbitre, handicapée par une hémorragie cérébrale dès la naissance, n’a pas le temps de faire deux pas qu’une grosse main la saisit et l’enlace vigoureusement. C’est la paluche d’Arturo Merlo, sosie de Gérard Depardieu et accessoirement coach de l’équipe de la région chère à Umberto Bossi. La communion entre ces deux physiques radicalement différents n’est pas longue, mais elle est importante. Dans ses bras, Arturo Merlo tient en quelque sorte la nouvelle Padanie. Une Padanie qui s’ouvre et tend surtout à se défaire de l’affreuse réputation qui lui colle à la peau depuis le début des années 1990.

La Coupe des huit fantômes, l'Euro des nations, minorités et Etats non reconnus internationalement

Il faut dire qu’à l’origine de l’équipe de foot se cache la Lega Nord, ce parti italien d’extrême droite qui milite pour l’indépendance de la Padanie.  » La LN a construit son équipe avec des joueurs professionnels grassement payés. Du coup, ils gagnaient toutes les compétitions des associations de football indépendantes, c’était de la véritable propagande pour le parti « , se souvient Marco Gotta, team manager rondouillard et souriant de l’actuelle sélection. A l’époque, il était impossible d’envisager la présence d’un joueur étranger dans cette équipe. D’où ce tressaillement du buteur quadra Andrea Rota au moment d’évoquer les tournois internationaux auxquels il a participé.  » Il y avait beaucoup d’hommes politiques qui faisaient les voyages avec nous. C’était assez malsain en y repensant parce que c’était dur d’afficher une autre conception que la leur. Maintenant, notre équipe est plus ouverte d’esprit, plus libre.  »

A travers la ConIFA (Confédération des associations de football indépendantes), créée en 2013 et qui compte aujourd’hui 46 membres, l’équipe padanienne veut prouver à ses citoyens qu’elle n’a plus aucun lien avec la Ligue du Nord. Tâche ardue : il a suffi à Gotta d’annoncer à ses amis qu’il travaillait pour la Fédération de foot pour se faire traiter de  » fou « . Mais, pour lui, la Padanie 2.0 est sur la bonne voie.  » Le vent tourne, l’Italien doit apprendre à se mélanger. On a été les maîtres du monde pendant des milliers d’années. Maintenant, on doit accepter que quelqu’un nous domine et nous dirige. Ce n’est pas une défaite, c’est simplement un changement.  » Si, en filigrane, quelques relations semblent subsister entre la Fédé et la Lega, se tenir officiellement éloigné du parti permet aux footeux d’afficher une ambition bien distincte de celle des séparatistes de la Botte.  » L’Euro ConIFA est l’occasion parfaite de représenter les millions de Padaniens. Nous n’avons plus aucune revendication politique, nous portons simplement une certaine identité géographique « , glisse Andrea Rota, carrossier dans le civil.

L'Abkhazie a déclaré son indépendance de la Géorgie en 1992. Elle n'est reconnue que par six Etats dans le monde.
L’Abkhazie a déclaré son indépendance de la Géorgie en 1992. Elle n’est reconnue que par six Etats dans le monde.© Emilien Hofman et Nicolas Taiana.

Varosha, ville fantôme

De toute façon, officiellement, la ConIFA interdit la propagation d’idéaux ou de messages politiques. Mais organiser une compétition de football à Chypre du Nord l’est forcément. Encore plus quand le  » pays  » hôte, reconnu uniquement par la Turquie, finance en quasi totalité le tournoi.  » Notre objectif n’est pas de permettre aux membres d’étaler leurs revendications aux yeux du monde entier, mais plutôt de leur donner l’opportunité de prouver qu’ils ne sont pas si mauvais que cela. Ce sont majoritairement des équipes dénigrées par toutes sortes de médias ou instances, et qui sont toujours vues comme les méchants, les rebelles ou les bandits de l’histoire. Mais ces gens-là ne sont pas tous des diables et notre rôle, c’est de le démontrer », plaide le secrétaire général de la ConIFA, Sascha Düerkop, jambes croisées dans l’unique tribune du stade de Güzelyurt.

L’enceinte est gardée par une poignée de militaires. A l’intérieur, autant de spectateurs que de policiers – soit très peu – observent Ellan Vannin battre Felvidék. Les premiers viennent de l’île de Man et sont considérés comme dissidents par la fédération anglaise (FA) ; les seconds représentent la Haute-Hongrie, vieille entité qui déborde largement sur la Slovaquie. Entre les prises de bec des deux coaches, le staff mannois arbore un tee-shirt au slogan évocateur :  » Three legs not three lions « . Les  » trois jambes  » sont le symbole de l’île de Man, les  » trois lions  » celui de la FA. Une revendication déguisée de l’archipel autonome, qui reste sujet de la Couronne. Malcolm Blackburn, président filiforme de la fédération d’Ellan Vannin, qui porte un panama de rigueur, s’appuie avec précaution sur la balustrade.  » On veut promouvoir notre identité. On n’est pas anglais et on ne doit pas l’être, au même titre que les Ecossais, les Gallois ou les Nord-Irlandais. On est d’abord des descendants de Celtes et de Vikings.  »

Le stade de Kyrenia, au nord de Chypre, a accueilli plusieurs matchs de la compétition.
Le stade de Kyrenia, au nord de Chypre, a accueilli plusieurs matchs de la compétition.© Emilien Hofman et Nicolas Taiana.

Si les insulaires sont conquérants ce soir-là (1-0), ils ne trouvent pas les ressources pour atteindre les demi-finales. Devant un public bien plus assidu qu’en début de tournoi, la rencontre la plus importante se joue à Famagouste, où Chypre du Nord reçoit le pays Sicule (Székelyföld en VO), ancienne région d’une Transylvanie roumaine et hongroise. La rencontre devait avoir lieu à Lefko?a, le côté turc de Nicosie, mais les organisateurs ont changé leurs plans  » pour contenter tout le monde. Les supporters nous réclament « , dixit Özdemir Tokel, l’une des têtes pensantes de l’organisation, perché en haut des travées latérales. De là, il profite d’une vue imprenable sur Varosha, quartier qui longe les murs rehaussés de barbelés du stade Dr. Fazil Küçük et dont l’accès est défendu par des militaires. Historiquement grec, l’endroit devient une vraie ville fantôme après la séparation de Chypre, en 1974, et l’installation de sa fameuse  » ligne verte  » entre le Nord et le Sud.  » Si qui que ce soit y entre, la communauté internationale va encore dire qu’on l’occupe et on va avoir des problèmes « , poursuit Özdemir, plutôt captivé par la victoire des siens que par les immeubles sans vie de Varosha.

Le foot comme arme politique

Championne du monde en titre, l’Abkhazie ponctue son parcours nord-chypriote en quatrième position. Pour leur dernière joute, les Abkhazes viennent de prendre un carton rouge quand un chien s’introduit sur le terrain. L’animal reçoit un coup de pied de bienvenue sur le museau. Les esprits s’échauffent, les 22 acteurs en viennent aux mains, la police et les supporters caucasiens s’emmêlent, puis les choses rentrent dans l’ordre. Les officiels sont surtout soulagés de la non-intervention d’un ancien bourreau de la guerre d’Abkhazie, présent en tribune. L’Abkhazie s’est autoproclamée indépendante de la Géorgie en 1992, comme un autre participant à cet Euro, l’Ossétie du Sud, au terme d’une guerre de plusieurs mois. Depuis, les deux entités cultivent un amour presque sans bornes pour la mère Russie.  » L’image négative que le monde a de nous est véhiculée par la Géorgie « , assure ainsi Soslan Sanakoyev, entraîneur adjoint de l’Ossétie du Sud, complété par Sergey Zassejev, ministre des Sports de son territoire.  » Il faudra du temps, mais le foot peut nous aider à faire comprendre au monde que les Sud-Ossétiens sont comme les Français ou les Anglais, simplement parce qu’ils savent jouer au foot. Cette image pourrait influencer l’avis général et celui des politiciens à notre encontre.  »

Le président et le secrétaire général de la ConIFA : Anders Blind (à g.) et Sascha Düerkop.
Le président et le secrétaire général de la ConIFA : Anders Blind (à g.) et Sascha Düerkop.© Emilien Hofman et Nicolas Taiana.

En organisant la Coupe du monde 2016 à domicile, les Abkhazes ont déjà pu mesurer les effets bénéfiques d’un tel événement.  » Après la guerre, tout était au plus bas chez nous « , rappelle Dimitri Pagava, référence du football local.  » Organiser ce tournoi était un signal au monde : « Regardez, la guerre est finie, on est là et il n’y a plus de danger. » Et pour nos voisins géorgiens, c’était l’occasion de leur dire : « On vit toujours ! »  » Grâce au Mondial, le peuple abkhaze a fait un pas supplémentaire dans son processus de reconstruction en intégrant enfin les loisirs dans ses activités quotidiennes. La bonne réputation de la compétition a contribué à la relance d’un tourisme totalement abattu par les préjugés liés aux années de conflits. Autre bénéfice du rassemblement sportif : le business.  » On recommence enfin à faire revivre notre commerce de citron, mandarine et tabac notamment grâce à l’une ou l’autre collaboration avec les pays membres de la ConIFA « , sourit Pagava.

Une pratique d’échanges initiée par l’île de Man et le Pays sicule dans le secteur des IT. Au même titre que les deux autres sélections de communautés hongroises inscrites à l’Euro – Karpatalya (Ukraine) et Felvidék – le Pays sicule ne se déplace pourtant pas à Chypre du Nord pour étaler ses revendications politiques. Les Magyars veulent surtout afficher leur fierté. Un tapis rouge dressé dangereusement pour les nationalismes ? Pas pour Malcolm Blackburn :  » Beaucoup de peuples sont occupés à relancer la tradition. C’est une réaction à la globalisation actuelle. Les gens affichent plus facilement leur identité locale que leur nationalité. Cette revendication n’est pas une mauvaise chose, c’est une belle manière de se promouvoir dans le monde entier. Tant que ça ne crée pas de conflit…  » L’essentiel est assuré.

Par Emilien Hofman et Nicolas Taiana.

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