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« La Commission européenne produit la plupart des maladies de l’esprit qui nous affectent »

Le Vif

Ancien reporter de guerre et auteur de polars historiques, l’écrivain espagnol Arturo Pérez-Reverte s’attaque à l’histoire de l’Encyclopédie dans son dernier ouvrage Deux hommes de bien. Une grande fresque qui rappelle l’importance de la lutte, très actuelle, contre tous les obscurantismes, y compris au sein même des institutions européennes.

Pourquoi vous êtes penché sur les « riches heures » du siècle des Lumières ? Le combat contre l’obscurantisme qu’ont mené les philosophes est-il encore le nôtre ?

C’est justement la période que nous traversons qui m’a donné l’idée de ce roman. L’unique façon d’affronter l’obscurantisme et de mettre en échec les forces de destruction de la culture européenne, c’est l’exercice de la mémoire – cet exercice dont l’éducation actuelle fait trop souvent l’économie, par esprit de nivellement. Aristote, Virgile ou Montaigne sont tragiquement délaissés. Ils sont pourtant, avec d’autres, les piliers de cette Europe que j’aime et qui est en train d’être désarmée. La culture est un trésor, et nous le dilapidons.

Dans Deux hommes de bien, l’obscurantisme est représenté par les émissaires de l’Inquisition, qui tentent de s’opposer, dans l’Espagne d’alors, au vaste mouvement des Lumières, à la circulation des savoirs… Qui incarne, aujourd’hui, selon vous, ces forces obscurantistes ?

Aujourd’hui, je dirais, pour schématiser, qu’il existe deux barbaries adverses et complémentaires : la menace extérieure qui, comme au xviiie siècle, guette le coeur de l’Europe ; mais à cette menace extérieure s’en ajoute une autre, venue de l’intérieur et, pour cette raison même, peut-être pire. Une des figures de la déculturation surgie de l’intérieur de la civilisation européenne, c’est par exemple la Commission de Bruxelles, qui produit la plupart des maladies de l’esprit qui nous affectent. Nous sommes menacés par la force aveugle d’un nihilisme qui nous conduit à faire table rase de toutes les références culturelles et des conditions de possibilité d’une authentique éducation humaniste. Ainsi allons-nous laisser les générations qui viennent sans défense et sans repères.

Au travers de l’odyssée de vos deux compatriotes, ce que vous célébrez, c’est l’Encyclopédie, bien sûr, mais c’est aussi – plus largement – l’Europe de l’esprit. En avez-vous la nostalgie ?

Le mot  » esprit « , en effet, est lié indissolublement à celui d' » Europe « . Sans Montesquieu, sans Rousseau et sans d’Alembert, l’Europe telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existerait pas, elle ne serait jamais devenue un pôle de référence morale du monde. La bibliothèque de ma famille était remplie de livres français. Et le premier que j’ai lu, enfant, a été Les Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas. Je me souviens du conseil prodigué par mon grand-père :  » Arturito, tu dois apprendre le français !  » Et il ajoutait :  » Toutes les trois générations en Espagne, il y a en a une qui doit prendre le chemin de l’exil. Dans notre famille, on s’exile en France.  »

Nous sommes sortis de l’ère de la sécurité. Les choses ne peuvent qu’empirer

Vous êtes membre de l’Académie royale espagnole, comment concevez-vous votre rôle ? Contribuez-vous à freiner le processus en cours, à retarder la catastrophe ?

Nous sommes, au sein de l’Académie, responsables de la fabrication d’un dictionnaire pour 500 millions de locuteurs, et disposons en raison de la force de l’hispanidad d’un puissant  » hinterland  » linguistique.

Vous vous en souvenez sans doute, un philosophe, au début du xxe siècle, a mis en garde les Européens contre la « lassitude ». Pour lui, c’était un mal très corrosif. Vous partagez ce sentiment ?

Absolument ! A l’époque des Lumières, le basculement vers la lassitude était moins entamé, car il n’y avait pas encore eu la Terreur, le spectacle de la guillotine, la décapitation du roi… Il y avait encore une certaine  » virginité « … Nous savons aujourd’hui, hélas, d’un triste savoir, qu’il n’est point de révolutions qui ne se terminent en autocraties. Aujourd’hui, ce n’est donc pas l’espoir qui m’anime, c’est un certain besoin de consolation. La culture ne représente certes plus une solution politique, mais elle est encore un havre qui apporte du réconfort et de la consolation.

Académicien, vous l’êtes aussi dans un esprit de consolation ?

Absolument ! J’ai couvert les guerres les plus improbables pendant vingt et un ans… Je sais que le fond de barbarie ne s’en ira jamais, il y a une âpreté, une violence irréductibles, je crois. Je sais aussi que l’Europe a vécu une période bénie, entre les années 1950 et le début du xxie siècle. Maintenant, nous sommes sortis de l’ère de la sécurité. Les choses ne peuvent donc qu’empirer. Mais heureusement, il y a la culture. Et il y a, aussi, des  » hommes de bien  » pour se rassembler autour d’un principe consolateur. La culture fonctionne comme un immense analgésique.

La société du spectacle intégral privilégie les oeuvres les plus lucratives, déplore Arturo Pérez-Reverte.
La société du spectacle intégral privilégie les oeuvres les plus lucratives, déplore Arturo Pérez-Reverte.© dr

Quel est le péril suprême qui, selon vous, menace aujourd’hui les Européens ?

Sans culture, je répète qu’il n’y a aucun espoir de survie pour cette civilisation. C’est un fait. Il m’angoisse. Et je sais que les institutions européennes ont condamné à mort culturellement nos descendants. Ne nous y trompons pas : il se déchaîne aujourd’hui un obscurantisme à visage progressiste.

Que voulez-vous dire ?

En Espagne, il existe aujourd’hui une offensive très inquiétante d’un féminisme radical, complètement analphabète, et qui, armé des meilleures intentions, multiplie les jugements anachroniques. Un tel dispositif idéologique revient à nous inciter à haïr notre passé sans rien nous donner à admirer en échange. Il y a, aujourd’hui, une multitude de fanatismes politiquement corrects qui n’ont rien à envier, dans leur zèle inquisitorial, à ceux que combattirent Voltaire et ses amis.

Votre roman magnifie la vocation universaliste des philosophes, il s’en dégage donc une certaine idée de la grandeur de ces derniers. Gardez-vous la nostalgie de l’influence déterminante qu’exerçaient alors les intellectuels transnationaux ?

En ce qui me concerne, je suis davantage un raconteur d’histoires qu’un intellectuel. Aujourd’hui, nous avons dérivé vers un système de communication et d’échanges qui n’a plus rien à voir avec la vie intellectuelle. La société du spectacle intégral privilégie les oeuvres les plus lucratives : la parole des intellectuels est donc largement délaissée. Pour eux, c’est la douche froide ! Nous avons perdu le respect pour la réflexion d’élite.

La culture ne représente plus une solution politique mais elle apporte encore du réconfort et de la consolation

Que croire ? Qu’espérer aujourd’hui ?

Est-ce une déformation professionnelle ? Mon penchant m’incline en permanence à utiliser l’histoire, à m’y référer pour interpréter le passé. J’ai la conviction que l’Europe est engagée dans un interminable processus de déclin, comme jadis l’Empire romain. La seule option, c’est de retarder les choses. D’ajourner la catastrophe. Et de consoler celles et ceux qui ont conscience de l’effondrement en cours.

La guerre revient ?

Evidemment ! Je suis stupéfait par la certitude de beaucoup de nos contemporains, par leur aplomb aveugle. La plupart des gens, dans les sociétés occidentales, ne se rendent pas compte qu’ils sont sur le Titanic. Et l’iceberg peut se nommer fanatisme islamique, tsunami, c’est selon…

Ce sont des « somnambules » au sens que Hermann Broch a donné à ce terme ?

Quoi qu’il arrive, l’époque de la sécurité est révolue. Nous plongeons dans l’inconnu.

Deux hommes de bien, par Arturo Pérez-Reverte, trad. de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Seuil, 512 p.

Propos recueillis par Alexis Lacroix.

Bio Express

1951 Naissance à Carthagène, en Espagne, le 25 novembre.

1973-1994 Correspondant de guerre pour le quotidien Pueblo et pour la télévision espagnole.

1986 Publication de son premier roman en Espagne, El Husar.

1996 Publie Le Capitaine Alatriste (Seuil), premier d’une série de romans avec ce personnage.

2003 Fait son entrée à l’Académie royale espagnole.

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