Être civilisé, c'est être "urbain". Mais le gigantisme des agglomérations actuelles (ici un échangeur en périphérie de Shanghai) s'accorde-t-il encore avec l'idée de civilisation? © Funny Solution Studios/Shutterstock

« La civilisation désigne la façon dont on sort de la barbarie »

Christian Makarian

Comment se définit une civilisation ? Recouvre-t-elle le concept de culture ? Comment distinguer le sauvage du barbare ? Vit-on un choc de civilisations ? Autant de thèmes abordés jusqu’à l’interrogation de fond : le pronostic vital est-il engagé pour la nôtre ? Rencontre avec le philosophe Yves Michaud.

De quand date la notion de civilisation ?

Elle a mis un certain temps à apparaître pour ensuite beaucoup évoluer. Au départ, elle signife l’amélioration de la condition des peuples à tous égards. Au début du xviiie siècle, on distingue ainsi entre sauvages, barbares et civilisés. Les premiers sont les peuples primitifs, qu’on découvre alors à travers les grands voyages et les explorations. Les seconds sont les envahisseurs, les hordes qui ont déferlé sur l’Europe en provenance des steppes. Quant à la civilisation, elle désigne la manière dont on sort de la barbarie : c’est un processus.

Comment en sort-on ?

Fondamentalement grâce à un meilleur gouvernement, puis en développant « l’industrie » – c’est-à-dire des activités économiques productives, à commencer par l’agriculture – et en échappant à la violence. Tout cela étant réalisé, et concomitant à l’évolution politique, on peut entrer dans le commerce, puis dans les arts. C’est l’ensemble de ce processus qui désigne l’idée de civilisation, laquelle se caractérise par la mise en valeur de la terre, la construction de villes et, ensuite, l’épanouissement des arts. Tous les penseurs du XVIIIe siècle partagent ces critères. Le mot de culture n’a alors jamais le sens qu’on lui donne aujourd’hui. C’est aussi le xviiie siècle qui découvre l’Histoire et le sens de l’évolution temporelle.

Le barbare n’est-il pas déprécié parce qu’il est perçu comme le vainqueur de la Rome antique ?

Le barbare, c’est l’envahisseur, le membre d’unpeuple nomade, sans institutions, dont les chefs sont uniquement des guerriers : tous les auteurs sont d’accord sur ce point, qu’il s’agisse de Voltaire, de Montesquieu, de Volney ou de Herder. C’est un prédateur qui ne construit pas de ville et qui n’a pas de gouvernement. À partir de là, les barbares deviennent un facteur explicatif universel. Ce sont eux qui mettent fin à toutes les civilisations (Égyptiens, Assyriens, Grecs, Romains…), avec leurs invasions. À l’inverse, leur intégration dans une civilisation suppose qu’ils entrent dans des formes de gouvernement : là apparaissent les nations, les structures politiques et les villes.

Ne sommes-nous pas tributaires de cette perception, qui veut que nous ayons une empathie pour l’Égypte, menacée par les Assyriens, pour Athènes, attaquée par les Perses, pour Rome, convoitée par les Germains, mais jamais pour les envahisseurs, assimilés à des « méchants » (les Scythes, les Huns, les Goths…) ? Est-ce vraiment juste ?

C’est juste uniquement au sens où la supériorité des civilisés sur les barbares tient pour les hommes du XVIIIe siècle à ce que les premiers ont une vie meilleure que les seconds. Il y a là, pense-t-on, un fait objectif. Au sein d’une civilisation, on échappe à la violence, on connaît une forme de sécurité, on peut travailler et avoir une organisation sociale, sans besoin de prédation, on profte de la ville où peuvent s’épanouir la culture et les arts. Le point de discussion important est ailleurs : y a-t-il des civilisations supérieures à d’autres ? Pour Voltaire, par exemple, il existe un progrès continu de la civilisation, qui atteint son apogée au siècle de Louis XIV. Mais, dès le xviiie, on voit se dessiner une autre pensée, qui va fnir par l’emporter : l’idée que toutes les formes de civilisations sont différentes et qu’elles se valent. Il n’y a pas de primauté des Grecs sur les Romains. Partant, toutes les cultures sont intéressantes, elles atteignent un sommet puis elles déclinent : l’histoire ne suit pas un sens unique qui conduirait vers une culture supérieure. Cette nouvelle défnition, le « relativisme culturel », est d’origine allemande, on la doit notamment à Johann Gottfried Von Herder, un penseur immense : toutes les cultures sont des formes d’accomplissement de l’humanité, on ne peut les comparer et toutes sont susceptibles de mourir un jour. Herder tire son inspiration de la philosophie de Leibniz : chaque civilisation est une vue sur le monde et seul Dieu réunit toutes les perspectives.

La civilisation, c’est l’essor des arts, l’affranchissement par rapport à la religion.

Pourquoi les sauvages sont-ils distingués des barbares ?

Les sauvages font l’objet de deux vues distinctes. La version de Rousseau les identife à l’innocence de l’Humanité : ils n’ont pas besoin d’être cultivés ou civilisés, un discours pré-romantique fait d’eux des témoins de la Nature – ils sont dans l’état de pure nature, une expression courante au xviiie siècle. Ce qui sous-entend que la civilisation corrompt l’homme, qui est au départ fondamentalement bon. Une autre version, plus répandue, soutient que les fameux « bons sauvages » sont malheureux à cause de la faim, de la précarité, de la dureté du climat et qu’il faudrait qu’ils deviennent « civilisés ». C’est toute la polémique entre Voltaire et Rousseau.

Que signife alors la « culture » ?

Le mot prend son essor seulement à la fin du XVIIIe siècle, à partir de la réfexion allemande et en un sens premier lié à l’agriculture : on cultive d’abord les sols, puis les esprits, enfn les arts. Mais cette signifcation va rapidement évoluer. À la fn du xixe, on verra se développer en Allemagne une opposition entre culture et civilisation, cette dernière désignant alors l’excès de raffinement, une sorte de mollesse et presque de décadence, typiquement française. Cette perception germanique lie le développement d’un peuple à la notion même de culture : c’est le fameux Kulturkampf de Bismarck. Ce débat a été amplifé par les penseurs français comme instrument de lutte politique contre l’ennemi d’outre-Rhin, notamment après la défaite de 1870.

Après un si riche XVIIIe siècle marqué par le relativisme culturel, comment expliquer que le « stupide xixe » ait autant exacerbé les nationalismes et fait de l’idée de civilisation le ferment de l’affrontement entre la France et l’Allemagne ?

À partir de l’époque napoléonienne, puis avec le romantisme allemand, on voit s’introduire une guerre des cultures sur une base nationale, avec l’idée encore très « agricole » qu’une culture est indissociable du sol sur lequel elle s’est développée. La culture française s’est exprimée dans le cadre d’une nation, telle que voulue par Louis XIV. En revanche, s’il y a bien une culture allemande, il n’y a pas encore de nation allemande. On va donc invoquer l’idée de nation de manière presque sacrée, notamment sous la plume de Fichte (auteur des Discours à la nation allemande) : il faut que la culture allemande trouve son territoire. Les Anglais suivent un peu la même évolution sous l’impulsion de Ferguson qui infuencera beaucoup les penseurs allemands : un peuple est indissociable de sa langue et de son territoire. Pour qu’une culture s’épanouisse sur le plan linguistique, politique ou artistique, elle doit donc être sûre de son implantation géographique et ne pas craindre pour ses frontières. La violence des nationalismes au XIXe siècle a directement à voir avec cet attachement au sol et à la langue.

La nation n’est-elle pas une idée principalement française ?

Tous les peuples d’Europe de l’Ouest avaient cet idéal en commun. Mais la France disposait déjà d’un État fort, c’était son « exception », tandis que l’Allemagne ou l’Italie non. Une fracture s’opère entre le xviiie et le xixe siècle : Voltaire voit déjà l’Europe comme une seule grande nation, même si les princes s’y font la guerre mais sous la protection du « droit des gens ». Au xixe, le concert des nations voulu par Metternich au Congrès de Vienne reprend la même idée. Cette idée d’unité européenne va se déliter tout au long du siècle.

Il existait pourtant le sentiment d’appartenir à une même civilisation, en l’occurrence chrétienne…

En fait, contrairement à ce qu’on croit habituellement, on ne pense pas en termes de civilisation chrétienne puisque ce furent précisément les différences religieuses et les guerres de religion qu’il a fallu surmonter. Le pouvoir de la papauté fut âprement combattu par les différentes forces politiques : la civilisation, c’était bien davantage le développement de la culture et des arts, somme toute l’affranchissement par rapport à la religion. Ceux qui vont commencer à parler de civilisation chrétienne, ce sont des gens devenus réactionnaires après la Révolution française, comme Chateaubriand, et surtout ceux qui, comme lui, ont fait le voyage d’Orient et ont été témoins de l’oppression ottomane. Au xviiie siècle, l’ennemi, c’est bien plus l’Église que l’islam.

Néanmoins, l’Europe a très tôt ressenti le besoin d’exporter sa civilisation au-delà des mers. Pourquoi ?

Sur ce point aussi il faut éviter les simplifcations. La conquête de l’Amérique du Sud s’apparente à de la prédation avec, dans les bagages des conquistadores, la nreligion chrétienne et ses clercs. Il faut être conscient que, jusqu’au xviie siècle, la religion recouvre tout. On ne peut penser en dehors d’elle. Il n’y a pas d’athéisme possible. Cette première forme de colonisation est celle des empires espagnol et portugais. Peu à peu, les esprits vont se libérer et s’affranchir du poids de l’Église : toutes les discussions autour des questions de civilisation montrent justement cette prise de distance vis-à-vis de la foi.Il existe un deuxième cas de fgure. Les Français qui partent au Canada ou en Louisiane, de même que les pèlerins anglais qui fuient les persécutions religieuses, quittent leur pays pour peupler des territoires qu’ils croient vierges : ils ne voient pas de mal à cela, Dieu a donné ces terres aux hommes pour les mettre en valeur. Enfn le troisième type de colonisation passe par le commerce. C’est le fait des Anglais et des Hollandais. La traite des esclaves en fait partie. Même si on n’a plus le droit de le dire aujourd’hui, cesesclaves sont souvent vendus aux Blancs par des trafquants noirs ou arabes. On installe donc des comptoirs sur les côtes, afn de faciliter les trafcs ; il faudra attendre le xixe siècle pour voir les Européens pénétrer à l’intérieur des terres et s’en emparer.

Néanmoins, on va théoriser ces formes d’invasion et exploitation en les habillant d’une mission civilisatrice…

L’idée de progrès des moeurs va devenir plus agressive au xixe siècle avec le développement de l’industrie, des technologies et des échanges. On va voir se répandre l’idée qu’on a affaire en Europe à une civilisation supérieure parce que plus puissante. Non seulement on produit plus et mieux en Europe que partout ailleurs, mais on y possède une éducation, des connaissances, une médecine, une hygiène qui forgent une civilisation inégalable. D’où la mission civilisatrice et impérialiste des grandes nations européennes visà- vis du reste du monde. Sur ce plan, la France apparaît comme le leader de la colonisation civilisatrice, avec un fond positiviste et républicain. Tandis que les Britanniques passent des accords avec les chefs autochtones pour asseoir leur puissance et procéder à l’exploitation des territoires conquis, les Français veulent mettre partout en place leurs formes d’organisation et leurs normes d’éducation. Pour cette raison, durant la décolonisation, les Anglais rencontreront moins de diffcultés que les Français. On pense évidemment à la guerre d’Algérie. Mais, même au Maroc, où Lyautey fut considéré comme un « bon » colonisateur, la présence française impose aux autochtones d’énormes changements. Lyautey a construit des routes, transformé les paysages, redessinéou inventé les villes.

Le mouvement Nuit Debout s'inscrit dans une mouvance européenne qui invoque la démocratie directe. Avec ses décisions immédiatement exécutables, ce type de démocratie représente souvent le contraire du fonctionnement démocratique.
Le mouvement Nuit Debout s’inscrit dans une mouvance européenne qui invoque la démocratie directe. Avec ses décisions immédiatement exécutables, ce type de démocratie représente souvent le contraire du fonctionnement démocratique.© NASSER BERZANE/REPORTERS

La ville, justement, n’est-elle pas au coeurdu processus de colonisation ? Exactement comme elle était le coeur de la civilisation en Europe…

Effectivement, la ville est le lieu et la marque suprême de la civilisation. Ne dit-on pas d’un individu bien éduqué qu’il est urbain ? La civilité n’est-elle pas la qualité des gens bien élevés ? L’idée de la ville idéale remonte à la Renaissance ; il existe un tableau attribué à Piero della Francesca qui la représente. Presque à la même époque, le pape Pie II fait de son village natal, Pienza, un modèle d’urbanisme. Cela culminera au xixe siècle, avec les transformations de Londres, de Paris sous l’impulsion de Haussmann, et les grandes cités américaines. La ville, c’est le marché, le commerce, notion clé de la civilisation. Pour « commercer » les hommes doivent renoncer à la violence, passer des contrats, avoir des unités de mesure communes, apprendre des langues étrangères.

La ville, n’est-ce pas aussi la politique ?

Au départ, non, c’est d’abord le lieu où s’établit le chef de guerre, ou le roi, un espace de vie sécurisé. Mais, très vite, la politique apparaît sous la forme de la contestation de l’autorité, avec le développement des échanges et l’apparition de la bourgeoisie. Le pouvoir arbitraire et ses abus sont critiqués et ce sont les bourgeois, habitants des villes, qui s’en chargent. Les parlements locaux s’opposent aux souverains, en Angleterre, puis en France. La cité, au sens de l’Antiquité, est une entité territoriale bien plus large qu’une ville. Aujourd’hui, c’est en quelque sorte l’inverse, la ville échappe de plus en plus à la civilisation ; c’est un organisme qui prolifère tout seul. L’expression hugolienne de « peuple de Paris » a-t-elle encore un sens ? On est passé de Hugo à Zola puis, aujourd’hui, à la juxtaposition de la « gentrifcation » et des quartiers communautaires.

La ville est-elle toujours un lieu de civilisation ? N’est-elle pas davantage une jungle ?

Elle devient une jungle et peut aussi transformer ses mutations, notamment communautaires, en attraction touristique. Mais, depuis l’époque de Haussmann, la ségrégation spatiale contribue au maintien de l’ordre. Avec leurs occupations et leurs rythmes de vie différents, les gens ne se rencontrent pas. La population des Champs-Élysées, un jour de semaine à 13 heures, n’a rien à voir avec celle du samedi soir ou du petit matin. Seules les grandes célébrations réunissent parfois tout le monde.

Dans la ville, se développent aussi les arts…

Progressivement, une civilisation va se mesurer à sa capacité à faire feurir les arts. Lesquels dépendent de deux conditions. Premièrement, la richesse – y compris le luxe comme surcroît par rapport au strict nécessaire. Deuxièmement, le fait que les esprits se cultivent ; c’est là que le mot de culture se dissocie de celui de civilisation.

Pourquoi le sens du mot culture n’a-t-il cessé de changer de contenu ?

La culture en tant que raffnement, ce qui la rapprochait de la civilisation, va céder la place à l’idée du « culturel », à l’idée que chaque groupe humain a sa culture propre. La gauche s’est emparée de cette évolution contre l’idée élitiste d’une culture supérieure. On a valorisé la diversité et la pluralité, jusqu’au point où tout ce qui s’affche comme multiculturel acquiert automatiquement une valeur. Or il y a deux formes de multiculturalisme. La première désigne l’intérêt pour le cosmopolitisme et l’enrichissement personnel par la connaissance des autres formes d’expression culturelle : c’est un peu le multiculturalisme des touristes. Je mets en doute cette version-là, car très peu de gens sont réellement cosmopolites, sauf à parler parfaitement au moins deux langues. La seconde est celle du multiculturalisme politique : chaque groupe a sa culture spécifque aussi respectable qu’une autre. Ce qui amène la question que je pose dans mon dernier livre : dans un ensemble multiculturel, jusqu’à quel point peut-on faire société ensemble ?

Les caractéristiques de notre civilisation n’annoncent-elles pas ce qui peut la détruire ?

Toutes les civilisations ont une fn. Mais cette fin est rarement un processus perceptible ; à part les catastrophes naturelles ou les invasions militaires, les basculements prennent du temps. Cela dit, on peut entrevoir les périls qui nous guettent. J’en vois plusieurs. À partir du moment où la France, depuis six décennies, s’est engagée dans la construction européenne, la désagrégation plus ou moins rapide du projet européen fait courir un risque considérable à la société française. On risque de devoir réviser beaucoup de nos fonctionnements. Regardez la Grèce, malgré l’état dans lequel elle se trouve, l’idée de quitter l’euro effraie la population comme les dirigeants. Du jour au lendemain, ce serait un désastre. Quand j’entends dire que la France pourrait quitter l’euro, je crois qu’on ne mesure pas la catastrophe que cela entraînerait. Les Anglais, eux qui ne sont pas dans l’euro, ni dans Schengen, peuvent envisager de quitterl’Union européenne, mais pas nous.

La démocratie directe peut remettre en cause le mode de gouvernement démocratique

Autre risque ?

La progression du fondamentalisme musulman. La colonisation et la pénurie de main-d’oeuvre nous ont légué une population considérable de Français d’origine immigrée, auxquels s’ajoutent tous les migrants, qui arrivent avec leur religion. Tout cela sans même envisager des événements dramatiques qui planent toujours sur les pays du Maghreb ; on pense à la Libye, mais la Tunisie est aussi très fragile. Pour toutes ces raisons, la République est très exposée ; elle ne résisterait pas à la montée d’un parti religieux, comme l’évoque Michel Houellebecq dans son livre Soumission. Si un groupe important de citoyens entre en désaccord avec la liberté de conscience, nos institutions, fondées sur ce principe, résisteront-elles ? C’est pourquoi je soutiens dans mon livre qu’une des choses les plus inacceptables pour tout républicain dans l’islam est l’interdiction de l’apostasie. À partir du moment où on ne peut pas être en désaccord avec une religion et on n’a pas le droit de la quitter, on sort du régime démocratique. D’une manière plus générale, tout communautarisme va contre le contrat social.

N’y-t-il pas aussi des périls propres au phénomène identitaire ?

Le populisme, de droite ou de gauche, comporte le risque d’une remise en cause fondamentale des modes de gouvernement démocratiques. J’en vois plusieurs signes : la démocratie directe, qui est par bien des aspects le contraire du fonctionnement démocratique, la confusion aujourd’hui presque totale entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, ou bien encore le reprise en mains par une oligarchie autoritaire de type léniniste. Podemos en Espagne se défnit comme un léninisme aimable, et, à l’inverse, les militants de Nuit Debout réclament une démocratie directe qui est dangereuse. Les assemblées générales, qui décident et demandent l’exécution immédiate de leurs décisions, sont une caricature de démocratie. Tous les penseurs du passé, de Kant à Tocqueville, ont dénoncé cela comme un « despotisme des assemblées ». La séparation des pouvoirs est un principe essentiel.

Reste le facteur externe : que pensez-vous de l’expression « choc des civilisations » ?

Tout ce que j’ai dit montre que je rejette ce simplisme, mais je crains en revanche la manipulation des migrations. Aujourd’hui, le fait migratoire est un choc pour l’Europe. On est coincé entre l’humanitarisme indispensable et le déf politique. Des zones très sensibles ont été déstabilisées, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, de la Syrie, de l’Irak, de la Libye ou du Sahel. On a lancé parallèlement de très mauvais signaux, notamment Angela Merkel ou le pape François, en opposant à ces risques le principe de l’hospitalité généreuse. Je ne suis pas contre, mais une grande partie des populations concernées, notamment dans le sud du Sahel, veulent déjà venir vivre dans des pays dont le niveau de vie est beaucoup plus élevé. C’est tout à fait normal et il en a toujours été ainsi au plan historique. Le discours d’hospitalité accélère ce mouvement et transforme les migrations en véritable business, avec des passeurs sans scrupules, des trafcs structurés – c’est une économie en soi. A cela s’ajoute un jeu diplomatique pervers. La Turquie joue double jeu et utilise les migrants pour affaiblir la Grèce comme pour faire du chantage à l’Union européenne. La Russie, elle, voit aussi dans la vague des migrants un moyen d’affaiblir l’Europe de l’Ouest qui est venue contrarier ses desseins en Ukraine. Les migrations deviennent une arme de politique internationale.

De deux maux - la régression fondamentaliste ou la perte de liberté due à la toute puissante du big data - lequel choisir ? Le second semble le mieux armé pour s'imposer...
De deux maux – la régression fondamentaliste ou la perte de liberté due à la toute puissante du big data – lequel choisir ? Le second semble le mieux armé pour s’imposer…© AFP

Quelle est la bonne réponse ?

Ce n’est sûrement pas de couler les bateaux chargés de migrants ! Il faut revoir notre stratégie au Moyen- Orient dans le sens de la Realpolitik, réprimer les circuits d’exploitation des déshérités, ne pas donner de signaux d’encouragement et, sur place, intégrer fortement et de manière contraignante les nouveaux arrivants – ce qui demande des moyens fnanciers importants. De ce point de vue, la réponse allemande, qui prend très sérieusement en charge les immigrés et leur enseigne la langue et les lois du pays d’accueil, me paraît bien plus adaptée que ce qu’on voit en France. Les Allemands ont une tradition d’accueil des réfugiés, notamment depuis la Deuxième Guerre mondiale. Il faut régler les choses au stade concret, mais aussi repenser notre positionnement stratégique. Je pense, par exemple, que si l’on assouplissait notre position sur l’Ukraine on pourrait s’attendre à moins de calculs contraires de la part des Russes.

Donc vous ne voyez pas de péril propre à l’islam ?

Le choc, s’il y en a un, n’est pas religieux. L’enjeu fondamental est plutôt le clivage entre la foi et l’hyperconnaissance, entre la régression vers la croyance et le transhumanisme. La guerre des cultures se situe là ; entre ceux qui choisiront le retour au surnaturel, et ceux qui choisiront le transhumain ou l’hyper-humain. C’est Google contre la Révélation et les prophètes. D’un côté, le big data, les biotechnologies, la robotique, la digitalisation universelle et, du coup, la perte de la liberté – le « meilleur des mondes » de Huxley. Dieu merci, je ne le verrai pas. De l’autre, la régression fondamentaliste : Allah a dit, Dieu a dit, sans discussion.

Votre pronostic ?

C’est Google qui gagnera. Parce que les gens qui choisissent la régression savent sans doute utiliser les technologies – comme le montrent les terroristes de Daech – mais ne se soucient pas de les produire et restent dépendants. Le confit est entre croire et savoir, comme Kant l’a très bien posé. Or, regardez le chemin parcouru depuis le xviiie siècle, c’est quand même la connaissance qui gagne sur la croyance. Mais, dans les deux cas, c’est l’idée d’humanisme et de civilisation qui se trouve pulvérisée. Dans un cas, elle est menacée par l’obscurantisme, dans l’autre par la société parfaite, le cauchemar climatisé.

Yves Michaud, Narcisse et ses avatars, Grasset, 2014.

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