Les photographes de l'agence posent devant le lycée Fénelon, à Paris, lors de leur réunion générale annuelle, en 1988. © lliott Erwitt/Magnum Photos

La célèbre agence photo Magnum fête ses 70 ans

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le plantureux ouvrage Magnum Manifeste raconte une aventure photographique qui, à force de témoigner de l’histoire, en fait désormais partie.

Etourdissant volume de 414 pages format A4, il est présumé trop lourd pour être emmené à la plage. Quoique. Dirigé par Clément Chéroux, historien de la photo, en collaboration avec Clara Bouveresse, docteure en histoire de l’art, il s’agit d’une analyse scrupuleuse et d’un livre d’images. D’une plongée amniotique dans l’intimité complexe d’un organisme rare, comme d’un tourbillon visuel. L’ouvrage peut d’ailleurs se parcourir en privilégiant cet angle-là, devenant alors une galaxie esthétique qui débute sa rotation en 1947 – ou plus précisément le 22 mai, selon le registre de commerce de l’Etat de New York accréditant la naissance de Magnum Photos, Inc. Seuls Robert Capa et William Vandivert – qui quitteront l’association un an plus tard – sont présents ce jour-là, les trois autres photographes fondateurs, Henri Cartier-Bresson, George Rodger et David Seymour, étant sur le terrain. Le geste est ensemencé des leçons de la Seconde Guerre mondiale, close sur de multiples tragédies – humaines, politiques, économiques et stratégiques. L’idée majeure est de saisir le terreau fertile de ce xxe siècle en marche via une coopérative qui laisse à ses membres la propriété des images comme le choix du sujet. Un manifeste de liberté initié par Capa (1913-1954), juif hongrois ayant fui le nazisme, épidermique baroudeur international. Rodé à la mort du côté de la guerre d’Espagne notamment et seul photographe présent sur Omaha Beach le 6 juin 1944. Cette trempe de photojournalisme électrique, assoiffé des spasmes géopolitiques, noyaute les deux premières décennies Magnum détaillées dans L’Utopie universaliste, le chapitre inaugural du livre.

Chic efficace

Mais ce n’est pas le seul tempo de l’agence qui, avec Cartier-Bresson, signe d’emblée un regard plus elliptique et distancié dans sa comptabilité du monde troublé. Conforme à ce qui va devenir assez vite une autre tradition sanguine de Magnum : un destin collectif porté par des individus aux ego et esthétiques diversifiés. Tout en couvrant les insatiables conflits de l’après-Nuremberg, Magnum installe plusieurs modes de production : les reportages de paixau long cours et le plus souvent vibrant d’humanisme, comme le travail du Tchèque Josef Koudelka sur les tziganes d’Europe centrale, mais aussi ceux réalisés sur les plateaux de cinéma ou tâtant du corporate. Parce que l’argent est également celui des commandes de Hollywood ou des industries séduites par le regard des photographes et leur relative discrétion de mouvement dans l’action. Magnum devient l’efficacité avec signature, comble du chic efficace.

Le khôl c’est cool

Magnum Manifeste/Italique, éd. Actes Sud, 414 pages.
Magnum Manifeste/Italique, éd. Actes Sud, 414 pages.© DR

Dans le deuxième chapitre, L’inventaire des différences 1969-1989, le livre ne fait qu’attester des destins individuels des Magnum boys passionnés par l’Autre : » (Initialement), les photographes cherchaient des ressemblances entre des êtres théoriquement égaux. Ici, ils s’intéressent davantage aux dissemblances « , est-il écrit à la page 141. Chômeurs, défavorisés, taulards, gays, fachos : la divergence et la marge campent au coin de la rue ou bien plus loin. Chris Steele-Perkins saisit par exemple les teddy boys prolos dans l’Angleterre déconfite des seventies dans un pur noir et blanc alors que Steve McCurry fait flamber la couleur des montagnards-résistants dans ses pérégrinations afghanes et pakistanaises. Les déchirements – comme ceux des terribles aliénés de Depardon saisis au large de Venise – ne sont plus le fait de protagonistes anonymes : Magnum donne un visage frontal à ses sujets. Avec aussi l’humour d’un Richard Kalvar, qui suit le sénateur américain Fred Harris serrant les pinces à l’entrée du métro de Boston en 1976.

Titrant le troisième et ultime chapitre, allant des années 1990 à aujourd’hui, Des histoires de fin, Magnum Manifeste cible l’ère du  » post « . Postcommunisme, post-modernisme ou à moindre échelle, post-Concorde : si les illusions ne sont pas finies, elles ont bien la gueule de bois. Le monde chancelle comme à son habitude, mais symptômes et stigmates semblent désormais innombrables, bien loin de  » simples  » parités Est-Ouest ou Nord-Sud. Si la chute d’un mur (Berlin) précède la construction d’un autre (entre Israël et la Palestine), l’effondrement des Twin Towers new-yorkaises incarne dans sa brutalité radicale les schismes contemporains. Le questionnement en 1989 de l’universitaire américain Francis Fukuyama n’est-il d’ailleurs pas The End of History ? Lorque l’Allemand Thomas Dworzak récupère, dans les studios de Kandahar, les portraits tirés par les photographes locaux des talibans – alors que l’islam strict bannit la figuration humaine – il expose non seulement la cohabitation universelle de l’image et de l’interdit, mais il montre l’incarnation de l’extrémisme religieux dans des chromos retouchés et recolorisés, où les fous de Dieu ont les yeux cernés de khôl.

Saisissant pour MSF les migrants largués en Méditerranée ou partant à la recherche des retirés de la civilisation, Paolo Pellegrin et Alec Soth témoignent autrement et respectivement d’une fuite dont personne ne connaît plus réellement la destination finale ni les objectifs. Et comme s’il fallait ajouter un film au film, lorsque Kodak – fabricant historique de pellicule – annonce en 2012 être au bord de la faillite, Magnum délègue dix de ses photographes au siège central dans la ville de Rochester (Etat de New York), pour raconter l’événement à sa façon. Ratant pour le coup l’épilogue daté de janvier 2017, où Kodak annonce le retour de son grand classique, l’Ektachrome. Certaines sagas ne veulent pas mourir : Magnum en fait indéniablement partie.

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