Un attentat de l'ETA contre une caserne de la Guardia civil, le 29 juillet 2009, à Burgos : le risque, en Catalogne, de transformer l'adversaire en ennemi. © Belgaimage

« La Catalogne, une sorte d’Irlande du Nord »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les responsables du gouvernement catalan ont laissé croire que « tout serait facile », dénonce Barbara Loyer, spécialiste de la géopolitique de l’Espagne. Non, tout n’est pas facile. Mais le Parti populaire, le Parti socialiste et l’organisation séparatiste basque ETA ont aussi leur part de responsabilité dans le fiasco.

Directrice de l’Institut français de géopolitique et professeur à l’université Paris 8, Barbara Loyer a publié en 2015, avec Nacima Baron, L’Espagne en crise(s). Une géopolitique au xxie siècle (Armand Colin). Elle a aussi étudié en profondeur le cas particulier du séparatisme basque marqué par la violence, entre 1968 et 2010, de l’organisation armée ETA.

Entre le gouvernement de Madrid et l’exécutif régional catalan, qui porte la plus grande responsabilité du fiasco actuel ?

La responsabilité immédiate incombe à l’exécutif régional catalan qui a inventé une légalité parallèle à sa mesure. Il a mis en route un processus indépendantiste en ne tenant pas compte du résultat des urnes (aux élections régionales de 2015, les forces indépendantistes étaient minoritaires en voix), en outrepassant le règlement du parlement autonome pour faire passer des lois en force (sur le référendum et sur la loi de transition), en votant une déclaration d’indépendance avec 70 voix alors qu’il en faut 90 pour modifier ne fût-ce que le statut d’autonomie (majorité des deux tiers sur 135 députés). La propagande répandue depuis dix ans par les responsables de l’autonomie catalane a aussi laissé croire aux électeurs nationalistes que tout serait facile et qu’il suffirait de l’enthousiasme pour transformer une limite régionale en frontière internationale. La responsabilité plus ancienne incombe à l’Etat espagnol. Il s’est retiré de la Catalogne (9 % seulement des fonctionnaires catalans dépendent de l’administration centrale). Il a abandonné les Catalans non nationalistes. En 2006, les socialistes ont voté un statut d’autonomie dont on savait qu’il comportait des passages inconstitutionnels. Les gouvernements de droite comme de gauche ont cédé de nombreuses compétences aux régions sans jamais actualiser l’organisation territoriale de l’Espagne par une révision constitutionnelle. Ne pas avoir vu que le projet nationaliste est devenu séparatiste depuis quinze ans est un aveuglement surprenant. Pour le bilan plus immédiat, la gestion du 1er octobre, jour du référendum, par le gouvernement du Parti populaire a été ratée. Elle a révélé l’absence de l’Etat en Catalogne et plus encore l’absence de relais d’un Parti populaire très faiblement représenté dans cette région. Enfin, la responsabilité de la situation actuelle incombe aussi au terrorisme de l’ETA nationaliste basque qui a focalisé les débats en Espagne sur la question de la défense de la démocratie et a fait passer à un second plan celui de l’organisation territoriale du pays. On ne pouvait guère en parler sereinement avec tous ces assassinats. Peut être l’absence de terrorisme n’aurait-elle rien changé ; peut-être aurait-elle changé les choses.

Les séparatistes ont inventé une légalité parallèle »

Dans L’Espagne en crise(s), vous écriviez qu’il n’était pas du tout sûr qu’une réforme de la Constitution permette de résoudre les oppositions de plus en plus fortes entre les nationalistes régionaux de Catalogne et du Pays basque et les partisans de l’unité espagnole. Pourquoi ?

Parce que les nationalistes ne veulent pas améliorer l’Espagne, ils veulent s’en séparer. Les nationalistes basques ne veulent pas changer de système de finances (les Navarrais non plus, d’ailleurs). Les nationalistes catalans pensent que le bilinguisme est une défaite ; seul le catalan devrait être langue officielle. Ils n’acceptent pas les versions espagnoles de l’histoire ni même les versions partagées. On ne peut trouver que des compromis. Or, pour l’instant, vu les avancées du nationalisme dans ces régions, le compromis devrait rééquilibrer la situation en faveur de l’Etat central, ce qui ne sera pas facile à faire admettre.

Entre l’intransigeance de Madrid et le jusqu’au-boutisme de Barcelone, une voie médiane n’est-elle pas possible, par exemple en autorisant tout de même une réforme constitutionnelle et en accordant à la Catalogne les compétences fiscales concédées au Pays basque ?

Barbara Loyer :
Barbara Loyer : « Les nationalistes ne veulent pas améliorer l’Espagne. »© DR

Une réforme constitutionnelle ne s’autorise pas. Elle se construit. Jusqu’à présent, les deux grands partis, le Parti populaire et le Parti socialiste, forts de leur écrasante majorité, n’ont pas pris la mesure du problème. La crise pourra contribuer à une prise de conscience. Mais il faudra attendre de nombreux mois avant d’aboutir à un texte qui parvienne à recevoir l’approbation des citoyens de Catalogne et du Pays basque. Du reste, les Andalous et les autres n’accepteront pas que la Catalogne bénéficie de certains avantages et pas tout le monde. Il faut donc une réforme qui homogénéise le système sans vider l’Etat de son contenu. Mais les nationalistes ne peuvent pas se sentir à l’aise dans la Constitution espagnole, ni aujourd’hui, ni demain. La rupture de la déclaration d’indépendance, est, à cette aune, sans doute un triste point de non-retour.

Le souvenir du combat, en partie violent, des indépendantistes basques pèse-t-il sur la gestion du dossier catalan par Madrid ?

Le combat des nationalistes basques a été très violent : 860 morts au moins, sans doute 1 000. Or, le PNV, le Parti nationaliste basque, n’a pas lutté sérieusement contre l’ETA parce que, selon lui, il vaut mieux un nationaliste basque égaré qu’un non-nationaliste basque. Cette violence ne doit pas être relativisée. C’est un véritable cancer pour la société basque. Elle a laissé des traces innombrables et durables. Elle n’est pas terminée : l’ETA n’a pas annoncé sa dissolution. Elle induit des pratiques politiques fondées sur l’intimidation ; elle légitime une attitude totalitaire, justifie une pensée qui veut éliminer l’adversaire une fois qu’il est transformé en ennemi. C’est ce que viennent de faire les séparatistes en Catalogne : ils ont transformé des adversaires en ennemis.

L'ancien Premier ministre José Luiz Zapatero : en 2006, les socialistes espagnols ont voté le statut d'autonomie catalan qu'ils savaient inconstitutionnel.
L’ancien Premier ministre José Luiz Zapatero : en 2006, les socialistes espagnols ont voté le statut d’autonomie catalan qu’ils savaient inconstitutionnel.© SERGIO BARRENECHEA/BELGAIMAGE

En quoi la crise économico-sociale de 2008 a-t-elle influencé l’exacerbation des tensions entre Madrid et Barcelone ?

La crise économique de 2008 a créé un contexte favorable à l’organisation de ce défi séparatiste. Elle a alarmé certains milieux économiques catalans et provoqué la colère des milieux populaires. Dès janvier 2009, l’économie espagnole entre en récession. L’Union européenne prête en urgence 41 milliards d’euros pour sauver le système bancaire espagnol. Le taux de chômage dépasse 25 % au début de 2012. Le gouvernement central prend des mesures pour limiter les choix budgétaires des communautés autonomes afin de réduire les déficits régionaux et engager une politique d’austérité pour rembourser la dette. La gestion économique du pouvoir central, le retard de certains investissements en infrastructures susceptibles de soutenir l’économie catalane, la corruption du Parti populaire ont donné une audience plus grande aux idées séparatistes dans le patronat de Catalogne. En mai 2011, les  » Indignés  » émergent. En 2014, est fondé le parti Podemos. En 2015, des coalitions de mouvements d’extrême gauche conquièrent plusieurs mairies, notamment celles de Madrid et de Barcelone. Podemos et ses alliés remportent un grand succès aux législatives suivantes. Or, pour s’implanter en Catalogne, Podemos a utilisé la crise catalane en faisant de la tenue d’un référendum sur l’autodétermination un thème rassembleur du point de vue de son électorat potentiel.

Y a-t-il en définitive une majorité favorable à l’indépendance en Catalogne ?

A ce jour, non. Il est probable que les 22 % d’abstentionnistes des élections régionales de 2015 soient plutôt contre l’indépendance. Mais rien n’est moins sûr. On verra le 21 décembre prochain. Les séparatistes ont l’air de penser que des élections leur seraient défavorables. Mais s’ils reculent cette fois-ci, ils retenteront leur chance plus tard, par exemple aux élections municipales de 2019. Ils chercheront sans doute à fixer dans le vocabulaire les expressions  » unionistes  » et  » indépe  » (indépendantistes) qui font de la Catalogne une sorte d’Irlande du Nord. C’est la première fois d’ailleurs que j’entends parler  » d’unionistes « .

Au lieu d’aller de l’avant, les indépendantistes catalans retournent au paradigme de la guerre de 1914″

Y a-t-il un risque de dérapage de cette crise dans la violence ?

Pour l’instant, la violence a été contenue parce que Carles Puigdemont, le président du gouvernement catalan, a fait ce que voulait la CUP (NDLR : Candidature d’unité populaire, formation d’extrême gauche), déclarer l’indépendance. S’il y a un repli tactique, je ne sais pas s’il pourra contrôler la partie insurrectionnelle du mouvement. Sinon, il peut y avoir des dérapages, la volonté de pousser la police à la faute. Du côté non indépendantiste, Mariano Rajoy n’a pas appelé à la mobilisation mais au calme. Ce n’est pas le gouvernement qui convoque les manifestations anti-indépendantistes à Barcelone. Mais des incidents ont déjà eu lieu, provoqués par des Espagnols en colère contre un média.

L’Espagne et la Catalogne ne sont-elles pas vouées à être toutes les deux perdantes dans ce conflit, en tout cas au plan économique ?

Les citoyens de toute l’Europe qui sont favorables à plus d’intégration européenne et à moins de nationalisme devraient s’inquiéter de ce conflit d’un autre âge. Même si la Constitution ne dit pas qu’il y a plusieurs nations en Espagne, dans les faits, le système a permis l’expression de plusieurs nationalismes sur le territoire d’un même Etat, la reconnaissance du bilinguisme, la décentralisation maximale. Les séparatistes veulent une nation, un peuple, une langue sur un territoire derrière des frontières les protégeant des lois espagnoles. Au lieu d’aller de l’avant vers de nouvelles façons d’être une nation au sein de l’Etat et vers l’Union européenne de demain, ils retournent au paradigme de la guerre de 1914. Au plan économique, le processus a déjà passé ses premières factures. Les conséquences seront importantes. Il faut espérer que la situation retourne à la normale et qu’il n’y ait pas un appauvrissement supplémentaire d’une population qui a beaucoup souffert de la crise des dix dernières années. Cela pourrait engendrer de la colère contre les indépendantistes ou contre les banques et les entreprises qui ont désavoué le défi séparatiste.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire