« La canonisation a transformé en saints les victimes du génocide arménien »

La canonisation des 1,5 million de martyrs du génocide arménien a eu lieu, hier, à la veille du centenaire des massacres de centaines d’intellectuels dans la ville de Constantinople, capitale de l’Empire ottoman. Reportage.

L’élite arménienne décapitée, le gouvernement Jeunes-Turcs mit à exécution son plan visant à éliminer tout ce qui altérait le caractère « turc » de l’Etat-Nation, essentiellement ses minorités chrétiennes. L’identité nationale religieuse est pourtant ce qui a permis à la communauté arménienne de retrouver sa force. La cérémonie s’est déroulée à Etchmiadzim, à quelques kilomètres d’Erevan, siège de l’Église apostolique arménienne, la première Église chrétienne constituée en tant que religion d’Etat, en 301.

Le gouvernement de la République d’Arménie, qui professe une très officielle séparation de l’Église et de l’Etat, a mis en place une noria d’autocars pour amener les officiels et les Arméniens de la diaspora au pied de l’arc du roi-fondateur Tiridate III. Dès la sortie des cars, des chants sacrés arméniens enveloppent les passagers. Les visages sont graves. Dans les jardins qui entourent l’arc monumental percé d’une croix, un silence de mort ponctue tous les récits de survivant qui sont diffusés en noir et blanc sur des écrans géants. Le passé est toujours à vif, les assistants se figent. Ceux qui n’ont pas le pin’s de la commémoration du centenaire – une pensée mauve- portent la fleur du souvenir maladroitement découpée dans du papier. Des appels sont lancés par l’association genocide100.org pour que les derniers témoignages de survivants soient sauvés de l’oubli. Jamais la mobilisation n’a été aussi importante que cette année 2015.

Contre toute attente, il ne pleut pas. Le ciel est de toutes les couleurs. La procession religieuse se déploie avec faste. Elle est emmenée par le chef de l’Église arménienne, le catholikos Karekin II. Celui-ci est immédiatement suivi par le catholikos Aram 1er, le « pape » de la diaspora apostolique arménienne, un puissant prédicateur qui va faire trembler le ciel. Sur l’estrade, une icône géante représentant les martyrs du génocide arménien est présentée à l’assemblée. Des visages d’hommes, de femmes et d’enfants, en habits traditionnels ou en vêtements européens du début du XXe siècle. Les officiants les bénissent et les proclament « saints », heureux dans le Ciel. Il n’y a plus ni vainqueurs ni vaincus. Plus de victimes. Tous les hommes sont sur pied d’égalité. La direction donnée par les deux officiants à leur prédication est forte: elle encourage la « nation arménienne » à être « heureuse » et à vivre intensément. Des enfants en aube blanche lâchent des colombes qui ne vont guère s’éloigner de l’arc de Tiridate, ajoutant une touche de simplicité à une cérémonie qui regorge de chants somptueux et de broderies qui le sont tout autant.

La voix d’Aram 1er, catholicos de la Grande Maison de Cilicie, fait passer des frissons sur l’assemblée. Ce prédicateur hors pair, dont le physique ne déparerait pas dans un peplum hollywoodien ou sur une scène de théâtre, rappelle les origines épiques du peuple arménien et leur foi invincible en Jésus-Christ. « Soyez heureuse, nation arménienne », lance-t-il, en brandissant sa croix. « C’est le Christ qui a endossé vos souffrances. » Selon une Arménienne présente dans l’assemblée, ce langage est nouveau. « La canonisation a transformé en saints les victimes du génocide. Ce ne sont plus des victimes, décode-t-elle. La page est tournée, nous devons aller de l’avant ». Sur les écrans géants défilent les lieux de culte du monde entier où le génocide a été évoqué. Des applaudissements jaillissent à la vue de la basilique Saint-Pierre de Rome et du pape François. Vient la figure de Grégoire de Narek, un grand mystique arménien que le pape François a proclamé Docteur de l’Église, quelques jours avant la commémoration du génocide, qui a créé un « oecuménisme de sang ». Car, pour l’Église arménienne, cela ne fait pas de doute: les Arméniens ont été persécutés à cause de leur foi. A 19h15, comme prévu pour respecter la symbolique du « 15 », les cloches sonnent lentement. Cent fois. La cérémonie est terminée. Le ciel, orange violacé, a visiblement fait bon accueil à ses nouveaux occupants.

De notre envoyée spéciale, Marie-Cécile Royen

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