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« La Bulgarie et la Roumanie ont reculé depuis leur entrée dans l’Union européenne »

Il y a dix ans, les sans-le-sou que sont la Bulgarie et la Roumanie sont entrés dans l’Union européenne. Aujourd’hui, Bruxelles n’est pas la seule à se mordre les doigts de cet élargissement.

Quand la Bulgarie et la Roumanie sont entrées dans l’Union européenne en 2007, les opposants à l’élargissement ont affirmé que l’Europe introduisait un cheval de Troie qui affaiblirait l’Union. Des bandes de brigands traverseraient l’Europe en pillant et les Roms s’installeraient massivement dans nos contrées. C’est pourquoi l’Union européenne a imposé toutes sortes de conditions aux nouveaux venus. Les états membres qui craignaient une vague de migrants du travail ont eu l’autorisation d’invoquer des mesures de transition, ce qui a permis de postposer la libre circulation pour les Bulgares et les Roumains. Tant la France que l’Allemagne et le Benelux se sont empressés d’imposer cette mesure. Ce n’est qu’en 2014, quand le délai de transition est passé, que notre pays a donné un accès libre aux habitants des pays du Balkan.

Avec un revenu annuel disponible de respectivement 8761 et 13.531 euros, la Bulgarie et la Roumanie sont toujours les va-nu-pieds de l’Union européenne. Les deux pays restent en bas du peloton européen de l’Index de corruption de Transparency International. Depuis l’entrée, la Bulgarie a même baissé dans le classement (69e) et se situe à la même hauteur que la Jamaïque. La Roumanie (58e) est à peu près au même niveau que l’Italie et la Grèce.

Évidemment, l’adhésion à l’UE a aussi eu des effets positifs, déclare Georgi Dimitrov, professeur en Intégration européenne à l’Université de Sofia. « Les exportations bulgares se sont multipliées par six. Grâce à la libre circulation de personnes, nos jeunes peuvent étudier aux bonnes universités et écoles supérieures. Les fonds de l’UE ont boosté les PME, le secteur agricole et l’infrastructure. « Mais en général, l’adhésion à l’UE n’a pas répondu aux attentes », déclare Dimitrov. « La qualité de vie en Bulgarie et en Roumanie s’est à peine améliorée et les deux pays souffrent des mêmes problèmes qu’avant leur admission. »

Projet allemand

L’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie a été une conséquence du grand élargissement du 1er mai 2004, quand l’Union européenne a fait entrer pas moins de 10 nouveaux états membres en une fois. « Cet élargissement était un projet du gouvernement allemand », déclare Philippe Busquin (PS), commissaire européen de 1999 à 2004. L’enthousiasme des chefs du gouvernement était grand. Le chancelier allemand Gerhard Schröder, le président français Jacques Chirac et le premier ministre britannique Tony Blair défendaient l’élargissement. Ils comptaient sur le fait qu’un plus grand marché boosterait leur économie. « Au sein de la Commission européenne, les avis sur l’opportunité de cet élargissement étaient partagés », raconte Busquin. « Le président de la Commission Romano Prodi n’était pas très enthousiaste. La Belgique aussi souhaitait approfondir l’Union avant de l’élargir. »

Pourtant, les Allemands obtiennent rapidement ce qu’ils veulent. Nommé Commissaire européen chargé de l’élargissement, le socialiste allemand Günter Verheugen devient la locomotive du projet. Les états membres ne tiennent pas seulement compte du plan économique, mais aussi stratégique. « Nous craignions que certains pays d’Europe de l’Est tombent en proie à des régimes dictatoriaux », explique Busquin. « Après l’élargissement de 2004, la cohésion a disparu de la Commission européenne. J’ai été très étonné d’apprendre qu’à peine deux ans et demi plus tard, la Bulgarie et la Roumanie étaient en passe de devenir membres, alors qu’à ce moment-là, on avait déjà tant de problèmes. » D’après Busquin, dans un premier temps, il n’était question que de cinq nouveaux états membres. C’est suite à l’impulsion des Allemands, qui voulaient absolument intégrer la Pologne, qu’il y a finalement eu dix nouveaux états membres. À ce moment-là, on ne parlait pas de la Roumanie et de la Bulgarie. « C’était déjà suffisamment difficile d’intégrer dix nouveaux états membres », déclare Busquin. « Après l’élargissement de 2004, la cohésion avait disparu de la Commission européenne. J’étais stupéfait d’entendre que la Bulgarie et la Roumanie pouvaient devenir membres deux ans et demi plus tard, alors que nous avions déjà tellement de problèmes. »

Il n’est pas tout à fait clair comment et quand la décision a été prise d’intégrer la Bulgarie et la Roumanie dans l’UE. D’après Louis Michel, membre de la Commission Barroso de 2004 à 2009, on n’a jamais discuté de leur candidature. « Nous avions l’impression que la décision politique d’intégrer la Bulgarie et la Roumanie était prise depuis longtemps », déclare Michel. « Chacun savait que ces pays ne pouvaient jamais respecter les conditions d’entrée. Personne ne croyait qu’ils réussiraient à s’en prendre à la corruption. »

Pourtant, le 26 septembre 2006, le Commissaire européen à l’élargissement Olli Rehn appelle le Parlement européen à Strasbourg à accepter la Roumanie et la Bulgarie dans l’Union le 1er janvier 2007. Il couvre d’éloges la « transformation étonnante » subie par les deux pays sous l’impulsion de la Commission européenne. Rehn évoque les « résultats tangibles » dans la lutte contre la corruption et le crime organisé. « J’ai confiance en le fait que la Bulgarie et la Roumanie seront un enrichissement pour l’Union sans mettre en péril le fonctionnement correct de la politique de l’EU et les institutions », a déclaréRehn. « Les intérêts de l’UE et les recettes fiscales de ses citoyens sont assurés. (…) Notre rapport montre que grâce aux progrès déjà réalisés, les pays sont prêts à entrer dans l’Union en 2007. »

Cette dernière affirmation est une interprétation très imaginative des faits. À ce moment-là, il est déjà clair que formellement la Bulgarie et la Roumanie ne correspondent pas aux critères pour entrer dans l’Union. Ainsi, Olli Rehn ne tient pas compte d’une mise ne garde du Comité de contrôle budgétaire du parlement européen. En juillet 2006, le président du comité Istvan Szabolcs Fazakas signale à Rehn que la Bulgarie et la Roumanie ne sont pas prêtes et qu’il ne peut garantir que l’argent européen sera dépensé à bon escient. D’après Fazakas, Rehn aurait fait peu de cas de ses remarques, parce que la décision politique de prendre la Bulgarie et la Roumanie dans l’Union était déjà prise. Fazakas s’entend dire que la seule tâche est d’assurer une transition aussi harmonieuse que possible.

Manoeuvre britannique

Malgré les mises en garde, l’Europe choisit la fuite politique en avant. Hormis les intérêts économiques et géopolitiques, Louis Michel soupçonne aussi une manoeuvre sournoise des Britanniques. « Pour eux, l’élargissement était une façon de contrecarrer le projet européen. Je suis convaincu que les Britanniques voulaient faire entrer la Bulgarie et la Roumanie parce qu’ils savaient que ces pays n’accepteraient jamais de céder plus de pouvoir à l’Europe. Cela ferait stagner l’intégration européenne. Et c’est ce qui s’est passé. Depuis l’élargissement, les différences mutuelles entre les états membres sont devenues trop importantes pour approfondir la coopération. »

En plus, la crise bancaire de 2008 a relâché la surveillance des nouveaux états membres. Les dirigeants européens devaient sauver les grandes banques et ne se souciaient guère des projets de démocratisation dans le Balkan. « Ce n’est pas que la surveillance de la Bulgarie et de la Roumanie n’était pas prioritaire », déclare Karel De Gucht, qui a vécu les premières années d’adhésion en tant que commissaire européen. « Mais à cette époque, il y avait trop de priorités. Il ne fait pas de doute que dans des circonstances plus calmes nous y aurions consacré plus d’attention. »

Les erreurs structurelles de la nouvelle Union font surface rapidement. Alors que Bruxelles peut taper sur la table quand les candidats-membres se conduisent mal, elle reste relativement impuissante quand les états membres ne respectent pas les règles. C’est valable pour les pays qui laissent le déficit budgétaire dépasser les 3% convenus. Mais quand la Pologne et la Hongrie transigent sur l’état de droit et les droits de l’homme, Bruxelles ne peut que grincer des dents. « Tant qu’ils ne sont pas membres, les pays supplient pour ainsi dire », déclare De Gucht. « Mais dès qu’ils sont à bord, on dépend de leur bonne volonté. Les états membres eux-mêmes ne sont guère enthousiastes à l’idée de sanctionner d’autres membres. »

En outre, beaucoup de dirigeants européens semblent avoir sous-estimé les conséquences de l’adhésion. Européen convaincu, Tony Blair a décidé d’ouvrir grand les portes du marché du travail britanniques, ce qui a entraîné une affluence de main d’oeuvre. « Cela a entraîné une espèce de choc psychologique », déclare Steven Van Hecke (KU Leuven), spécialiste de l’Europe. « C’est l’une des raisons principales du succès de la campagne du Brexit d’UKIP, dirigée contre l’immigration. »

En outre, les aspirations européennes des politiques bulgares et roumains s’avèrent limitées. Pour eux, un plan de répartition européen des réfugiés est non négociable, tout comme la nouvelle directive de détachement de la Commissaire européenne à l’Emploi Marianne Thyssen (CD&V). Pour les Bulgares et les Roumains, ce que l’Europe occidentale considère comme du dumping social est une contribution importante à l’économie de la patrie. Même après dix ans d’adhésion, ils ne se montrent guère plus complaisants. Ces expériences négatives entraînent une lassitude générale par rapport à l’élargissement. « L’idée d’élargir l’UE est politiquement échaudée », confirme un haut fonctionnaire européen. « Si la Bulgarie et la Roumanie étaient candidats-membres aujourd’hui, il faudrait au moins quinze ans avant qu’elles n’entrent en ligne de compte. Il y aurait toujours l’un ou l’autre état-membre pour organiser un référendum pour saboter leur adhésion. »

Retour à l’URSS

La stabilité politique espérée se fait également attendre. La politique bulgare et roumaine est toujours empoisonnée par les scandales de corruption et les conflits d’intérêts. En Bulgarie, tant le parti de l’ancien premier ministre, Sergueï Stanichev, que celui de son successeur, Boïko Borissov, sont liés au crime organisé. En 2016, la Roumanie a été gouvernée par un gouvernement de technocrates, après que des manifestations contre la corruption du premier ministre Viktor Ponta l’aient contraint à démissionner en novembre 2015. Malgré le scandale, son PSD social-démocrate est redevenu le plus grand parti. Comme le président du parti Liviu Dragnea a été condamné pour fraude électorale, il a décidé de déléguer le poste de premier ministre à un homme de paille.

Liviu Dragnea
Liviu Dragnea © Reporters / Abaca

Les consommateurs enthousiastes des fonds européens n’éprouvent pas un amour inconditionnel pour l’Europe. Le nouveau président bulgare Roumen Radev est un admirateur déclaré du président russe Vladimir Poutine. L’ancien général de la force aérienne espère rétablir les liens entre la Bulgarie et la Russie. « C’est une évolution très inquiétante », déclare Karel De Gucht. « Il y a dix ans, l’Europe était le grand libérateur, mais après moins d’une génération, ce soutien est tout à fait écorné. On voit que la Roumanie et la Bulgarie ne sont pas des démocraties à part entière. »

Roumen Radev
Roumen Radev© REUTERS

Georgi Dimitrov ne se dit pas étonné de cette recrudescence pro-russe. « Ils n’ont jamais tout à fait renoncé à l’ancienne culture politique. Beaucoup de Bulgares sont déçus de ne pas avoir vu leur qualité de vie s’améliorer et désirent renouer les liens traditionnels avec la Russie, coupés en 2007. Cette évolution est tragique. Ces dix dernières années, la politique bulgare s’est dotée d’un double visage. D’une part, elle est pro-européenne, affable et ouverte au dialogue. D’autre part, elle est vulgaire, sans scrupules et antieuropéenne, un style qui fonctionne mieux au niveau local. »

« À de nombreux égards, l’adhésion à l’UE a fait reculer la Roumanie et la Bulgarie », estime Dimitrov. « Aujourd’hui, le processus démocratique et l’état de droit sont en pire état qu’au moment de l’entrée. Dès qu’ils sont devenus membres, beaucoup de leaders politiques se sont imaginé qu’ils étaient hors d’atteinte. Pourquoi un premier ministre bulgare se préoccuperait-il de l’état de droit si Silvio Berlusconi peut-être premier ministre d’Italie ? »

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