Geert Mak © Yann Bertrand

« L’Union européenne répète les erreurs commises en août 1914 »

L’Union européenne tiendra-t-elle jusqu’en 2024? L’euro vacille, toute l’Union européenne risque de retomber comme un soufflé et l’ordre l’Atlantique ne décide plus du cours des événements, comme au vingtième siècle. Entretien avec le journaliste et historien néerlandais Geert Mak, auteur de plusieurs livres sur l’Europe.

Vous avez qualifié les populistes de « courtiers de la peur ». À quel point les attentats terroristes à Paris ont-ils changé l’Europe ?

MAK: Certains pays sont plus perturbés que d’autres. Un commentateur américain a écrit un jour : la gestion de l’immigration est un baromètre de la confiance en soi d’un pays. C’est valable également pour la gestion du terrorisme. Un pays qui est bien dans sa peau sera profondément choqué, blessé et triste, mais se rétablira assez rapidement. C’est ce qu’on a vu par exemple après les attentats à Londres et à Madrid. En revanche, un pays comme la France, déjà en proie aux doutes et à l’incertitude, peut être profondément perturbé.

Que pensez-vous d’un possible Brexit? Les Britanniques font-ils partie de l’Europe ?

Le problème des Britanniques, c’est que, comme l’a déclaré un jour le pionnier européen Edmund Wellenstein, ils refusent de participer à un club dont ils sont membres depuis des décennies. Je pense que s’ils choisissent le Brexit, les Britanniques se tireraient une balle dans le pied. C’est vraiment un exemple de nostalgie dangereuse. Premièrement, un Brexit stimulerait les mouvements indépendantistes au Pays de Galles et en Écosse. Deuxièmement, les Britanniques se trompent s’ils pensent qu’ils établiront rapidement une relation analogue à celle qu’entretiennent la Norvège et l’EU. Ils sous-estiment la résistance de l’Europe, qui n’aura nulle envie de récompenser leur trahison d’une position privilégiée.

Existe-t-il une identité européenne?

On ne peut parler d’identité européenne qu’en prenant une distance considérable. Avec des hauts et des bas, l’Europe a développé un certain nombre de valeurs clés. Celles-ci sont dans les traités européens, mais aussi dans l’histoire européenne. Contrairement aux Américains, nous sommes moins enclins depuis les deux guerres mondiales à partir en guerre. Pour moi, c’est là une partie de l’identité européenne. Notre histoire commune nous a marqués. En voyageant en Europe, j’ai vu, de l’Estonie à l’Italie, ces bâtiments souvent un peu sombres construits à la fin du dix-neuvième siècle et pourvus de l’inscription « gymnasium » ou quelque chose d’analogue. Ce genre d’enseignement classique est typique de l’identité européenne.

L’axe franco-allemand fonctionne-t-il encore?

Je me le demande. Particulièrement quand je vois le rapprochement de la France vers le régime de Poutine et le refus silencieux, mais résolu de ne rien faire pour résoudre la crise des réfugiés. Dans la périphérie, l’amertume au sujet de la suprématie de l’Allemagne règne . Cette amertume est partiellement justifiée par rapport aux économies imposées. D’autre part, les pays du nord, et l’Allemagne sont également amers parce qu’ils ont consacré tant d’énergie et de solidarité au projet européen et qu’ils ne sont pas récompensés. C’est le mouvement qui s’insurge contre Merkel en Allemagne. Les politiques se sentent trahis, mais les citoyens aussi.

On voit cet état d’esprit reflété dans les résultats électoraux du week-end dernier dans la Saxe-Anhalt, le Bade-Wurtemberg et la Rhénanie-Palatinat. Soudain, les protestations de droite sont étayées d’une solide base politique, et risquent bien d’entraîner un effet domino. Cela signifie une nouvelle instabilité, non en périphérie, mais au coeur du projet européen : en Allemagne.

Merkel s’est-elle fourvoyée avec son ‘Wir schaffen das’?

Angela Merkel s’est comportée comme une femme d’état. Dans son dernier livre intitulé « L’Ordre du monde », Henry Kissinger déclare qu’un pays suit toujours un peu le cours de l’histoire. Un bon leader politique tente d’en chercher les limites sans les dépasser tout à fait – sinon il ou elle perd tout soutien. Roosevelt l’a parfaitement senti avec son New Deal. Merkel aussi, mais elle a sous-estimé deux choses. Premièrement, qu’avec la communication actuelle ses mots sont entendus jusqu’en Afrique. Et deuxièmement, qu’elle n’est pas tout à fait la reine de l’Europe. Son appel a entraîné des conséquences énormes pour d’autres pays européens. Et ces derniers se sont cabrés.

Merkel n’a-t-elle pas eu la malchance de voir l’ambiance se gâter après le réveillon de Nouvel an à Cologne ?

C’était un coup dur. Mais de toute manière, le flux s’est concentré sur l’Allemagne et suite à un manque de collaboration d’autres pays, il ne s’est pas réparti ailleurs en Europe. Même si l’Allemagne est un grand et riche pays, à moment donné, sa capacité juridique et sociale s’épuise. Même la Suède, pourtant de gauche, ferme ses frontières. À moment donné, il n’y a plus d’élasticité et il faut veiller à la cohésion dans sa propre société. En Suède et en Allemagne, c’est fini. Mais je le répète, ce n’est pas le cas de toute l’Europe.

Comprenez-vous la prosternation de Merkel devant le président turc Erdogan? « Nous donnons les clés de la porte de l’Europe aux successeurs de l’Empire ottoman », a fulminé Verhofstadt au parlement européen.

MAK: Laissez-moi réfléchir un moment. (long silence). Je trouve que l’analogie est choquante, mais en cas d’urgence, on n’a pas toujours le choix. L’Europe a le pistolet sur la tempe, elle est obligée d’accepter cet accord et la Turquie réagit en bon marchand en demandant un prix aussi élevé que possible. Cet accord avec la Turquie est à nouveau un symptôme de la crise profonde qui affecte toute l’Union européenne et qui découle d’un certain nombre de défauts fondamentaux. Si l’Union européenne avait pu réagir sous un rapport fédératif normal, la coordination aurait été bien meilleure et ceci ne serait jamais arrivé. C’est de nouveau un cri : de grâce, organisons mieux les choses.

Est-ce possible avec 28 états membres ? De plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une ‘coalition of the willing’, avec un nombre limité de pays. Est-ce une bonne idée ?

Le cours des événements pourrait nous y obliger. On voit deux processus qui se renforcent entre eux. Premièrement, les oppositions s’enveniment, y compris entre les régions culturelles. L’Allemagne ne peut imposer de mentalité économique aux Espagnols et aux Grecs. Ce genre d’évolution prend des générations. En outre, il faut se demander si c’est possible et si c’est une bonne chose. Et il y a un deuxième problème : le dynamisme de l’Europe. Les historiens spécialistes de la Première Guerre mondiale se demandent encore toujours comment la situation a pu dégénérer à ce point-là. Août 1914 a été le plus grand accident diplomatique de l’histoire. Personne ne voulait la guerre, et pourtant elle a éclaté.

De plus en plus d’historiens l’attribuent à la lenteur. Comme les Habsbourg ont réagi trop lentement à l’attentat de Sarajevo et ont attendu beaucoup trop longtemps avant d’envoyer un ultimatum à la Serbie, les puissances étrangères ont eu tout le temps de mettre de l’huile sur le feu. Et si les Britanniques avaient réagi plus rapidement à la mobilisation allemande, l’Allemagne n’aurait probablement jamais envahi la Belgique. C’était de la lenteur pure. Et à présent l’Union européenne commet les mêmes erreurs, parce qu’elle est incapable de réagir rapidement. La baisse d’intérêt paniquée de Draghi la semaine dernière est le produit d’une indécision pure. Tout a commencé par la crise de la dette grecque. On aurait pu éviter beaucoup de misère en réglant ce problème sur-le-champ. La crise en Ukraine, la crise des réfugiés – c’est exactement la même chose.

Vous plaidez donc pour une Europe réduite et plus dynamique.

Je ne serai pas étonné du tout que l’Union européenne évolue vers une sorte de noyau dur entourée d’une écorce flexible. Il y a beaucoup d’arguments en faveur d’un tel scénario. Cela nous permettrait de recommencer, de tirer des leçons du passé et d’opter pour une structure fédérale limitée.

Par où commencer? Les six pays de Communauté économique européenne ? Ou le Benelux ?

Le Benelux a évidemment été le noyau de tout. La combinaison suivante me paraîtrait naturelle : le Benelux, l’Allemagne, l’Autriche et les pays scandinaves. Les Britanniques pourraient rejoindre le groupe, mais ils ont leurs bizarreries.

Vous oubliez la France!

C’est là que commencent les doutes. On a tous nos maux de famille : nous, les Néerlandais, nous avons notre rapacité et notre opportunisme incroyable à travers toute l’histoire, les Britanniques ont leur nostalgie et les Français leur orgueil. Cet orgueil risque de leur coûter cher. Toute la campagne française est un grand parc naturel subsidié. C’est ce que j’aime chez les Français: qu’ils protègent l’agriculture et la vie rurale comme une partie de leur culture. Mais tout ça coûte tellement cher, il faudrait tout de même un peu moderniser. D’autre part, la France peut aussi être une source d’inspiration – j’aimerais que les Français fassent partie du groupe, mais j’hésite.

La fin de Schengen signifierait-elle la fin de l’Europe?

Non, je ne suis pas affolé à ce point. Dernièrement, The Economist a fait le calcul : si on réinstaure les contrôles aux frontières, cela fait une différence pour la production – on parle de 3 ou peut-être 5% – et c’est évidemment peu pratique pour le transport de marchandises, mais sans Schengen, l’Europe tournait déjà très bien. Cependant, symboliquement, il reste important de conserver Schengen.

Peut-on comparer la dureté européenne à l’égard des réfugiés syriens à celle utilisée contre les réfugiés juifs dans les années trente?

Certainement, mais il faut se montrer prudent avec les comparaisons historiques. Dans les années trente, il s’agissait de beaucoup plus petits nombres et de personnes d’une culture semblable. Sur ce point, on était beaucoup plus cruel à l’époque. L’analogie, c’est que nous aussi nous détournons le regard. Et la télévision nous perturbe. Évidemment, il n’y en avait pas dans les années trente, et il était plus facile de détourner le regard. Pour mon livre intitulé « Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle », j’ai interrogé beaucoup de gens ayant vécu dans les années trente et souvent ils me racontaient qu’ils ne comprenaient pas non plus ce qu’il se passait exactement. A l’heure actuelle, c’est un peu la même chose : pendant des décennies l’Europe a pu vivre dans le calme et la sécurité, avec à sa frontière est une Russie qui s’effondre et au sud un mur de fer de dictatures barbares qui nous fermaient ce continent. Et aujourd’hui, ces réfugiés se retrouvent soudain à nos portes.

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