Andreï Tchikatilo © Capture d'écran YouTube

L’ogre de Rostov, celui qui mangeait les enfants

Le Vif

Durant les sombres heures de l’URSS, un commis sans relief a massacré 52 personnes, dont 35 enfants, dans des conditions particulièrement atroces. Itinéraire d’un serial killer.

Les passionnés de crimes en série, les aficionados de l’éviscération, de la strangulation ou du dépeçage, possèdent parfois des pudeurs de jeune fille. Demandez-leur qui fut le plus grand serial killer de l’histoire, et ils vous répondront, en rougissant, qu’il n’existe pas de hiérarchie dans l’horreur, que dresser un Top 50 des monstres assoiffés de sang serait tout à fait indécent, qu’il ne faut pas confondre Le Silence des agneaux et le Guiness Book des records. Et pourtant, insistez, poussez à bout ces groupies des plus grands massacreurs à la chaîne, forcez-les à avouer l’inavouable, à nommer l’innommable, et presque tous finiront, du bout des lèvres, par prononcer un nom : celui du champion des champions de l’horreur, qui ferait passer Jack l’éventreur, Henri Désiré Landru, Ed Kemper ou Jeffrey Dahmer pour d’aimables challengers. Ladies and gentlemen, please welcome, faites du bruit, pour Andreï Romanovitch Tchikatilo, alias le monstre, le boucher ou l’ogre de Rostov, 52 victimes officielles (même si lui en revendique 55), dont 35 enfants ou adolescents, la plupart éventrés, violés et mangés. Qui dit mieux ou plutôt pire ?

Personne. Car ce qui rend unique Andreï Tchikatilo, c’est sa faculté à retranscrire à travers tant d’abominations, non seulement sa propre folie morbide, mais aussi celle d’un pays, autrefois le plus grand du monde, l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), de 1936 à 1994. Tchikatilo le dira lui-même lors de son procès : « Je suis devenu sauvage dans cette société. On a vu que le communisme était monstrueux. J’avais toujours eu quelque chose auquel m’accrocher, je m’intéressais à la politique, mais maintenant tout est cassé. »

La risée du village

En guise de bonne fée, c’est d’abord la famine qui s’est penchée sur son berceau. Le futur ogre de Rostov est né le 16 octobre 1936, dans le petit village désolé d’Iablotchnoïe, au nord-est de l’Ukraine. Difficile d’imaginer pire endroit et pire moment pour voir le jour. Ordonnée par Staline, la collectivisation des terres avait transformé l’ancien grenier à blé de la Russie tsariste en un mouroir communiste à ciel ouvert. Pour survivre, le jeune Andreï doit parfois manger de l’herbe et des feuilles. Pis, sa mère lui raconte que son frère Stephan, de quatre ans son aîné, a été enlevé, tué et mangé par des voisins cannibales !

Malgré cette lourde hérédité, Andreï Tchikatilo parvient à intégrer le mouvement des Jeunesses communistes. Son goût profond pour les études et son zèle jamais pris en défaut pour entonner les hymnes à la gloire de Staline le rendent très populaire auprès de ses professeurs et des cadres du Parti. Avec les filles en revanche, c’est beaucoup plus compliqué. Plutôt beau garçon (un portrait de l’époque en atteste), Andreï souffre d’une impuissance chronique qui en fait la risée du village. Heureusement, sa soeur Tatiana le présente à une certaine Feodosia Odnacheva qui n’est pas un premier prix de beauté, mais se montre aimante et compréhensive. Les deux se marient en 1963, et parviennent, malgré les pannes sexuelles répétées de l’époux, à donner naissance à une jolie petite fille (Ludmilla), puis à un beau petit garçon (Youri).

Cette façade de parfait père de famille suivant scrupuleusement la ligne du parti commence à sérieusement se fissurer quand le camarade Tchikatilo obtient un poste d’enseignant. Il laisse exploser sa frustration en s’en prenant violemment à une élève de 15 ans qu’il plaque au sol avant de lui agripper les seins et le sexe. C’est le premier d’une série d’incidents du même genre qui le font renvoyer de l’enseignement.

Andreï Tchikatilo a 35 ans. Il déménage à Rostov-sur-le-Don, aux portes de l’Asie soviétique où l’attend un emploi de commis à l’approvisionnement dans une usine de construction. Un nouveau métier qui lui permet de beaucoup voyager afin d’acheter des matières premières. C’est donc tout au long des gares et des arrêts de bus de la Russie et de l’Ukraine que le VRP du crime va essaimer ses cadavres.

Boukhanovski, le premier « profiler » made in Russia

Sa première victime s’appelle Elena Zakotnova. Elle a 9 ans, et revient de la patinoire quand Andreï Tchikatilo l’accoste à un arrêt de bus. Il lui propose du chewing-gum et parvient à l’attirer dans une sorte de cabane qu’il a préalablement louée pour assouvir ses pulsions meurtrières. Tchikatilo tente de violer la fillette. Il n’y parvient pas, ce qui le rend fou de rage. C’est seulement en s’acharnant à coups de couteau sur la pauvre Elena qu’il parvient à jouir.

Ce premier crime aurait déjà pu être le dernier : de nombreux éléments de l’enquête (un signalement donné par un témoin, des traces de sang près de la cabane) mènent vers le camarade Tchikatilo. Mais son profil de bon communiste au-dessus de tout soupçon égare les policiers qui arrêtent à sa place un jeune délinquant, tout juste sorti de prison, lequel avoue le meurtre puis se rétracte en expliquant qu’il a été violemment tabassé. Trop tard. Alexandre Kravchenko, 25 ans, sera condamné à mort et exécuté.

Six ans et trente et un meurtres plus tard, tous plus horribles les uns que les autres (il a notamment pris la désagréable habitude de manger les organes sexuels de ses victimes), Tchikatilo est à nouveau sur le point d’être démasqué. Des policiers l’arrêtent en possession d’une mallette qui contient de la vaseline, des cordes et des couteaux. Mais son rhésus sanguin, de type A, ne correspond pas au sperme retrouvé sur les victimes (AB). Les enquêteurs ignorent que ce cas, rarissime, touche un homme sur un million. Surtout, alors que Konstantin Tchernenko assure un interrègne (1984-1985) placé sous le joug du communisme le plus orthodoxe, l’idée même qu’un criminel en série puisse sévir au coeur du paradis soviétique est rejetée comme une hérésie. Les « serial killers » sont considérés comme les fruits putrides de l’Amérique capitaliste. Ce n’est donc pas un, mais des meurtriers que les policiers de Rostov cherchent, et finissent par trouver parmi les éléments considérés comme déviants, au premier rang desquels les homosexuels.

Malgré une série d’arrestations et d’aveux forcés, les cadavres continuent de s’empiler. Il faut attendre la Glasnost et la Perestroïka pour qu’enfin un chat soit appelé un chat, et un serial killer un serial killer. S’inspirant des techniques du grand Satan américain, les enquêteurs font appel à un psychanalyste, Alexandre Boukhanovski, alors âgé de 41 ans. Celui qui va ainsi devenir le premier « profiler » de l’histoire du crime et des châtiments made in Russia dresse un portrait psychologique à rebours de toutes les fausses pistes explorées jusqu’ici. Pour Boukhanovski, l’ogre de Rostov est « Un homme âgé entre 45 et 50 ans, plutôt intelligent, lui-même victime d’abus sexuels dans son enfance. Quelqu’un qui pourrait très bien être marié, mais n’aurait pas de relation sexuelle avec son épouse. Seule la souffrance des autres lui procure une jouissance. » En étudiant les lieux des crimes, Boukhanovski devine aussi que l’ogre exerce une profession qui l’oblige à beaucoup voyager.

Confondu, Tchikatilo se met alors à parler et à parler…

Le 6 novembre 1990, dans la petite gare champêtre de Donleskhoz, d’habitude fréquentée par les ramasseurs de champignons, un inspecteur en civil remarque un drôle de promeneur. Un grand type habillé d’un manteau de ville dont les manches sont recouvertes de brindilles et de terre. Le suspect est interrogé, son identité relevée, avant d’être relâché. Mais quand une semaine plus tard, le corps atrocement mutilé de Stevlana Korostik, 22 ans, est retrouvé à proximité de la gare, l’inspecteur ressort ses signalements suspects des derniers jours, et le nom d’Andreï Tchikatilo fait tilt puisqu’il se trouvait déjà dans la base des données depuis sa première arrestation, six ans plus tôt.

L’ogre perd alors ses terrifiants oripeaux. Ne reste plus qu’un homo sovieticus tout ce qu’il y a de plus vulgus, du moins en apparence : un père de famille de 54 ans, long et maigre comme un jour sans sel ni pain, un chauve planqué derrière une grosse paire de lunettes et affublé d’une cravate sombre sur une chemise violette qui lui donnent plus l’air d’un clown sinistre que d’un tueur sans limite. La tête penchée, secoué de sanglots, Tchikatilo se met alors à parler et à parler… Une interminable confession tirée aux sources même du mal : « Avec cette fille, une femme mariée, j’ai été la honte de tout le village parce que je n’ai pas pu le faire avec elle. Le sexe, le sexe, ils en parlaient sans arrêt. Ils disaient : « J’ai baisé celle-ci, ou celle-là. » Ils se moquaient de moi : « T’es une gonzesse ! » Alors, si je ne peux pas, je ne suis pas un être humain ? » gémit Tchikatilo. On dirait Peter Lorre dans M le maudit, sauf que le maudit de Rostov n’évoque aucune forme de regret envers ses victimes. Sa compassion, il la réserve à la seule femme qu’il n’ait pas eu envie de massacrer à coups de couteaux, sa pas très jolie mais si compatissante épouse : « Fenia était malade de tout ça, elle souffrait à cause de moi. Si j’avais pu trouver une île déserte, elle m’aurait suivi et on n’aurait eu besoin de personne. »

Plutôt que sur une île déserte, Andreï Tchikatilo terminera son aussi misérable que sanglante existence dans une cellule insonorisée de la prison de Rostov, où il sera exécuté d’une seule balle, derrière l’oreille droite, le 14 février 1994. Mais l’URSS, devenue CEI, puis Russie, n’en avait pas encore tout à fait fini avec lui. Il y a quelques semaines, un mauvais film hollywoodien, Enfant 44, inspiré de l’histoire d’Andreï Tchikatilo, a été interdit dans la patrie néotsariste de Vladimir Poutine. Le ministère de la Culture a jugé que l’URSS d’autrefois y était honteusement représentée comme un pays « avec des êtres humains déficients du point de vue physique et moral ». Comme un rappel de l’adage qui ouvre le film produit par Ridley Scott et que n’aurait pas renié Staline : « Il n’y a pas de meurtre au paradis. »

Par Jean-Philippe Leclaire

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