© Hermance Triay

« L’islam radical est le principal totalitarisme d’aujourd’hui »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Jean-Yves Camus est l’un des meilleurs spécialistes reconnus de l’extrême droite en France et en Europe. Il publie avec son compère Nicolas Lebourg, membre de l’Observatoire des radicalités politiques qu’il dirige au sein de la Fondation Jean Jaurès, une somme intitulée sobrement Les Droites extrêmes en Europe.

Le sujet, il est vrai, se prête d’autant moins à la gaudriole que la crise des migrants a donné à la droite populiste de nouvelles cartes pour appâter l’électeur. L’entretien a été réalisé avant un certain vendredi 13 novembre. Le mal islamiste, ils l’avaient pourtant déjà nommé et caractérisé. La lutte contre les extrémismes est fatalement polymorphe

Le Vif/L’Express :Vous écrivez que « le score de l’extrême droite dépend de la rencontre entre une offre politique cohérente et une demande sociale autoritaire ». Est-ce le Front national qui, en Europe, répond le mieux à cette convergence ?

Jean-Yves Camus : Le Front national, le FPÖ autrichien, le Fidesz hongrois de Viktor Orban… Ce dernier n’est pas d’extrême droite mais conservateur avec, cependant, une pratique de gouvernement qui se situe dans la zone intercalaire entre la droite et l’extrême droite.

Le meilleur rempart contre l’extrême droite n’est-il pas précisément une droite forte, comme on l’observe en Espagne et en Pologne ?

J.-Y. C. : Oui, on l’a constaté aussi avec la N-VA, en Flandre. Sa montée en puissance a concordé avec une déperdition du Vlaams Belang.

Nicolas Lebourg : C’est aussi une question de différenciation de l’offre politique. En Autriche, il est très difficile de distinguer le programme des sociaux-démocrates de celui des conservateurs. Résultat : l’électorat se tourne vers le FPÖ. Et quand le parti d’extrême droite accède au pouvoir et pratique le même néo-libéralisme que ses concurrents, lui-même régresse. L’indifférenciation de l’offre politique est devenue un problème en Europe de l’ouest. Elle crée une grande crispation et un sentiment très répandu d’avoir atteint un stade post-démocratique.

J.-Y. C. : Si les citoyens ont l’impression qu’ils ne sont qu’une chambre d’enregistrement de choix qui ont déjà été effectués entre des formations politiques dont il est difficile de déceler le distinguo des programmes, il ne faut pas s’étonner qu’ils se tournent vers des formations qui frappent plus fort et se singularisent par des accents plus tranchés.

Est-ce à cette aune que vous suggérez dans votre livre que la montée de l’extrême droite est plus un signe de vitalité de la démocratie qu’une menace pour elle ?

J.-Y. C. : L’extrême droite est les deux. Quand elle n’aboutit pas à la violence, une forme de radicalité contribue au débat. Ce sont des partis légaux.

N. L. : Le phénomène s’observe statistiquement. Au moment des élections municipales en France, plus on évoque une possible victoire de l’extrême droite, plus la participation grandit. Cela « repolitise » l’élection et remobilise l’électorat entre des « pour » et des « contre ».

Quand Nicolas Sarkozy taxe le programme économique du Front national d’être d’extrême gauche, a-t-il raison ?

J.-Y. C. : L’observateur superficiel peut noter, au Front national comme à l’extrême gauche, une opposition à l’Europe, la demande d’un Etat plus redistributeur et plus interventionniste dans l’économie. Mais une différence flagrante les sépare. Elle se reflète dans le discours de Jean-Luc Mélenchon à Marseille lors de la dernière campagne présidentielle en avril 2012. Son ode au métissage et au rôle de la Méditerranée comme matrice est strictement imprononçable par un dirigeant frontiste. La préférence nationale est le coeur du logiciel du Front national.

N. L. : Hors l’extrême droite, l’humanisme égalitaire est aujourd’hui partagé par toutes les formations politiques de l’échiquier jusqu’à la gauche radicale, y compris donc Podemos en Espagne ou le Front de gauche en France.

Une clé de la lutte contre l’extrême droite n’est-elle pas de l’impliquer dans l’exercice du pouvoir ? Comme le FPÖ en Autriche ?

J.-Y. C. : De manière un peu provocante, on peut en effet se demander si faire passer ces partis par la case « pouvoir » n’aboutit pas, au moins pour un temps, à les stériliser. A la condition qu’ils soient, dans leur pratique de gouvernement, mis en porte-à-faux avec leurs promesses de campagne électorale.

La crise actuelle des réfugiés est-elle une aubaine pour l’extrême droite ?

J.-Y. C. : Cela dépend de l’endroit d’Europe où l’on se situe. L’Europe de l’ouest et l’Europe de l’est ont des conceptions très différentes du rapport à la nationalité. La première a une définition contractuelle de la citoyenneté : il s’agit d’un pacte entre la Nation et le nouvel arrivant, un échange de droits et d’obligations quel que soit le background dont le nouveau venu dispose. En Europe de l’est, la citoyenneté est perçue comme la superposition de l’ethnie et de la religion. Un Polonais n’est un vrai « citoyen » que s’il est de langue et d' »ethnie » polonaises et de religion catholique. Ces pays vivent la crise des migrants comme une menace contre la substance-même de la Nation. Ils ne connaissent pas l’islam ; le nouveau venu est donc totalement étrange et étranger. Ils sont contraints enfin de faire l’expérience en un temps record de la démocratie, extrêmement récente, à peine vingt ans, du libéralisme économique et du multiculturalisme.

N. L. : La différence de réactions entre les opinions publiques espagnole et française est éclairante. L’Espagne catholique se montre assez généreuse dans l’aide aux migrants, malgré une crise économique préjudiciable. Une étude de la Fondation Jean Jaurès dans sept pays européens montre en revanche que la France est à la traîne sur toutes les propositions d’ouverture. On observe donc qu’en Espagne, l’absence de crise culturelle (hormis les poussées autonomistes en Catalogne et au Pays basque) prémunit contre une percée de l’extrême droite et contre les blocages à l’égard des candidats réfugiés. Dans la France qui connaît une crise culturelle, l’extrême droite est florissante et la méfiance à l’égard des migrants est grande…

Vous soulignez d’ailleurs dans votre ouvrage que « les catholiques pratiquants réguliers » sont plutôt ouverts aux immigrés, y compris musulmans. Pourtant, on pointe souvent une dimension catholique dans le vote d’extrême droite…

J.-Y. C. : Une dimension catholique mais culturelle. Il n’y a pas de corrélation entre la pratique religieuse et le vote pour l’extrême droite. Le catholicisme de Marine Le Pen et même de Marion Maréchal-Le Pen est un catholicisme d’ambiance. Sur la longue durée, on observe que c’est l’Eglise qui exclut Charles Maurras (NDLR : essayiste et homme politique français, 1868 -1952) et écarte Léon Degrelle… En Belgique, j’ai rencontré nombre de femmes musulmanes pratiquantes, notamment issues de la communauté turque, qui se sentent parfaitement à l’aise au CDH. Pour des raisons que les laïques purs et durs trouveront évidentes : la convergence des fondamentalismes. Il n’empêche que je préfère voir ces femmes s’intégrer, via la participation politique à un parti catholique, que de les voir laissées sur le bord du chemin.

Quelle place l’extrême droite belge a-t-elle dans le concert européen ?

N. L. : L’extrême droite belge francophone n’arrive pas à penser de manière autonome. Elle imite servilement les groupuscules français (Occident, Nation…). Se pose donc la question de l’autonomie de l’offre politique. Ce n’est pas l’extrême droite française qui va être capable de répondre à la question centrale du rapport entre les Flamands et les Wallons. L’extrême droite francophone belge a aussi pâti de l’absence d’incarnation dans un homme providentiel.

J.-Y. C. : Le mouvement national flamand est très apprécié dans les cercles de l’extrême droite nationaliste révolutionnaire, malgré une incompréhension fondamentale. J’explique toujours aux Français qui n’y comprennent pas grand-chose qu’à la base, ce mouvement n’était pas d’extrême droite mais d’assise populaire, avec une gauche qui y a joué un rôle tout à fait important. Pour preuve, on trouvait des nationalistes de gauche au sein de la Volksunie.

Poutine, quand il s’affiche comme rempart de la chrétienté contre l’islam radical, peut-il être un allié de l’extrême droite européenne ?

J.-Y. C. : Des cercles au sein du pouvoir russe estiment que la droite traditionnelle est la meilleure alliée de la Russie. Mais ils ménagent tout de même les partis nationaux-populistes parce qu’ils ont le sentiment que, dans certains pays au moins, ceux-ci peuvent gagner la compétition féroce qui les oppose à la droite modérée. Pour Moscou, le Front national apparaît au moins aussi intéressant que Nicolas Sarkozy.

N. L. : Face à la hantise entretenue d’un « gouvernement mondial » sous domination américaine pour l’extrême droite populiste, sous domination américano-sioniste pour l’extrême droite radicale, Poutine dit simplement que la multipolarité est possible et que les valeurs de l’autorité charismatique peuvent à nouveau fonctionner. Or, cette demande de multipolarité et d’autorité est partagée par les populations européennes bien au-delà de l’extrême droite. Chez celles-ci, l’idée d’un monde à domination américaine est particulièrement exécrée.

J.-Y. C. : La lutte contre l’américanisation des moeurs et de la culture est un fort vecteur de mobilisation des sympathisants de l’extrême droite.

N. L. : La mondialisation est systématiquement interprétée par l’extrême droite et par une partie de l’opinion publique soit comme une américanisation soit comme une orientalisation. Le kebab, par exemple, est nécessairement perçu comme un signe d’orientalisation. Or, à l’origine, le kebab est un sandwich fabriqué en Allemagne par un Turc qui s’est inspiré d’un produit américain. La « kebabisation », c’est la globalisation. Or, la mondialisation n’est pas comprise comme un phénomène global dans lequel l’Europe joue un rôle. C’est ce sentiment d’exclusion de l’Histoire qui suscite des crispations.

J.-Y. C : L’immense changement réside dans le fait que l’Europe n’est plus au centre du monde. Pendant des siècles, l’histoire s’est ordonnée autour des apports techniques, civilisationnels et religieux apportés par l’Europe. Et tout à coup, ce n’est plus uniquement ici que cela se passe.

L’islamisme radical est-il d’extrême droite ?

J.-Y.C. : Il faut savoir penser un totalitarisme sans le ramener aux visions archétypales de l’islamo-fascisme et de l’islamo-nazisme. On peut considérer que l’islam radical est le principal totalitarisme actuellement à l’oeuvre dans le monde. Des passerelles individuelles existent entre l’islamisme radical et l’extrême droite, notamment sur la question de l’antisémitisme. Mais elles restent limitées et peu opérationnelles, dès qu’il s’agit du passage à la lutte armée. Pour l’instant, à ma connaissance, les services occidentaux n’ont pas encore arrêté de militants d’extrême droite qui se soient engagés aux côtés des djihadistes.

L’islamophobie a-t-elle remplacé l’antisémitisme comme élément fédérateur de l’extrême droite ?

J.-Y. C. : Il est permis de critiquer l’islam comme n’importe quelle religion ou croyance. Mais si, quel que soit leur degré de pratique religieuse, on assigne les personnes de culture musulmane à résidence dans cette identité-là et si on les perçoit intégralement comme des ennemis de la civilisation européenne, il y a effectivement islamophobie. Elle est fort répandue dans les milieux d’extrême droite mais pas seulement.

Le débat intellectuel en France est-il phagocyté par des intellectuels de droite ? Si oui, cela témoigne-t-il d’une droitisation de la société française ?

J.-Y. C. : Non. Cela révèle l’extraordinaire capacité des intellectuels néo-conservateurs à mettre en scène leur propre marginalité. Jamais ils n’ont occupé un tel espace médiatique. Cela ne les empêche pourtant pas de l’utiliser pour clamer partout qu’ils sont persécutés. Cela témoigne en tout cas de la large remise en question des postulats post-soixante-huitards. ?

G. P.

Les Droites extrêmes en Europe, par Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, éd. Seuil, 312 p.

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