La vallée de l'Indus entre Besham et Chilas, au Pakistan. © Roland et Sabrina Michaud/AKG

L’Indus, de la plaine fertile au désert

Le Vif

La vallée de l’Indus abritait une civilisation d’une sophistication impensable à l’âge du bronze, qui connaissait les égouts et la salle de bain. Elle fnit engloutie, non sous les eaux mais sous le sable…

Il y a plus de cinq mille ans, alors que les Égyptiens érigeaient leurs pyramides sur les rives du Nil et que les Sumériens labouraient les terres du Croissant fertile, une civilisation urbaine encore plus étendue se déployait au nordouest de l’Inde. Totalement engloutie, elle fut pourtant un étonnant laboratoire technologique et social. Autour des méandres poissonneux de l’Indus, large feuve s’écoulant sur plus de trois mille kilomètres depuis les glaciers de l’Himalaya jusqu’à la mer d’Arabie, dans les plaines et sur ses berges peuplées de buffles et d’oiseaux multicolores, la civilisation harappéenne voyait le jour vers 3200 av. J.-C., pour atteindre son apogée entre 2500 et 1900 av. J.-C. Couvrant une zone de plus d’un million de kilomètres carrés (l’actuel Gujarat en Inde, ainsi que les provinces pakistanaises du Baloutchistan, du Pendjab et du Sind), cette culture de l’âge du bronze était d’une sophistication impensable en ces temps reculés. Et pourtant, les cités de la vallée de l’Indus ont décliné à partir de la fn du second millénaire avant notre ère, pour fnir englouties sous les sables d’une région désormais aride…

Les ruines d’une immense ville de briques, en grande partie enfouies sous la terre et le sable : c’est ce qu’un déserteur de l’armée britannique découvre en 1826, près d’un ancien lit de rivière, non loin du village d’Harappa au Pendjab. Mais personne ne se doute encore de l’importance de sa trouvaille. En 1853, sir Alexander Cunningham, futur fondateur du Service archéologique de l’Inde, visite brièvement les lieux. Alors en quête de vestiges bouddhistes, il ignore tout du site et de ses origines. Trois ans plus tard, les frères John et William Brunton, deux ingénieurs occupés à construire la voie de chemin de fer Karachi-Lahore, recherchent des pierres pour leur ballast. Déçu par le sol sablonneux, William se rabat sur une carrière providentielle : les vieilles ruines d’Harappa, qui lui fournissent assez de briques cuites pour tapisser cent cinquante kilomètres de voie ! Alerté par le pillage, Cunningham y retourne pour mener une série de fouilles de 1856 à 1872. Son étrange découverte attise aussitôt la curiosité des antiquaires : un petit sceau en stéatite, gravé d’un dessin représentant une sorte de licorne accompagnée de mystérieuses inscriptions. Zébus, éléphants, buffes… d’autres sceaux similaires, en pierre tendre et mesurant environ deux centimètres, commen cent alors à circuler, atterrissant pour certains au British Museum de Londres. Intrigué, John Marshall (successeur de Cunningham à la tête du Service archéologique) fait acheter les terrains d’Harappa et y lance des excavations en 1921. Au même moment, dans la région du Sind, l’archéologue Rakhal Das Banerji entreprend de fouiller un monticule de terre à Mohenjo-daro (« Mont des morts », nom donné par les habitants de la région à l’étrange tumulus), situé à six cents kilomètres en aval sur le feuve de l’Indus. Son intuition était la bonne : il y trouve les ruines d’une grande cité en briques cuites… et des sceaux semblables à ceux d’Harappa.

Mental d’acier

L'Indus, de la plaine fertile au désert
© Stéphane Humbert-Basset

Une culture stupéfiante venait d’émerger de ces terres limoneuses. Et ces deux sites n’étaient que la partie visible de l’iceberg. La civilisation urbaine de l’Indus, qui comptait environ un million d’habitants, s’étendait sur plus d’un millier de sites, dont beaucoup de villages gravitant autour de quelques grandes villes… jusqu’au Cachemire. Considérées jusqu’à récemment comme les plus vastes, Mohenjo-daro et Harappa (couvrant à elles deux des centaines d’hectares, d’une capacité de 40 000 habitants chacune) pourraient être détrônées en superfcie par Rakhigarhi (située sur l’ancienne rivière Saraswati, prolongement aujourd’hui asséché de la Ghaggar, un cours d’eau situé un peu plus à l’est et parallèle à l’Indus), comme l’attesteraient les nouveaux monticules découverts en janvier 2014 par l’archéologue Vasant Shinde. Fait notable, ces hommes et ces femmes ont su résister pendant des millénaires à l’instabilité géologique de la région. À Mohenjo-daro, les fouilles ont révélé que la ville avait été surélevée plusieurs fois pour échapper aux crues du feuve. Certainement dotés d’un mental d’acier, les Harappéens étaient des urbanistes hors pair. Mohenjo-daro, sans doute le centre premier de cette civilisation, apparaît ainsi comme une cité modèle… à l’image de l’ancienne Alexandrie fondée vingt-cinq siècles plus tard. Diffcile à croire, et pourtant ! Surnommée la « Manhattan de l’âge du bronze », cette solide métropole avait été quadrillée à l’avance, coupée en deux par un boulevard de dix mètres de large, traversée du nord au sud par une douzaine d’artères et d’est en ouest par des rues pavées. Celles-ci étaient bordées d’échoppes de potiers et de bijoutiers, délimitant des bâtiments aux dimensions standardisées.

Piscine d’eau chaude

Il y a de cela cinq mille ans, ces experts en génie civil étaient aussi des pionniers de l’hygiène moderne. Équipées de puits, de salles de bains et de toilettes, les maisons étaient reliées par des canaux individuels à un système d’égouts central, fait de conduits d’argile munis de fosses de décantation et s’étendant à toute la ville. Ce qui en faisait le système de drainage et de stockage de l’eau le plus sophistiqué de toute l’Antiquité. Cerise sur le gâteau, une piscine de quatorze mètres de long, entourée d’une grande véranda sur piliers, comportait des cabines pour se changer et un système de chauffage de l’eau, semblable à celui utilisé bien plus tard dans les thermes romains. Enfn, non loin de là, un grand entrepôt muni d’une plate-forme de déchargement, permettait de stocker les denrées.

Car les Harappéens, qui cultivaient le blé et l’orge tout en élevant moutons, chèvres et boeufs, étaient aussi de grands commerçants. Outre les fameux sceaux servant à identifer les marchandises, ils avaient mis au point un système de poids et mesures standardisés, grâce à des cubes de pierre soigneusement taillés et polis. Fluvial et maritime, leur commerce s’étendait jusqu’en Basse-Mésopotamie, comme en témoignent des avantpostes ainsi que de nombreux objets caractéristiques retrouvés dans les villes sumériennes. Colliers en pierres précieuses fnement travaillées, bijoux en or, argent et ivoire rangés dans de précieux coffrets, perles en cornaline, bracelets de coquillages… D’innom brables artefacts attestent d’un quotidien fastueux, et créatif : dés, balles, animaux sur roulettes, échiquiers, statuettes en bronze ou stéatite font partie des trésors retrouvés. Des figurines nous renseignent aussi sur la mode féminine. Parées de nombreux colliers et bracelets, les femmes déambulaient les seins à l’air, portant des jupes courtes, des coiffures élaborées… et même du rouge à lèvres, dont on a débusqué certains échantillons.

Mais dans les cités de l’Indus, pas de trace de palais ou de temple… ni d’armée. Ne possédant que quelques armes défensives, il semblerait que cette civilisation ait connu la plus longue période de paix de l’histoire de l’humanité. Pourtant, la ville de Mohenjo-daro, qui abritait plusieurs milliers de personnes, aurait décliné à partir de 1700 av. J.-C. Qu’a-t-il bien pu arriver à cette civilisation si brillante et étendue, pour que vers l’an 1000 av. J.-C., ses cités ne soient plus que ruines enfouies ? Une question qui, durant des décennies, a captivé aussi bien le public que les chercheurs., au point de faire naître les théories les plus folles.

Quelques pseudo-historiens ont même avancé l’hypothèse d’une explosion nucléaire due à une guerre atomique préhistorique. Leurs arguments ? Un taux de radioactivité cinquante fois supérieur à la normale soi-disant retrouvé sur des squelettes à Mohenjo-daro, ainsi que des traces de glaise et de sable vitrifés. Des indices qu’ils reliaient à certains passages présumés du Mahabharata, célèbre épopée hindoue. Encore relayée aujourd’hui par Alien Theory, série documentaire fantaisiste diffusée en France sur RMC Découverte et produite par l’Américain Kevin Burns sous le titre original Ancient Aliens, cette thèse agace la communauté scientifque. « Il n’y a aucune preuve de la présence de squelettes radioactifs à Mohenjo-daro », tranche Jonathan Mark Kenoyer, archéologue américain né en Inde, expert mondial de la civilisation de l’Indus et professeur d’anthropologie à l’université du Wisconsin.

Des squelettes éparpillés, laissés sans sépulture et dans des postures défensives : les Harappéens auraient-ils été victimes d’un massacre ? Des années durant, dans le sillage de l’Écossais Robert Wheeler, beaucoup d’archéologues ont cru à une invasion d’Aryens venus du plateau iranien. Une théorie fermement remise en cause dans les années 1970, grâce aux nouvelles méthodes d’analyse. « Il n’y a aucune preuve de mort violente sur le site de Mohenjo-daro. L’étude menée par l’anthropologue reconnu Kenneth Kennedy n’a pas révélé de trace de blessures sur les squelettes », répond aujourd’hui Vasant Shinde, directeur du Deccan College à Pune, une ville de l’État indien du Maharashtra, juste au sud du Gujarat. Dans son ouvrage Ancient Cities of the Indus Valley Civilization publié en 1998, Jonathan Mark Kenoyer déplore quant à lui que cette thèse « absurde » de l’invasion, basée sur « une lecture erronée des textes védiques », soit trop longtemps restée « ancrée dans la littérature populaire ». En revanche, il y aurait eu certaines interactions avec les peuples d’Afghanistan et d’Asie centrale. Ce qui, selon l’expert, n’aurait rien d’anormal.

Car l’élément déclencheur serait d’origine naturelle. Au printemps, grâce à la fonte des neiges de l’Himalaya, l’Indus débordait dans les plaines, fertilisant les champs grâce à un dépôt d’alluvions. Mais la ville de Mohenjo-daro, autrefois au bord de l’eau, se trouve aujourd’hui à plusieurs kilomètres de son lit. Poussé par l’activité tectonique des hautes montagnes (l’Himalaya étant formé de la collision entre les plaques indienne et eurasienne), le cours de l’Indus et de ses affuents a donc été dévié vers l’est… causant la disparition de la rivière Saraswati, dont les eaux sont venues gonfer les crues de l’Indus jusqu’à inonder Mohenjo-daro (d’après l’analyse des couches d’argile limoneux) et augmenter la salinisation des champs.

Déclin partiel

L'Indus, de la plaine fertile au désert
© Bridgeman

De quoi déstabiliser l’agriculture et le commerce fluvial et maritime des grandes villes. Sans parler des petits villages soudain ensevelis sous la vase, ou au contraire privés de fleuve, comme ce fut le cas des sites bordant la Saraswati, précise Jonathan Mark Kenoyer dans son ouvrage. Ce phénomène a poussé les habitants à développer de nouvelles stratégies, ou à déménager vers des régions plus favorables. « Le climat est devenu sec vers 2000 av. J.-C. et la rivière Ghaggar s’est asséchée. De ce fait, les Harappéens ont dû quitter les plaines de l’Indus et de la Ghaggar, qui formaient la base la plus solide de leur agriculture », ajoute Vasant Shinde. Mais qu’ont-ils fait ensuite ? Selon l’archéologue indien, ils se sont « dirigés vers les régions alentour et intégrés aux populations locales ». Une idée proche de celle de Jonathan Mark Kenoyer : pour ce cofondateur du Harappa Archaeological Research Project, « la civilisation de l’Indus n’a pas mystérieusement décliné », mais simplement connu un « changement très lent et progressif » ayant donné naissance à de nouvelles cultures. Car il a fallu mille ans pour que le centre politique et culturel se déplace depuis la vallée de l’Indus vers le coeur de la région du Gange, les premières cités historiques de cette zone étant apparues vers 800 av. J.-C. « La question du déclin est très complexe et différente selon les régions », constate Kenoyer. Détérioration de la qualité des constructions, remplacement des poteries peintes par des récipients sommaires, ralentissement du commerce avec la Mésopotamie à partir de l’an 2000 avant notre ère… Malgré ces signes de déclin, les habitants n’ont pas quitté Harappa avant 1300 av. J.-C. Et lors de fouilles récentes, on y a trouvé un nouveau type de four datant de 1700 av. J.-C., ainsi que des objets composés d’un alliage de cuivre, d’agate, de cornaline et de faïence, preuves non pas d’une régression mais d’une avancée technologique. Et si, dans les régions du sud de l’Indus, certains sites ont été clairement abandonnés, d’autres, comme Dholavira au sud-est, ont simplement subi des transformations.

Nouvel ordre social

« Dans le nord de la vallée du Gange et dans le Gujarat, il y a eu en réalité une augmentation du nombre de villages. Dans le Pendjab, on note l’apparition de nouvelles techniques et idéologies. Et il n’y a pas de preuve de l’arrivée de populations extérieures à ce moment-là », rappelle Kenoyer. Selon lui, beaucoup d’Harappéens se sont simplement réinstallés dans le Gujarat et dans la zone située entre le Gange et le Yamuna. À ces régions humides, les réfugiés se sont adaptés en se lançant dans la culture du riz, du millet et du sorgho. Autre nouveauté : l’utilisation du cheval, de l’âne et du chameau comme moyens de transport, comme l’attestent notamment les fgurines et poteries peintes. Ces évolutions se seraient accompagnées d’un changement social, politique et religieux. Toujours selon Kenoyer, les réfugiés climatiques ayant rejoint d’autres villes, une crise aurait éclaté, entraînant l’émergence de nouvelles gouvernances locales vers 1900 av. J.-C. Le coup d’envoi d’une période de transition de six siècles, qui aurait vu l’établissement d’un nouvel ordre social. Dessins et styles de poterie différents, sceaux avec motifs géométriques, nouvelles coutumes funéraires… auparavant soudées, les régions de la vallée de l’Indus et du Gujarat se seraient divisées en trois cultures identifables à partir des objets retrouvés.

Cette période intermédiaire serait aussi la preuve d’une certaine continuité : le chaînon manquant reliant les cités de l’Indus aux nouvelles sociétés de l’âge du fer indien. Car, vers 300 av. J.-C., les petites cités établies dans la région du Gange auraient été intégrées dans le système de l’Empire maurya. Une dynastie qui, dotée d’une cavalerie, d’armes en fer et d’une organisation politique développée, a régné jusqu’en 185 av. J.-C. sur une grande partie du sous-continent indien. Les cultures du sud auraient ainsi incorporé de nombreux éléments de la civilisation harappéenne, comme la technique de fabrication des perles ou les bracelets en coquillages, encore portés aujourd’hui par les mariées au Bengale. Système de poids et mesures, organisation urbaine, stockage et drainage de l’eau, ces inventions de l’Indus ont refait surface de 700 à 200 av. J.-C., durant la seconde moitié de l’âge du fer… Preuve que cette formidable culture a, d’une certaine manière, survécu. Enfn, si tout n’est pas encore éclairci, les archéologues ne perdent pas espoir. À ce jour, seuls 10 % des sites – beaucoup étant situés près de la frontière indo-pakistanaise, zone politiquement sensible – ont fait l’objet de fouilles. Équidistant de Mohenjo-daro et Harappa, l’immense site de Ganweriwala pourrait bien détenir de nouvelles réponses sur ces génies de l’âge du bronze.

Par Joséphine Bindé.

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