L’incroyable histoire du vin oublié d’Hermann Göring, l’ogre nazi

Le Vif

Durant la Seconde Guerre mondiale, « l’Ogre » nazi a aussi pillé les plus prestigieux domaines viticoles français. Surprise : des grands crus bordelais de sa collection ont été retrouvés dans les caves moldaves réputées de Cricova ! Histoire d’un incroyable périple qui passe par Moscou.

Des bouteilles, poussiéreuses, reposent sur le flanc, dans une petite cavité creusée dans le calcaire. Les étiquettes, pommelées d’humidité, sont illisibles, mais à côté, un écriteau doré indique ces quelques mots : « Château Mouton Rothschild Pauillac, 1er cru classé, 1936. » Plus loin, dans d’autres alvéoles, d’autres noms prestigieux : « Richebourg – Domaine de la Romanée Conti, 1935 », côte-rôtie, pommard, châteauneuf-du-pape…

Bienvenue à Cricova, l’une des plus grandes caves à vins de la planète. Il suffit de sortir de Chisinau, la capitale moldave, et de parcourir quelques kilomètres pour se retrouver au coeur des vignobles. Ici, depuis l’Antiquité, on sarcle, on vendange, on presse… Des archéologues ont trouvé, sur un coteau, une feuille de vigne fossilisée qui daterait du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Au Moyen Age, dit-on, un vieux moine produisait un vin magnifique et en agrémentait ses offices. Mais les Ottomans sont arrivés et ils ont interdit la culture de la vigne. En cachette, le moine aurait continué à fabriquer son vin. Apprenant sa désobéissance, les Turcs l’auraient torturé, puis tué. Le soir, lorsque la brume tombe sur les vignobles, les habitants de Cricova entendent parfois ses cris de souffrance…

Légende ou non, les premières galeries remonteraient au Ve siècle. Depuis, elles n’ont cessé de s’étendre. En 1914, Cricova devient la principale région productrice de vin de la Russie impériale. La réputation de ses chardonnays et de ses purcaris, servis à toutes les grandes tables d’Europe, tient à la qualité du vignoble et aux conditions idéales des caves – une température de 12 à 14 degrés – pour le vieillissement. Aujourd’hui, les 120 kilomètres de galeries voûtées abritent plus de 1 million de bouteilles, des cuves, des barriques… Dans ce dédale, il est facile de s’égarer. En 1966, le cosmonaute Iouri Gagarine s’y serait perdu durant deux jours…

100 000 dollars et quatre Cadillac pour une bouteille de 1902…

Un dernier tunnel, et l’étranger de passage découvre, enfin, le clou de la visite : la collection « historique ». Des centaines de bouteilles sont entreposées dans une galerie circulaire, mieux éclairée que les autres : grands crus français, vins de Moselle, tokay hongrois, cépages italiens… Les bouchons de cire sont couverts de moisissure. Quel âge ont ces bouteilles ? « Plus de 70 ans, parfois davantage, explique Valentin Bodiul, directeur des caves de Cricova. L’une d’elles, Ierusalim de pasti, date de 1902 et vient de Palestine. Un millionnaire occidental nous a proposé 100 000 dollars et quatre Cadillac pour l’acquérir. Nous avons refusé : ce vin fait partie de notre patrimoine. » Pourquoi de tels trésors sont-ils conservés au fin fond de cette jeune République d’Europe orientale, coincée entre la Roumanie et l’Ukraine ? La réponse est surprenante : ces bouteilles appartenaient à… Hermann Göring. En 1945, les soldats soviétiques les ont trouvées dans l’une de ses nombreuses résidences ; ils les ont transportées à Moscou, en ont bu une bonne partie, avant d’envoyer ce qu’il restait à Cricova…

Petit retour en arrière. A la fin de 1940, la France est défaite et les nazis règnent sur l’Europe. Göring, l’âme damnée de Hitler, laisse libre cours à sa démesure. Il acquiert des trains, des yachts, se fait construire d’immenses demeures… De souche aristocratique, le chef de la Luftwaffe apprécie les mondanités. Dans son château de Carinhall, à une centaine de kilomètres de Berlin, il organise des réceptions somptueuses, destinées aux diplomates étrangers et aux grands bourgeois prussiens. Avec ses ongles vernis, ses costumes en soie et ses bonnes manières, Göring sait s’attirer les grâces de familles influentes qui possèdent les industries de la Ruhr. « Il se voyait comme un homme de la Renaissance et se comportait comme un Borgia », raconte Jean-Marc Dreyfus, maître de conférences en histoire à l’université de Manchester, auteur du Catalogue Goering (Flammarion, 2015), ouvrage recensant les centaines d’oeuvres d’art qu’il avait dérobées dans les pays conquis par le Reich.

En 1941, une belle prise : les caves du Château Mouton Rothschild

Mais « l’Ogre », comme le surnomme Michel Tournier dans son roman Le Roi des Aulnes, ne se contente pas de spolier les musées. Amateur de bonne chère, il dévalise aussi les caves des grands restaurants, comme la Tour d’Argent, à Paris. Car cet esthète raffole des grands crus, et notamment des bordeaux. Albert Speer, l’architecte du Reich, racontait qu’il y avait peu de choses qui rendaient Göring aussi heureux que de s’affaler dans un fauteuil, tard dans la nuit, et de déboucher une bouteille de château-lafite. Göring va donc charger Heinz Bömers, grand négociant d’avant-guerre en spiritueux, d’une mission d’importance : organiser l’importation, en Allemagne, du vin français. Les négociations ont lieu à Paris, à l’hôtel Majestic (aujourd’hui, Le Peninsula). La région bordelaise traverse une grave crise de surproduction, depuis la fin des années 1930, et les viticulteurs français sont ravis de vider leurs chais : année après année, les volumes ne cessent d’augmenter, pour atteindre 232 000 hectolitres en 1944. Mais le vin en vrac, transporté en Allemagne dans des wagons-foudres, c’est bon pour les soldats, pas pour le palais délicat du Reichsmarschall Göring.

Afin de satisfaire son maître, Heinz Bömers se rend dans les plus grandes maisons bordelaises. Il paie rubis sur l’ongle, en profitant d’un taux de change très favorable. « Et quand les domaines appartiennent à des Anglais ou à des juifs, il confisque purement et simplement les vins », précise Sébastien Durand, enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux Montaigne et auteur d’une thèse sur « Les entreprises de la Gironde occupée (1940-1944) ». En 1941, sur les ordres de Göring, il met la main sur Château Mouton Rothschild et, surtout, sur ses précieuses caves. Après d’intenses négociations, l’Ogre se contentera de 10 % des stocks. Ce sont ces bouteilles, sans doute, qui dorment aujourd’hui dans les caves de Cricova.

Ambassadeur de Moldavie en France, Lilian Moraru a tenté de retracer leur route. Enquête difficile car il n’existe pas de document prouvant l’authenticité de ces grands crus, volés deux fois avant d’arriver sur place. Il semblerait que les soldats russes les aient trouvés en 1945 dans les caves d’un « petit » pavillon de chasse que Göring possédait à Rominten, près de la ville de Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad). « Une bonne partie a été bue sur place ou à Moscou, raconte Lilian Moraru. Le reste a été envoyé en 1947 dans les caves de Massandra, en Crimée, et en Moldavie. » Les grands crus sont d’abord entreposés dans une maison du centre-ville, rue Tighina, où ils sont oubliés durant vingt ans. Vassili Petrovitch Topal se souvient parfaitement du jour où il a vu ces bouteilles pour la première fois : « C’était en 1967, dit-il. Je venais d’être embauché, et les bouteilles sont arrivées par caisses entières dans nos caves. Il y en avait de toutes les formes et de tous les pays : vins français, italiens, portugais, cognacs… » Jusqu’à sa retraite, fin 2013, Vassili travaillera à Cricova : il est tour à tour responsable d’atelier, ingénieur méthodes, chargé du développement des vins mousseux… Insigne honneur, il s’occupe aussi de la collection Göring. « Dans les années 1970, j’ai décidé de dresser la liste des bouteilles, poursuit-il. J’ai fait venir un vieux spécialiste russe, Lev Oskarovitch Noutov, qui avait fait ses études à la Sorbonne, avant de travailler au Comité du plan d’Etat, à Chisinau. Durant six mois, nous avons inventorié tous ces grands millésimes, en nous référant, quand nous le pouvions, aux étiquettes ou aux inscriptions qui figuraient sur les cols de cire. »

Des grands crus nazis pour Gorbatchev et Poutine…

Quelques années plus tard, Vassili doit se débarrasser d’une grande partie des bouteilles. Ordre du Département général de la production de vin, « créature » de la bureaucratie soviétique. Il jette des vins blancs allemands – qui, après tant de temps, ont goût de vinaigre. Parfois ont lieu de grandes dégustations. Vassili se souvient particulièrement de l’une d’elles : « Nous avons vidé une cinquantaine de bouteilles, la plupart avaient plus de 40 ans d’âge. J’étais jeune, je n’avais pas encore un goût très sûr, mais je me souviens de l’extase qui se lisait sur le visage de mes collègues plus âgés. Ils m’ont tous dit que c’était un moment divin. » Plus tard, d’autres bouteilles seront ouvertes lors de visites officielles, notamment d’hommes d’Etat russes. Gorbatchev et Poutine ont donc certainement dégusté des grands crus nazis…

Aujourd’hui, les caves de Cricova abritent exactement 638 bouteilles de la collection Göring, dont 455 viennent de France. Mais il y en a d’autres… Sur Internet, les amateurs se voient proposer des bouteilles « livrables sous dix jours », à partir du port roumain de Constanta, sur la mer Noire. Mais comment être sûr que ces flacons ont vraiment appartenu au Reichsmarschall ? « Cela ne m’étonnerait guère, commente Jean-Marc Dreyfus. Une grande partie des dépouilles du IIIe Reich ont été transférées à Moscou, notamment des objets d’art. Pour Staline, il s’agissait de trophées de guerre et il n’était pas question de les rendre. Des grands crus de la collection Göring dorment donc dans des caves, à Moscou ou ailleurs. Certains tentent sans doute de les écouler sur Internet. » Et dire que les grands vins ont la réputation de mal voyager…

De notre envoyé spécial Charles Haquet, avec Iulia Badea-Guéritée et Alla Chevelkina (à Moscou).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire