© DIETER TELEMANS

« L’homosexualité ne doit pas être confinée au ghetto que l’on veut bien lui concéder »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Celui qui est digne d’être aimé, titre de son dernier roman, ce n’était pas lui. En raison de son homosexualité, Abdellah Taïa a connu le rejet au Maroc et un rapport de colonisé à colonisateur en France. La complexité de la pensée qu’on lui refuse, il la conquiert dans ses livres.

Le fil conducteur de votre dernier livre (1) est le rapport colonisé – colonisateur. Le colonialisme des esprits a-t-il survécu à la fin de la colonisation ?

Oui, ne serait-ce que par le français, qui reste une langue dominante au Maroc. Ce n’est pas celle parlée par tout le monde mais son importance sociale, économique et politique est irréfutable. Petit, je ne suis pas allé vers le français parce que j’en étais amoureux, mais parce qu’il était synonyme de pouvoir. Mais qui dit langue de pouvoir, dit langue d’oppression contre ceux qui ne la maîtrisent pas. Par-delà la langue, la présence française, ne serait-ce qu’à travers ces riads achetés à Marrakech, à Fès ou à Meknès, modifie petit à petit l’esthétisme marocain. Avec le temps, les intérieurs des Marocains les plus modestes sont altérés, au niveau du mobilier ou de la peinture.

Ce rapport délicat entre colonisateur et colonisé se traduit jusque dans vos relations avec vos amants…

La question est plus politique et philosophique que cela. Qu’on le veuille ou non, dans toute relation d’amour, les problèmes ressortent à un moment ou à un autre. Depuis que je suis en France, je m’aperçois que plein d’éléments de mon identité d’immigré ne sont pris ni au sérieux ni en considération. J’en arrive à me poser la question : la liberté à laquelle j’ai droit est-elle uniquement définie par mon pays d’adoption, la France ? Le but n’est pas de glorifier la part de Maroc qui est en moi. Mais je suis lié à cette terre et à son imaginaire. Alors, qu’est-ce que j’en fais ? Il est demandé à l’immigré de l’occulter pour les besoins de l’intégration. Cela revient à refuser le multiculturalisme. D’ailleurs, il est devenu banal d’affirmer que l’autre, l’Arabe, le musulman… constitue une menace pour un pays comme la France. Cela me fait sourire. Comment une puissance aussi forte peut-elle imaginer être menacée par un petit Arabe pédé comme moi qui vient juste chercher un peu d’air libre ?

N’êtes-vous pas un peu sévère ? Tous les Européens ne prônent pas l’intégration sous la forme de l’assimilation…

Ahmed, le héros de Celui qui est digne d’être aimé, est sévère avec tout le monde. Qu’il n’existe pas de loi au Maroc qui protège les individus comme moi est une certitude. Cela ne justifie pas de nous traiter comme inférieurs aux Occidentaux. A cette aune, il y a bien encore une forme de paternalisme colonial dans la société française. Celui qui est  » sauvé  » par l’Occident n’a pas le droit à la complexité de la pensée. Je vous donne un exemple frappant. Loubna Abidar, l’actrice marocaine qui joue le rôle d’une prostituée dans le film de Nabil Ayouch, Much Loved, a reçu un accueil qui la réduit à  » une petite femme arabe sauvée par la France « . Et on oublie que ce qu’elle a fait au Maroc a été extrêmement courageux, politiquement et intellectuellement. La signification de son geste pour la libération des femmes dépasse de loin la petite case que la France lui a réservée. Donc, puisque l’Occident ne nous accorde pas ce droit à la complexité, il faut que nous le prenions nous-mêmes. C’est ce que j’essaie de faire dans mon dernier livre.

Le regard sur l’homosexualité a-t-il évolué ces dernières années au Maroc ?

L’évolution réside dans le constat que le thème est désormais traité par les médias et qu’un soutien émane d’une partie de la population. En revanche, l’attitude du pouvoir, elle, ne bouge pas. Il continue de répéter :  » Le Maroc et les Marocains ne sont pas prêts, nos traditions et nos valeurs ne le permettent pas…  » Ces arguments, je les entendais déjà dans les années 1970.

Cette inaction du pouvoir est-elle liée au poids des partis islamistes ?

Elle pourrait être justifiée aux yeux des dirigeants par la menace islamiste. Si c’est le cas, c’est comme si on donnait aux islamistes le bâton pour se faire battre. Soit. Je peux éventuellement comprendre les enjeux politiques et les stratégies des partis politiques. Mais je n’ai pas à entrer dans ce jeu-là. A un moment donné, il faut sortir de cette impasse et assurer la protection des minorités. Même si les responsables ne veulent pas modifier la loi, une parole un peu plus compréhensive des dirigeants à l’égard de leurs propres enfants serait déjà un pas positif.

C’est comme si les Arabes étaient renvoyés à une vision orientaliste d’incapables, d’impulsifs et d’incontrôlables

Pensez-vous qu’il faut réconcilier les mémoires comme l’a justifié Emmanuel Macron lorsqu’il a parlé de la colonisation en Algérie comme d’un crime contre l’humanité ?

Je ne sais pas s’il cherchait vraiment à réconcilier les mémoires en affirmant cela. J’ai plutôt eu l’impression qu’il faisait preuve du pragmatisme d’un jeune moderniste. C’est cela que vous voulez entendre ? OK, je vous le dis et on passe à autre chose. Mais bon, je lui reconnais ce petit courage d’avoir utilisé des termes aussi clairs. Car en France, le passé colonial est un thème que l’on ne peut toujours pas affronter aujourd’hui. Cela touche à l’impensé de la société, y compris celui de la Seconde Guerre mondiale. De mon point de vue, c’est le terreau de tous les extrémismes qui renaissent en Europe, en toute tranquillité.

Vous avez écrit dans un texte pour Libération que le printemps arabe n’était pas encore mort. Une perspective d’évolution à la tunisienne est-elle possible dans d’autres pays ?

Je n’ai pas de boule de cristal pour prédire l’avenir des pays arabes. En revanche, il est de mon devoir de rappeler que le feu du printemps arabe existe encore d’une manière ou d’une autre. Pour moi et pour des millions d’Arabes, ce qui s’est passé est très important : une sortie de la peur, une prise de conscience du rôle que l’on peut avoir soi-même en regard de l’avenir de son pays. Je ne veux pas perdre cet acquis. C’est comme si les Arabes, après avoir été en mesure, en adultes responsables, d’affronter la dictature et de donner du sens à leur action, étaient renvoyés à une vision orientaliste d’incapables, d’impulsifs et d’incontrôlables. On a tendance à insister sur l’extrême complexité des situations en Syrie, en Egypte ou en Libye pour nous replonger dans une forme d’endormissement et nous convaincre que ce n’est même pas la peine de tenter autre chose.

Pourquoi les effets du printemps arabe ont-il été plus diffus au Maroc ? La figure du roi comme Commandeur des croyants y est-elle pour quelque chose ?

Le mouvement du 20-Février (NDLR : principale initiative de protestation populaire au Maroc en 2011) a pu sortir dans la rue, réclamer la justice, demander une meilleure répartition des richesses, plaider pour la démocratie et la dignité. Il n’a pas exigé le départ du roi. Il a voulu instaurer un dialogue avec le pouvoir. Celui-ci y a répondu par une réécriture de la Constitution. Mais cela a pris du temps. Et, en définitive, l’esprit du mouvement s’est dilué. Pour autant, il serait faux de dire qu’il ne s’est rien passé au Maroc. Prenez l’exemple du pédophile espagnol qui avait bénéficié d’une grâce. Les Marocains ne l’ont pas acceptée. Ils sont sortis dans la rue. Auparavant, ils n’auraient jamais osé. Le pouvoir devrait se méfier du peuple parce qu’il ne s’est pas rendormi.

Manifestation contre la grâce accordée à un pédophile espagnol en 2013 :
Manifestation contre la grâce accordée à un pédophile espagnol en 2013 :  » le pouvoir marocain doit se méfier du peuple parce qu’il ne s’est pas rendormi « . © FADEL SENNA/BELGAIMAGE

Nourrissez-vous de la haine pour vos proches qui vous ont rejeté parce que vous étiez homosexuel ?

J’en ai eu à un moment donné. Mais aujourd’hui, j’ai vieilli ; j’ai 43 ans et je suis capable d’analyser le monde. J’ai conscience que mes soeurs et ma mère ont également souffert. En écrivant, je ne veux pas me concentrer seulement sur ma petite histoire d’homosexuel ayant souffert. Construire une identité homosexuelle qui obéit uniquement aux critères définis en Occident ne m’intéresse pas davantage. L’homosexualité ne doit pas être confinée au ghetto que l’on veut bien lui concéder. Il faut pouvoir remettre en question les homosexuels qui se contentent d’une dimension trop stérile, trop fashion, trop commerciale de leur identité.

Dans Celui qui est digne d’être aimé, Ahmed déclare que  » l’amour, c’est avoir la possibilité de trouver beau ce que les autres jugent laid, indécent « . Partagez-vous cette définition ?

Chacun a sa définition de la beauté. En Occident, à partir d’un certain âge, les corps sont rejetés. Au Maroc, même quand ils prennent un autre aspect avec les ans, ils ne sont pas considérés comme laids mais participent d’une évolution naturelle de la vie. C’est une sorte de démocratie des corps. En Occident, il y une dictature de la minceur, de l’apparence, de la jeunesse… Dès que quelqu’un ne correspond pas à ces critères, il n’est pas considéré comme beau. Pour moi, c’est contradictoire avec l’idée de la liberté. J’y vois du racisme, du rejet de l’autre, même du cannibalisme d’une société qui a besoin de sucer la moelle de ses jeunes et puis de les rejeter une fois qu’ils ont 35 ou 40 ans.

Un de vos personnages dit que  » les mots n’arrivent jamais à exprimer l’essentiel « . Avez-vous le même sentiment ?

Je ne fais pas totalement confiance aux mots parce qu’ils ne nous appartiennent pas complètement. J’ai une vision un peu désespérée de la nature humaine. S’il y a bien quelque chose que le Maroc a instillé en moi, c’est la méfiance de l’autre. Je suis méfiant parce que j’ai toujours l’impression que l’autre va utiliser un jour contre moi ce que je pourrais lui donner. C’est une définition du système dictatorial.

Bio Express

1973 Naissance le 8 août à Salé, au Maroc.

2001 Premier recueil de nouvelles, Mon Maroc (éd. Séguier).

2007 Fait la couverture du magazine Tel Quel sous le titre Homosexuel envers et contre tous.

2010 Prix de Flore pour Le Jour du Roi (Seuil).

2012 Réalisation de son premier film, L’Armée du salut.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire