Florence © Belga

L’aura diabolique du Monstre de Florence

Le Vif

Huit fois, il a frappé dans la campagne toscane. Trente ans après son dernier meurtre, un couple de vacanciers français, le mystérieux « Mostro di Firenze » continue de faire parler de lui. Il aurait notamment inspiré l’écrivain Thomas Harris pour son célèbre personnage de Hannibal Lecter.

Le 10 septembre 1985, tandis que les internes du lycée professionnel de Pontarlier (est de la France) entrent, encore ensommeillés, dans la salle du petit déjeuner, leur surveillant Salvatore Maugeri, alors âgé de 27 ans, s’empare, comme souvent, de l’édition du jour de L’Est républicain. « En Une, j’ai vu le visage de mon ami et celui d’une femme que je ne connaissais pas. Ce fut le début d’un cauchemar éveillé… » Presque trente ans plus tard, les photos en noir et blanc continuent de hanter celui qui est devenu un professeur de sociologie respecté. Lui, Jean-Michel Kraveichvili, les cheveux en bataille et le regard rêveur. Elle, Nadine Mauriot, fixant droit l’objectif, l’air un peu bravache sous sa coupe à la garçonne. Un beau couple tué, dans des circonstances atroces, par celui qui faisait depuis déjà dix-sept ans trembler toute l’Italie : « Il Mostro di Firenze (le Monstre de Florence) ».

De 1968 à 1985, le Monstre frappe à huit reprises, en suivant un rituel quasi immuable : il profite des nuits sans lune pour surprendre des amoureux en pleins ébats dans leur véhicule. Sa cruauté est sans limites, les corps des femmes sont retrouvés atrocement mutilés. L’Italie est terrifiée puis indignée, car l’enquête elle-même devient monstrueuse : 56 000 pages de dossier, des dizaines de milliers de personnes interrogées, des procès à grand spectacle et trois hommes arrêtés, condamnés à de lourdes peines. Encore aujourd’hui, pas une semaine ne passe sans que de nouvelles théories voient le jour sur des blogs dont les noms font froid dans le dos : « Cronaca nera (chronique noire) », « Calibro 22 (calibre 22) », « Insufficienza di prove (insuffisance de preuves) »…

Les familles des victimes françaises ne veulent plus communiquer. Seul Salvatore Maugeri continue de hurler sa frustration. L’ami de Jean-Michel Kraveichvili, devenu à son tour « mostrologue », s’est rendu sur les lieux du crime, dans une petite clairière entourée de pins, à une dizaine de kilomètres au sud de Florence. « J’ai vu le dernier paysage qui s’est imprimé dans les yeux de mon copain », raconte-t-il avec émotion. Salvatore Maugeri a aussi épluché des centaines de documents et rédigé un manuscrit, « Toscane sanglante. Les mille visages du Monstre de Florence », qu’il cherche à publier. Pour ce fils d’un immigré sicilien, le Monstre n’a jamais rien perdu de sa cruauté, mais il est devenu plus familier. Jusqu’à livrer son identité ? Hélas, non. Le « mostrologue » français est obligé de l’avouer : lui non plus ne sait pas qui est le Monstre. « Le nom du coupable n’est peut-être même jamais apparu dans le dossier… »

L’affaire a vraiment commencé le dimanche 7 juin 1981, quand un policier trouve les corps sans vie de Carmela De Nuccio, 21 ans, et de son compagnon, Giovanni Foggi, 30 ans. Le décor est splendide. Des collines de Roveta, plantées de vignes, d’oliveraies et de cyprès, on aperçoit, se découpant sur fond de ciel bleu, la silhouette brumeuse d’une des plus belles villes du monde : Florence. Quel contraste avec l’horreur de la scène découverte par les enquêteurs ! Transpercée d’une balle, la tête de Giovanni Foggi repose, sur la vitre de sa voiture, côté conducteur. Carmela De Nuccio a, elle, été traînée hors du véhicule, avant d’être atrocement mutilée au couteau.

Un journaliste du quotidien local, La Nazione, se souvient alors d’un autre double meurtre, commis sept ans plus tôt. Le 14 septembre 1974, déjà un samedi soir sans lune, un couple de jeunes amoureux, Stefania Pettini, 18 ans, et Pasquale Gentilcore, 19 ans, avait été massacré, alors qu’il faisait l’amour dans sa voiture. L’expertise balistique est formelle, la même arme à feu a été employée en 1974 et en 1981 : un Beretta de calibre 22 long rifle qui tire des balles de marque Winchester, série H.

Le 22 octobre 1981, les Florentins n’ont plus aucun doute : un tueur en série hante bien leurs collines. La Nazione le surnomme, pour la première fois, « le Monstre de Florence ». Il s’est à nouveau acharné à coups de couteau effilé et avec un Beretta calibre 22 sur Susanna Cambi, 24 ans, et Stefano Baldi, 26 ans. Le Monstre récidive le 19 juin 1982 : encore un couple d’amoureux surpris une nuit sans lune. Puis les carabiniers reçoivent une enveloppe contenant un vieil article de La Nazione, sur lequel une main anonyme a écrit : « Vous devriez vous intéresser à cette affaire. » L’article raconte comment, quatorze ans plus tôt, Barbara Locci, 32 ans, et son amant, Antonio Lo Bianco, 29 ans, ont été abattus dans leur voiture. L’arme du crime : un Beretta calibre 22 qui a éjecté huit balles de marque Winchester, série H ! Notable différence avec les autres meurtres imputés au Monstre : en 1968, un homme – le mari trompé – a été condamné. Il était en prison quand les doubles homicides de 1974 et 1981 ont été commis. Mais les carabiniers emprisonnent l’un des amis du mari incarcéré, Francesco Vinci, un Sarde réputé violent, qui s’est trouvé plusieurs fois à proximité des doubles crimes.

« J’ai pris l’horreur de l’affaire en pleine figure… »

Le Monstre lui-même innocente Vinci en frappant à nouveau à trois reprises. Le 9 septembre 1983, deux jeunes Allemands en vacances, Horst Meyer et Jens-Uwe Rüsch, sont tués dans leur van. Ses deux dernières victimes sont des touristes français, Jean-Michel Kraveichvili, 25 ans, et Nadine Mauriot, 36 ans. Le couple est parti, en voiture, de Montbéliard (est de la France), le 4 septembre 1985. Nadine, mère de deux enfants, gère un magasin de chaussures et veut visiter le réputé Salon de Bologne, prévu du vendredi 6 au lundi 9. Jean-Michel est batteur dans des groupes de jazz, de rock et de reggae. « Depuis l’âge de 15 ans jusqu’à sa mort, il n’a vécu que pour la musique », raconte Salvatore Maugeri. Les deux copains ont grandi dans le même quartier d’Audincourt, juste en face de l’usine Peugeot. « Le père de Jean-Michel travaillait à la « Peuge »; le mien, dans une entreprise de maçonnerie. C’était une période de rupture familiale, de vie en communauté. On avait d’autres rêves. » Ceux de Jean-Michel seront anéantis par le Monstre.

Salvatore Maugeri a mis du temps à s’immerger dans le dossier. Mais, en 1996, Serge Kraveichvili, le frère aîné de Jean-Michel, rentre d’Italie avec le livre que vient de publier le juge Francesco Ferri. « J’ai alors pris toute l’horreur de l’affaire en pleine figure… » Arrivés aux environs de Florence après deux jours de route, Jean-Michel Kraveichvili et Nadine Mauriot avaient décidé de planter leur tente au lieu-dit les Scopeti, une petite esplanade bordée de pins et de broussailles. Le corps de la jeune mère de famille sera retrouvé dans la tente, celui de son compagnon, 14 mètres plus loin, dissimulé sous des branchages. Nadine a reçu quatre balles, et serait morte sur le coup. Egalement touché à quatre reprises, Jean-Michel serait parvenu à sortir de la tente et à courir, nu et blessé, avant d’être achevé au couteau.

Dans le livre du juge Ferri, Salvatore Maugeri découvre aussi toute l’étendue du fiasco judiciaire lié à l’affaire. Après l’impasse de la piste sarde, les policiers se sont concentrés sur d’autres suspects, notamment sur un paysan rustre né en 1925, dénoncé par une lettre anonyme : Pietro Pacciani a déjà été emprisonné dans sa jeunesse pour le meurtre à l’arme blanche d’un vendeur ambulant qu’il avait surpris en compagnie de sa fiancée. Plus récemment, Pacciani a aussi été condamné pour des viols répétés sur ses deux filles. Bref, Pacciani est un monstre, mais est-il le Monstre ?

Plusieurs témoins l’affirment. Un certain Giancarlo Lotti avoue même avoir assisté aux meurtres de Jean-Michel et de Nadine ! Il implique au passage un troisième comparse, Mario Vanni, dit « Il Torsolo (le trognon) », né en 1927. Mais quelle crédibilité accorder à celui qui devient ainsi le principal accusateur ? Dans le milieu judiciaire italien, Lotti est surnommé le « supertémoin », tant il est prêt à raconter n’importe quoi pour complaire aux policiers et aux magistrats. « Ce sont trois alcoolos qui tiennent à peine debout. Ils ont le profil de tout sauf de tueurs en série ! » estime Salvatore Maugeri.

En se plongeant dans le dossier, les familles des victimes françaises ont rapidement pointé une énorme contradiction. Les enquêteurs affirment que les deux jeunes Français ont été tués la nuit du dimanche 8 au lundi 9 septembre, ce qui paraît plus que douteux. Dans la boîte à gants de la Golf blanche du couple ont été trouvés de nombreux reçus et tickets de péage, que Nadine gardait pour sa comptabilité : le dernier est daté du vendredi. « Ça voudrait donc dire que le samedi et le dimanche, Jean-Michel et Nadine n’auraient pas bougé des Scopeti, rien mangé, rien bu, et qu’ils avaient prévu, dans la seule journée du lundi, de se rendre à Bologne, de visiter en coup de vent le Salon de la chaussure, avant de rentrer fissa à Montbéliard ! » s’énerve Salvatore Maugeri. La date est déterminante, car Lotti prétend que Pacciani et Vanni ont bien tué les Français le dimanche soir. Si le double meurtre a eu lieu le samedi, la crédibilité de Lotti est un peu plus atteinte, d’autant que Pacciani, ce soir-là, disposait d’un alibi, puisqu’il avait été vu à une fête de village.

En 2010, les proches de Jean-Michel et de Nadine décident de donner un coup de pied dans la fourmilière. Est engagé un grand avocat médiatique qui va enfin secouer la Terre entière. Son nom ? Me Gilbert Collard… « Les seules infos qu’il a collectées, c’est moi qui les lui ai données. Il n’a rien fait de valable ! » accuse Salvatore Maugeri. (Contacté par Le Vif/L’Express, Me Gilbert Collard, devenu entre-temps député sur une liste du Rassemblement Bleu Marine, n’a pas trouvé le temps de s’exprimer.)

Entre-temps, les trois principaux suspects, Pacciani, Lotti et Vanni, sont morts de vieillesse, de maladie ou d’infamie. Officiellement, le dossier du Monstre de Florence reste ouvert, mais seuls les « mostrologues » semblent encore décidés à enquêter. Le mois dernier, le journaliste indépendant Paolo Cochi a rassemblé les témoignages de cinq experts médicaux. Sur la foi d’images inédites d’autopsie et grâce aux nouvelles techniques d’entomologie, tous ont certifié que les deux Français ont été tués au plus tard le samedi soir. Salvatore Maugeri doute cependant que ces révélations fassent bouger la monolithique justice italienne : « Le procureur Paolo Canessa s’oppose à toutes nos demandes d’investigations complémentaires. Il ne veut pas se déjuger, car c’est notamment lui qui a amené les trois alcooliques dans le dossier. »

Pour l’ami de Jean-Michel Kraveichvili, le dernier espoir de vérité pourrait venir de… Hollywood. Après avoir en partie inspiré l’écrivain Thomas Harris pour son célèbre personnage de Hannibal Lecter, l’aura diabolique du Monstre de Florence attire en effet George Clooney. L’acteur et réalisateur, lié au projet d’adaptation par la Fox 2000 du best-seller de Mario Spezi et Douglas Preston consacré à cette série de meurtres, a effectué quelques repérages en Toscane. « Peut-être faut-il un gros film pour que l’affaire ne se perde plus dans les sables… », ose espérer Salvatore Maugeri. Sinon, le Monstre de Florence ira rejoindre Jack l’éventreur dans la petite boutique des horreurs jamais élucidées.

Par Jean-Philippe Leclaire

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