Kamel Daoud © Johan Jacobs

Kamel Daoud : « Je me sens plus en sécurité en Algérie qu’en France »

Le Vif

Kamel Daoud n’a pas froid aux yeux. Son premier roman, le magistral « Meursault: contre-enquête » (2013) répond à l' »Étranger » d’Albert Camus. Et bien qu’on ait prononcé une fatwa contre lui, l’écrivain algérien continue à donner son avis sur les sujets brûlants. « Ce n’est pas nous les Arabes contre vous les Européens. Ensemble, nous représentons l’humanité, et de l’autre côté flotte le drapeau noir de la barbarie de l’EI. »

Fin février, vous avez décidé d’arrêter d’écrire pour les médias, après une vive polémique à propos d’un article écrit peu après les agressions sexuelles de la Saint-Sylvestre à Cologne. Vous expliquez la vague d’agressions par le rapport malade à la femme dans le monde musulman. Un collectif d’intellectuels français vous a traité d’islamophobe dans Le Monde. Cette pétition a-t-elle été la goutte qui a fait déborder le vase ?

KAMEL DAOUD: Non, j’avais de toute façon besoin d’un break. Le succès de mon livre m’a pris au dépourvu, ma vie ne se déroulait plus que dans les hôtels et les aéroports. J’étais exténué, mais cela ne m’empêche pas de trouver la réaction du collectif scandaleuse et immorale.

C’est une grave accusation.

Pour commencer, c’était tout à fait irresponsable par rapport à ma sécurité personnelle. La pression est déjà assez grande, ils ne doivent pas donner d’arguments supplémentaires aux islamistes. Comment est-ce qu’ils osent d’ailleurs me traiter d’islamophobe alors que je suis musulman ? En plus, ce sont des intellectuels qui vivent en sécurité à Paris et qui n’ont aucune idée de ce qui se passe en Algérie. Je sais très bien de quoi je parle, quand je parle de l’islamisation larvée ou de la position de la femme dans mon pays. Beaucoup mieux en tout cas que ces spécialistes européens autoproclamés qui logent deux jours à l’hôtel à Alger et pensent qu’ils comprennent tout.

J’assume tous mes textes parce que j’écris sur ce que je connais. Malheureusement, n’importe qui peut utiliser ces textes et ma réputation dans un contexte totalement différent. On écrit un article sur la femme en Algérie, et le lendemain il est agité par l’extrême droite en Allemagne. Cela aussi me tracassait : on m’utilisait contre mon gré pour toutes sortes d’agendas.

Le break média est terminé. Le mois dernier, The New York Times a publié un article très polémique sur l’attirance du paradis comme utopie musulmane ultime. Quel rôle joue cette utopie dans le malaise vécu par le monde arabe ?

Les jeunes ont placé tous leurs espoirs dans l’au-delà. Les prédicateurs radicaux n’hésitent pas à exploiter cette pensée. Ils alimentent les attentes à propos du post mortem de tous les détails possibles, à la limite du pornographique. Mourez en martyr et un cortège de vierges vous ouvrira les bras.

Ce ne sont pas les clichés éculés que vous reprochent ces intellectuels français?

Pas du tout. C’est l’amère réalité. Comparez-la aux croisades médiévales en Europe. Celui qui partait pour la Terre promise avait son billet pour l’au-delà en poche. Cette nouvelle utopie comble un vide qui se manifeste partout dans le monde arabe. Après l’indépendance, les gens croyaient à une utopie sociale : la promesse de liberté, de prospérité et de progrès. Les nouveaux pays deviendraient une sorte de Japon arabe. Malheureusement, cette utopie est morte et enterrée, trahie par les dirigeants arabes qui ont surtout apporté la corruption, la dictature et l’immobilité. Je suis fasciné par ce glissement vers une utopie post-mortem, c’est l’une des nombreuses formes d’islamisation que j’ai pu observer dans mon pays. Mes grands-parents étaient évidemment musulmans, mais ils ne savaient pas du tout ce qu’était le wahhabisme, des vêtements au calendrier.

Le calendrier?

Autrefois, nous fêtions Noël et Nouvel An. Ce sont des traditions occidentales et chrétiennes, mais aussi des raisons de ne pas travailler et de faire la fête. C’est terminé, car il y a cinq ans les jours fériés ont été supprimés, sous la pression des islamistes qui diabolisent tout ce qui est européen. Savez-vous comment le wahhabisme a commencé à monter au Maghreb ? Pas par la mosquée, mais par les chaînes religieuses financées depuis le Golfe à coup de pétrodollars. Entre-temps, il y a déjà plus de mille chaînes dans le monde arabe, contre à peu près trois cents chaînes officielles. Leur impact est énorme, car qui regarde ces chaînes ? Des femmes analphabètes qui vivent dans des villages isolés et des quartiers pauvres et qui élèvent leurs enfants selon les prescriptions énoncées par le petit écran.

Les prescriptions vestimentaires islamistes suscitent la controverse en Belgique aussi. Quelle est votre position dans le débat sur le burkini ?

Ce débat m’agace pour plein de raisons. Je place un principe devant les autres : la liberté de la femme et son droit de disposer de son corps. Je frémis de cette propension à cacher la beauté féminine et la sensualité. Si nous voilons la femme, cela signifie que nous les hommes, nous sommes malades.

Il y a aussi de jeunes filles musulmanes occidentales qui considèrent le burkini comme un symbole d’émancipation?

À première vue, je suis d’accord: la liberté de la femme implique aussi le droit de se couvrir, mais cet argument est souvent utilisé comme raisonnement spécieux pour dissimuler un agenda moins innocent : le rejet de « l’autre ». Celui qui couvre son visage refuse toute communication. Le visage est un don de la vie, si je ne peux pas te regarder, je ne peux pas te parler.

Cette semaine j’ai écrit un article pour le Monde au titre provocant: « L’islamophobie est la fille de l’islamisme ». Le sujet est le suivant : pourquoi un croyant doit-il faire un drame s’il vit dans un pays qui ne veut pas du burkini ? Dieu est plus qu’un morceau de tissu, non ? On peut continuer à pratiquer sa religion dans ces pays-là, à prier et à se rendre à la mosquée. Pourquoi alors se crisper sur un détail comme le burkini ? Cela signifie uniquement qu’il y a des intentions en jeu qui n’ont rien à voir avec le burkini. Je suis d’ailleurs convaincu que le fameux incident du burkini à Nice était une provocation.

Comment ça ?

La jeune femme était toute seule. C’est curieux, tout comme le fait qu’elle s’est déshabillée immédiatement à l’injonction de la police. On croirait qu’une femme pieuse et pudique s’en aille avec son burkini. D’après moi, c’est un coup monté. Le but était d’avoir des images à partager avec les radicaux du monde entier : regardez comme les Européens humilient nos femmes et les obligent à se déshabiller. Je connais les méthodes des islamistes.

En Belgique, certaines piscines publiques expérimentent avec les horaires de piscines réservées aux femmes pour permettre aux musulmanes de nager à l’abri des regards masculins. C’est une bonne idée ?

Je connais les arguments pour: sinon ces femmes n’iraient pas nager du tout et elles resteraient plus que jamais sous l’emprise de leur mari. C’est vrai, mais je trouve quand même que c’est une mauvaise idée. C’est comme ça qu’on crée des îlots de radicalisme qui s’isolent de la société.

Paris, Bruxelles, Nice: le terrorisme jihadiste frappe durement l’Europe. On fait appel au faiseur d’opinions arabe que vous êtes à chaque attentat ?

Oui, mais je ne prends plus mon téléphone. Je ne suis pas le chamane du Sud qui détient le monopole de la vérité et qui prédit l’avenir. Je suis un intellectuel qui lutte pour la liberté dans son pays et qui essaie de se rapprocher de ses prochains. Y compris ceux en Occident, car nous devons bien comprendre que nous sommes dans le même camp. Ce n’est pas nous les Arabes contre vous les Européens. Ensemble, nous représentons l’humanité, et de l’autre côté flotte le drapeau noir de la barbarie de l’EI.

Fin 2014, on a prononcé une fatwa contre vous. Vous sentez-vous encore en sécurité en Algérie ?

La pression augmente, tant de la part des islamistes que des autorités. Ils sont d’ailleurs de mèche. Pourquoi ce prédicateur a-t-il pu expliquer sa fatwa sur les chaînes contrôlées par l’État? Je ne suis pas naïf, ils veulent me donner un signal : quitte l’Algérie ou tais-toi. Mais je suis têtu, et pour l’instant je ne vois pas de raison de quitter Oran, et encore moins de cesser d’écrire. Une grande partie de la population me soutient. Quand je vais dans la rue, les gens m’embrassent et font des selfies. Le danger vient surtout d’une petite minorité extrémiste capable de tout, et dans une moindre mesure de la majorité taciturne qui avale tous les commérages et la propagande. Daoud est contre l’islam, entend-on, ou Daoud est le valet de la France. Je dois me montrer prudent. Je vis dans un cercle fermé, je change d’endroit pour dormir, souvent chez des amis. Le pire c’est que ma femme et mes enfants en souffrent. Cela me ronge. Je crains qu’à terme, je doive quand même partir. À chaque interview donnée à l’étranger, ma voix critique porte un peu plus, mais la pression aussi augmente. J’étudie les possibilités, mais je ne veux certainement pas vivre en France ou en Belgique.

Pourquoi pas?

Je me sens plus en sécurité en Algérie qu’en France. Chez moi, je dois me méfier d’individus, d’un fou qui décide de mettre les menaces de mort à exécution. Cependant, en France il y a des réseaux islamistes qui sont beaucoup plus dangereux. En Belgique ce n’est pas mieux. En 2015, j’ai été invité à Bruxelles pour Passa Porta, un festival littéraire. J’ai été ébahi en atterrissant à l’aéroport. Un homme du festival m’attendait, sans aucune sécurité. Ce n’est pas nécessaire, m’a-t-il répondu. Il n’y a pas de radicaux dangereux à Bruxelles. Nous avons appelé la police et passé internet au crible. Quelle naïveté ! J’étais déjà venu à Bruxelles, assez souvent pour savoir que l’islamisme et la communauté magrébine y gagnent du terrain. J’ai alors refusé de mettre un pied hors de l’aéroport sans sécurisation supplémentaire. Les gens du festival ont dû penser que je faisais des chichis, mais je savais pourquoi.

Erik Raspoet

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