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Kadhafi et la carte tribale

Brève plongée en pays warfalla, berceau de la tribu la plus nombreuse du pays.

Enfin une virée loin de Tripoli et ses faubourgs… Mercredi, l’excursion du jour a conduit la cohorte des reporters étrangers à Beni Walid, bastion de l’influente tribu des Warfalla, à 160 kilomètres au sud-est de la capitale. Première étape, une maison sobre et dépouillée où nous attendent, dit-on, les proches d’un jeune homme tué par un bombardement allié. Mais aussi, dans la cour, le comité d’accueil classique: quelques chefs tribaux, fusil automatique en bandoulière, une poignée de femmes, des ados, des enfants et les deux slogans les plus en vogue au « Kadhafiland »: « Allah, Muammar, Libya wa Bes’! » (Allah, Muammar, la Libye est c’est tout!) et « Al-Chaab yurid Muammar al-Aqid! » (Le peuple veut Muammar le colonel). Parmi les fidèles du Guide, un lycéen courageusement vêtu du maillot de l’équipe de France de football et une pasionaria en niqab, prompte à brandir une kalachnikov toute neuve. De quoi faire le bonheur des cameramen. Et le désespoir du premier conseiller en communication venu: pour un régime qui se targue d’être le meilleur rempart contre l’islamisme jihadiste, l’image laisse songeur.

« Marche nationale de la réunion »

Vérification faite, le « martyr » du cru est un soldat fauché sur le front de Benghazi (est), berceau de l’insurrection. On apprendra ensuite que Beni Walid honore aussi ce mercredi la mémoire d’un autre de ses fils, chef d’une unité de volontaires, tombé quant à lui sur le front d’Ajdabiya. Quelle est cette fois la vocation, explicite ou subliminale, du voyage organisé? Sans doute s’agit-il d’illustrer la loyauté de la nébuleuse tribale la plus fournie du pays -plus d’un million de membres- fortement implantée à Tripoli comme à Benghazi. Et de mettre en évidence la fermeté de son engagement. Enjeu crucial pour Kadhafi, plus que jamais enclin à acheter, en cash et en armes, l’allégeance d’alliés indociles. Quoique très présents dans l’entourage immédiat du patron de la Jamahiriya, les Warfalla se plaignent volontiers d’être négligés. « Pas un ministre ni un haut-gradé de l’armée ne vient de chez nous, soupire Moubarak Ibrahim, professeur d’ingénierie à l’université du cru. Tous des gars de l’est ou de Misratah. »

Autre indice éloquent de l’importance de l’inconnue « tribus » dans l’équation kadhafienne : le départ de Tripoli, ce jeudi, d’une « Marche nationale de la réunion », censée faire jonction avec les frères de l’est avant d’atteindre Benghazi et drainer en chemin des dizaines de milliers de Libyens. Initiative promue avec une insistance troublante par les « anges gardiens » chargés de cornaquer les médias internationaux. Manière aussi pour le Guide de compter se troupes : qui m’aime suive la caravane ; quant aux autres…

« Mais pourquoi diable bombarder Tripoli? »

Comme toujours lors de nos visites guidées, micros et objectifs croisent des hôtes courtois à l’anglais impeccable, prêts à enfiler patiemment les vérités officielles. Quitte à en livrer une version nuancée. Tel est le cas de cet enseignant de 50 ans, prénommé Souleiman. Si la révolte de Benghazi a été « exploitée » par des « extrémistes » venus d’ailleurs, elle commença, admet-il, par des défilés pacifiques, reflets de revendications légitimes en matière de logement ou d’éducation. Mieux, Souleiman déplore les méfaits de dignitaires corrompus. « Mais, précise-t-il aussitôt, rien ne justifie le recours à la violence. » Comment sortir de l’ornière? « Il suffit que cessent les ingérences, occidentales comme arabes, et les Libyens résoudront leurs différends en famille. » « Laissez-nous régler ça entre nous, renchérit un de ses collègues. Moi, je n’ai rien contre la zone d’exclusion aérienne. Mais pourquoi diable bombarder Tripoli? »

Deuxième escale, la place centrale de Beni Walid, théâtre d’une manif tonitruante. Au journaliste hexagonal de passage, un quadra à la tignasse bouclée confie ce message: « Le peuple français, comme ça! (pouce levé) Mais Sarkozy, comme ça! (pouce pointé sur le sol). Ton président, il n’y a que le pétrole et l’argent qui l’intéressent. »

Sur la route du retour, l’un des douze barrages recensés stoppe net notre élan. Et pour une fois, ça coince. Le chauffeur du monospace est bien accrédité par le ministère de l’Information. En revanche, il manque à bord un accompagnateur certifié conforme. Cassant, voire hargneux, le maître du check-point rafle les passeports. A cet instant, une consoeur d’une télé allemande sort la martingale absolue: la série de photos prises en marge de l’entretien que lui a accordé voilà peu Muammar Kadhafi. Clichés récupérés le matin même et que nos cerbères contemplent avec un mélange d’incrédulité et de ravissement. Ici, il n’est pas meilleur laissez-passer. Dès lors, c’est tapis rouge.

Vincent Hugeux, L’Express.fr

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