Joaquin "El Chapo" Guzman, lors de son arrestation en février 2014. © REUTERS/Edgard Garrido

Journalisme ou apologie du crime? L’interview de « El Chapo » par Sean Penn fait débat

Le Vif

L’interview d’un narcotrafiquant dans un pays où les journalistes assassinés par les cartels de drogue se comptent par dizaines ne pouvait manquer de générer des commentaires, voire un certain malaise.

Depuis sa publication dans la revue Rolling Stone, l’entretien réalisé par l’acteur Sean Penn de « El Chapo » durant sa traque fait débat au Mexique, certains y voyant une apologie du crime ou une forme de journalisme-spectacle.

Dans ce très long texte de l’acteur oscarisé, le narcotrafiquant est présenté « comme un homme qui n’avait d’autre choix que d’emprunter cette voie par manque d’opportunité, un individu qui n’est pas violent mais cherche uniquement à se défendre et qui serait presque sympathique s’il n’y avait pas eu 10.000 assassinats attribués à son cartel », commente le journaliste Leon Krauze dans une tribune publiée dans le quotidien El Universal.

« El Chapo » s’était engagé à recevoir Guzman et l’actrice Kate Del Castillo, qui avait servi d’intermédiaire pour cette longue entrevue, mais le narcotrafiquant avait posé comme condition de pouvoir relire le texte avant diffusion.

L’idée que « El Chapo » ait offert le repas et de la tequila aux acteurs semble par ailleurs insupportable à certains, dans un pays où les cartels ont pour habitude de terroriser ou d’éliminer ceux qui s’approchent un peu trop près d’eux.

Décrire cette rencontre « comme une interview est une insulte épique aux journalistes qui sont morts pour dire la vérité », s’insurge sur Twitter Alfredo Corchado, ancien journaliste américain au Mexique qui a dû s’exiler après des menaces du cartel de Los Zetas.

Mais certaines voix estiment que les critiques à l’encontre de l’acteur oscarisé sont uniquement motivées par la jalousie d’avoir raté ce scoop. « Je n’ai jamais été un fan du journalisme à la Sean Penn, mais moi et n’importe quel autre journaliste, nous aurions fait au moins autant de compromis pour obtenir une interview de « El Chapo ». Celui qui affirme le contraire, ment », déclare de son côté le journaliste de Vice, Danny Gold.

En 2010, le journaliste et fondateur de la revue Proceso, Julio Scherer, avait réalisé une interview, également très controversée, de Ismael « El Mayo » Zambada, homme de confiance de « El Chapo », qui aurait pris la direction du cartel de Sinaloa depuis l’arrestation vendredi de Guzman.

« Si le diable me propose une interview, alors je vais en enfer », se justifiait le journaliste mexicain.

« Qu’attendez-vous de nous? »

Avec 89 journalistes assassinés et 17 disparus depuis 2000, selon les chiffres de Reporters sans Frontière, le journalisme est une activité à haut risque au Mexique.

En 2010, après un nouvel assassinat dans leur rédaction, les responsables du quotidien El Diario de Ciudad Juarez, au nord du Mexique, s’étaient directement adressés aux narcotrafiquants pour demander une trêve. « Qu’attendez-vous de nous? (…) Nous voulons que vous nous disiez ce que nous devons publier et ne pas publier, pour savoir à quoi nous attendre », avaient-ils écrit en une du journal, avant d’ajouter: « Vous êtes de fait les autorités de cette ville ».

Habituellement peu enclins à apparaître à la lumière, il arrive toutefois que des narcotrafiquants cherchent une tribune. En 2013, Servando Gómez « La Tuta », le leader du cartel de Los Caballeros Templarios de Michoacan (ouest) était devenu une figure médiatique pour ses vidéos postées sur Youtube et ses longs entretiens accordés à plusieurs chaînes de télévision internationales dont MundoFox ou Channel 4.

L’exposition médiatique de « El Chapo », par l’entremise de Sean Penn et Del Castillo, déplaît particulièrement aux reporters mexicains dans les régions les plus violentes, tels que Javier Garza Ramos, ancien rédacteur en chef du quotidien El Siglo de Torreón à Coahuila (nord), qui a eu à subir des menaces de narcotrafiquants par le passé.

« Il y a un ton de faux héroïsme dans le récit de Penn. S’il veut réellement connaître le danger de couvrir les cartels, il pourrait obtenir un travail dans un journal (de l’Etat) de Sinaloa ou de Durango et couvrir des histoires de crimes de façon quotidienne comme des dizaines de courageux reporters ou éditeurs », écrit le journaliste dans le quotidien El País.

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