Chirac © Belga

Jacques Chirac et son amour interdit

Le Vif

Il a 41 ans, il est marié, il tombe amoureux d’une autre. Et il est Premier ministre… Un livre savoureux raconte cette histoire politico-sentimentale qui s’est jouée au sommet de l’Etat français, dans les années 1970.

Machiavel n’a pas le monopole de la politique. Marivaux s’y invite parfois et, quand les deux se croisent, la raison d’Etat ne sait plus très bien quelle est sa place face aux passions humaines. Laureline Dupont et Pauline de Saint-Rémy, journalistes au Point et à RTL, ont eu l’idée audacieuse de raconter une histoire mal connue, une aventure sentimentale qui ne fut pas loin d’emporter Jacques Chirac, alors Premier ministre (de mai 1974 à août 1976) de Valéry Giscard d’Estaing, loin de ses bases. Elles signent un livre qui a – lui aussi – une double vie, formidable enquête sur le pouvoir et les médias d’un autre temps et joli roman sur un homme et une femme emportés par les tourbillons de la vie. Nous sommes en 1974. Jacqueline Chabridon est journaliste au Figaro, elle suit notamment le festival de Cannes ; elle fut la première épouse du socialiste Charles Hernu, futur ministre de la Défense, a même rencontré François Mitterrand et une certaine Anne Pingeot. Marie-France Garaud et Pierre Juillet sont les conseillers très spéciaux du chef du gouvernement, Jacques Friedmann son directeur de cabinet. Et Jacques Chirac n’est pas le genre d’homme qui pense que les histoires d’amour finissent toujours mal ; non, avec un langage qui n’appartient qu’à lui, il préfère dire qu' » il faut toujours revenir à la grotte « .

EXTRAIT

Marie-France Garaud serre sa main autour du combiné. De l’index, elle compose le numéro des Renseignements généraux. Elle se trompe d’un chiffre, raccroche, recommence. La conseillère politique bouillonne. Elle vient de perdre sa soirée à chercher le Premier ministre. A Matignon, chez Pierre Juillet, à son domicile, Jacques Chirac n’est nulle part. Volatilisé ! Où peut-il être encore passé ? Deux sonneries. Elle aboie :  » Vous avez une idée d’où se trouve Chirac ?  » A l’autre bout du fil, son interlocuteur lui demande de patienter… Oui, c’est bon, il sait. Le chef du gouvernement est à deux pas de l’Elysée, à 100 mètres de la rue du Cirque, précisément au 118, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Dans une boutique Pierre Cardin.

 » Qu’en penses-tu, Jacques ?  » L’espiègle et sensuelle Jacqueline Chabridon, journaliste au Figaro, ouvre en grand l’épais rideau de la cabine d’essayage. Au-dessus de la caisse, l’horloge indique 23 h 12. Ce soir, dans le magasin de prêt-à-porter désert, elle se sent spéciale. Une poignée de minutes auparavant, dans un appartement tout juste meublé de la rue de Marignan, elle a eu un léger frisson. Jacques Chirac s’est rué sur le téléphone sans qu’elle comprenne ce qui lui prenait, elle l’a entendu demander de sa voix grave :  » Ouvrez-moi la boutique de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, je suis avec une amie qui se plaint de la fraîcheur estivale et souhaiterait trouver une petite laine pour finir la soirée.  »

A présent, revêtue d’un pull chasuble bleu marine aux lignes futuristes, Jacqueline guette l’approbation de son compagnon. Elle tourne timidement sur elle-même. Il la laisse se sentir jaugée, regardée, aimée. Le Premier ministre la fait patienter un court instant, pas trop, il la sait si sensible…  » Très bien « , finit-il par asséner. Elle rougit. Un fou rire les saisit.  » Chère Madame, parvient à articuler Chirac en direction de la patronne, sortie du lit pour l’occasion, on le prend !  » Jacqueline fait non de la tête, c’est trop, elle est embarrassée. Trop tard, surtout, le pull a atterri sur la caisse et la directrice, impressionnée par la présence nocturne du chef du gouvernement, s’emmêle les doigts dans le papier de soie.

Avec une grâce de danseuse, la journaliste se hisse sur la pointe des pieds, il est si grand. Elle lui murmure :  » Tu me traites comme une princesse ! Je suis un peu ta Cendrillon…  » La jeune femme aux origines modestes n’a pas l’habitude de ces excès, de ces caprices, elle se découvre la maîtresse choyée d’un grand personnage de l’Etat, d’un homme pour lequel rien n’est impossible et elle savoure ce bonheur interdit, enivrant. Jacques Chirac, pour sa part, semble content, il dévore des yeux son modèle à qui le luxe va à ravir. S’il n’y a que ça pour faire plaisir à Jacqueline…

Le blue-jean et la perruque

Garaud n’a-t-elle pas l’habitude de répéter :  » Chirac, c’est Murat, quand il descend du cheval, il regarde la dame, quand il remonte, il regarde la bataille  » ? Sa manière à elle de signifier l’ambition dévorante de son protégé et le peu de cas que ce dernier fait de ses conquêtes féminines. Que lui arrive-t-il soudain ? Cette journaliste du Figaro lui ferait-elle tourner la tête jusqu’à le parasiter dans son action politique ? Dire que ce sont eux qui la lui ont mise dans les pattes… De prime abord, elle semblait pourtant si inoffensive. Jusqu’à ce vendredi de malheur.

Quand le téléphone de l’appartement de la rue Vaneau sonne, peu avant 16 heures, Garaud et Juillet s’apprêtent à quitter les lieux pour rejoindre la majestueuse demeure de la conseillère dans le Poitou, le temps d’un week-end  » politique « , en compagnie de vieux amis et du Premier ministre. Ils ne s’imaginent pas entendre à l’autre bout de la ligne leur créature leur faire une telle annonce.  » Je viens avec une amie.  » Silence dans le combiné.  » Ce n’est pas particulièrement délicat « , finit par marmonner Garaud, hérissée. Que dire ? Contrarier un homme politique déjà fragilisé par ses relations houleuses avec le président de la République ? Risqué. Elle laisse faire. Erreur. Elle le regrette déjà. A force d’insister, elle redit encore aujourd’hui du bout des lèvres que la démarche chiraquienne a manqué de bienséance. Mais pas question d’admettre qu’elle ait pu se sentir dépassée par une affaire qu’elle a elle-même mijotée.

Comment a-t-elle pu penser un seul instant que le  » couple  » Chirac-Chabridon se contenterait, après des jours sans se voir pour cause d’emploi du temps surchargé, de ces retrouvailles distanciées en présence de tiers ? Elle aurait pu, elle aurait dû se douter. Anticiper leur escapade du dimanche à La Rochelle. Les empêcher. Quand elle y repense… Quelle impudeur, quel manque de tenue ! Le Premier ministre flânant sur le port de La Rochelle avec sa maîtresse… Affublé d’un jean et d’une perruque, en plus ! Lui qui n’a jamais porté le dimanche que des pantalons de flanelle a osé enfiler un de ces pantalons en toile denim bleue, attribut d’une génération en révolte. Une idée et un cadeau de Jacqueline.  » J’ai quelque chose pour toi, une chose avec laquelle tu auras l’impression d’être quelqu’un de… normal « , lui a-t-elle lancé, l’air mutin, la veille au soir dans la spacieuse chambre mise à leur disposition par Marie-France Garaud. Il a déballé le paquet avec la rapidité d’un gamin le matin de Noël. Un blue-jean un peu délavé, symbole de normalité, de liberté. […]

Le lendemain matin, il s’empresse de le revêtir. Réjouie, Jacqueline lui jette dans les mains une perruque, pour finir de préserver son anonymat. Puis ils prennent la route. Arrivés sur les quais de La Rochelle, ils déambulent, insouciants, inconscients peut-être aussi, ne renonçant à aucun plaisir, pas même à celui de déjeuner à la vue de tous dans un restaurant de fruits de mer sur le port. Moules à la crème et vin blanc. Les types du GSPR (NDLR : groupe de sécurité de la présidence de la République) ne les lâchent pas du regard, mais eux font mine de ne pas les voir.

La garçonnière

L’hebdo de gauche, Le Nouvel Observateur, 450 000 exemplaires par semaine en moyenne, s’apprête à publier un petit papier intitulé :  » La garçonnière du Premier ministre « . Plus elle narre les faits, plus le confident de Chirac à la sérénité légendaire blêmit. Il est question de l’appartement, payé sur les deniers de Matignon, pour abriter l’idylle entre Jacques Chirac et Jacqueline Chabridon. D’après l’informateur de Marie-France Garaud, l’auteur de ces lignes ne révèle pas l’identité de la journaliste, réflexe corporatiste oblige, mais égratigne sérieusement l’image de bon père de famille de Chirac.  » C’est un coup de Ponia !  » peste Garaud. Depuis le mois de mars, le conseiller de Giscard (NDLR : Michel Poniatowski) ne cache plus son agacement envers le chef du gouvernement. […] Mais désigner un coupable ne va pas empêcher l’entrefilet de paraître. Il faut stopper la publication. Désemparé, Friedmann considère, durant de longues minutes, les quelques fêlures qui ont fait leur apparition sur le plafond blanc. Comment étouffer l’affaire, contourner ce grand bordel qui s’annonce ?

 » Je sais !  » Marie-France Garaud a un éclair. Journaliste au Quotidien de Paris, Henry Chapier, avec sa bienveillance excentrique vis-à-vis de Chirac, a le profil du plumitif sur lequel on doit pouvoir compter. En plus de vouer un culte au Premier ministre, l’homme, dandy mondain par excellence, habite rive gauche, boit volontiers des verres au Select, boulevard du Montparnasse, et dîne à côté, à la Rotonde. Bref, il connaît toute l’intelligentsia parisienne, artistique et médiatique. Il compte parmi ses proches des dirigeants du Nouvel Obs.  » Trouvez-moi son numéro !  » hurle la stratège à l’intention de la secrétaire qui se tient de l’autre côté de la cloison. […] Deux sonneries et la voix enjouée de Chapier résonne dans le combiné. Quelques phrases suffisent pour lui exposer la situation et le convaincre de sa gravité. Le journaliste est prêt à aider, à empêcher la parution de l’article embarrassant. Il aime Chirac. Entre eux, il y a un truc, un lien. Chapier est sensible à la chaleur humaine, à la générosité qui se dégagent de ce politique hors du commun… Clic. Il a raccroché.

Et de nouveau, l’attente… L’angoisse. Les questions aussi, une multitude de questions qui se bousculent dans la tête des deux chiraquiens. Que penseront les Français ? Comment réagira Jacques ? Et Bernadette ? Soudain, le téléphone Socotel émet un son strident qui les fait sursauter.  » C’est Chapier. J’ai réussi à faire sauter l’écho sur la garçonnière.  » Soulagement. A nouveau elle-même, Garaud peut se payer le luxe de lancer d’un ton détaché :  » En France, de toute façon, on se relève de tout, même d’un canapé.  »

Une affaire d’Etat

Jacques et Jacqueline. Un homme et une femme face à la raison d'Etat, par Laureline Dupont et Pauline de Saint-Rémy, Robert Laffont, 195 p.
Jacques et Jacqueline. Un homme et une femme face à la raison d’Etat, par Laureline Dupont et Pauline de Saint-Rémy, Robert Laffont, 195 p.© DR

Au moment de prendre place devant la cheminée de l’appartement de son chaperon politique, Jacques Chirac imagine que la conversation va porter sur son avenir à Matignon. En réalité, la démission le démange. Il s’en est ouvert la semaine précédente au tandem Garaud-Juillet. […] Portant à ses lèvres le verre de whisky que vient de lui servir Charles Pasqua, il attend, dans la pénombre du salon, que ces manoeuvriers lui exposent leurs idées pour s’extirper sans encombre de Matignon. C’est Jacques Friedmann qui, le premier, se lance :  » Jacques, tu dois arrêter les frais.  » Chirac se redresse, étonné. Il espérait certes des conseils, mais ne s’attendait pas à une prise de position si catégorique. De tous ses conseillers, Friedmann a toujours été le plus pondéré. Sa situation est donc plus désespérée qu’il ne le croyait.  » Si les Français l’apprennent, ça cassera l’opinion qu’ils ont de l’exercice du pouvoir « , poursuit son ami.

Le Premier ministre n’a pas le temps de rebondir que déjà Marie-France enchaîne :  » Les liaisons, on peut les avoir, mais, si possible, il vaut mieux ne pas les afficher. C’est une question de décence, une question personnelle, je dirais même. C’est nier l’intérêt du mystère, par ailleurs !  » Stupeur. Au lieu de s’appesantir sur son avenir politique, la petite bande a planché sur sa vie privée. Ravi de l’apprendre. Pour la peine, Jacques Chirac bougonne. Lui si taiseux sur les sujets intimes n’apprécie guère qu’on le bouscule.

Il faut qu’il comprenne, disent-ils, il y a eu l’incident du Nouvel Obs, ces on-dit dans Paris…  » Il faut tenir ton rang « , insiste Pasqua. Puis Giscard est au courant. Roger Chinaud, patron du groupe des Républicains indépendants à l’Assemblée, lui rédige des notes d’ambiance pas piquées des hannetons et Garaud est persuadée que la liaison de Chirac et Chabridon figure en bonne place dans l’un de ses derniers comptes rendus. Il faut que cesse cette mascarade avant que la Giscardie cherche, fouine et dégotte autre chose. De plus, Chirac doit avoir les mains libres pour se concentrer sur la suite : son départ de Matignon et le projet que lui a dévoilé, une dizaine de jours plus tôt, Pierre Juillet. La création d’un grand rassemblement populaire.  » Il en va de l’avenir de la France !  » s’égosille Garaud.

Silence assommant. C’est la première fois que la fine équipe ose ainsi sermonner son poulain. Comment va-t-il réagir ? Fébriles, quatre paires d’yeux le scrutent. Jacques rejette en arrière sa lourde carcasse en signe de désapprobation. Il se connaît, il sait que ce n’est pas Jacqueline qui l’empêchera d’avancer ses pions. Il n’a pas fait tout ça, trahir les gaullistes, supporter Giscard, pour risquer de ruiner sa carrière en faisant passer le coeur avant le métier. Il ne croit pas non plus à l’obstacle politique que représenterait le divorce. De toute façon, la question ne se pose pas. Il a horreur de cette institution déshonorante. Lui reviennent souvent à l’esprit les mots assénés par sa propre mère à Bernadette :  » N’est-ce pas, ma petite fille, les divorces, c’est pas le genre de la famille ! Pas de divorce dans notre famille !  »

Pourquoi, dans ces conditions, Jacques s’est-il laissé aller à promettre le mariage à Chabridon ? Marie-France Garaud le sait puisque Jacques lui a balancé à la figure, un soir de la fin de l’été dernier :  » Je vais épouser Jacqueline, tiens !  » Mais la conseillère a saisi qu’il s’agissait là d’une provocation, d’une tentative pour faire enrager tous ceux, elle comprise, qui croyaient penser pour lui, décider pour lui. Quant à son engagement envers Jacqueline…  » Il lui a sûrement promis, ça ne veut pas dire qu’il a l’intention de le faire « , a-t-elle rassuré ses camarades comploteurs à l’époque.

Il est comme ça, Chirac, ardent, impulsif, spontané, et parfois ses sentiments prennent le dessus. Mais il revient toujours à la raison. Effectivement, il n’a pas envie de se battre pour un mariage. En revanche, il aimerait qu’on le laisse libre de gérer ses amours parallèles comme il le souhaite. Et cette aimable pression exercée par les siens pour le faire rompre commence à lui taper sur les nerfs. Bondissant d’un coup du large fauteuil dans lequel il s’est enfoncé, le voici qui se dirige d’un pas furieux vers la table sur laquelle il a jeté en arrivant son paquet de cigarettes. Apres avoir passé sa colère sur le briquet, il se tourne vers son comité de censure :  » Mais il faut bien que je vive !  »

Par Éric Mandonnet.

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