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Iran-Israël: la guerre de l’ombre

Assassinats ciblés, cyberattaques, explosions mystérieuses… Voilà des années que l’Etat hébreu tente d’enrayer l’aventure nucléaire de la République islamique. Une offensive secrète qui s’intensifie en marge des menaces de raids aériens sur les sites atomiques de Téhéran.

Deux fers au feu. Le fer dont on forge les glaives. Et celui des étaux, des chaînes et des menottes. Face au péril d’un Iran doté de l’arme atomique, l’Occident et ses alliés persistent à jouer sur l’un et l’autre tableau: la menace de raids aériens sur les sites nucléaires, brandie par Israël; le durcissement de sanctions économiques qui, quoi qu’on en dise à Téhéran, asphyxient la République islamique. « Toutes les options sont sur la table », martèle l’Américain Barack Obama, que l’on sait hostile à une aventure militaire vouée à l’échec – du fait de la dispersion et de l’enfouissement des installations sensibles -, donc enclin à privilégier l’issue négociée. « Agir avant qu’il ne soit trop tard », rétorque le Premier ministre de l’Etat hébreu Benyamin Netanyahou. Cacophonie? Pas vraiment. Si les deux hommes ne s’estiment guère, ils entonnent là le duo du « Retenez-moi-ou-je-fais-un-malheur ». Un refrain à deux voix. Pas un canon. Du moins pas encore.

Dans l’ombre pourtant, la guerre a bel et bien commencé. Une guerre réputée secrète, une guerre sans fronts, engagée depuis des lustres mais qui s’intensifie à mesure que la course à la bombe iranienne s’accélère; et qu’approche le « seuil d’immunité » cher aux stratèges. En clair, le stade d’avancement au-delà duquel Téhéran n’a plus à craindre l’annihilation de son programme.
Pas de champs de bataille, donc, mais des cadavres, des sabotages, des cargos suspects interceptés et des feux d’artifice dévastateurs. « Les actions du Mossad [les services secrets extérieurs israéliens] vont très au-delà de la panoplie de James Bond », avance l’historien et ancien député Michel Bar-Zohar. Ultime avatar en date d’une tradition aussi ancienne que l’Etat d’Israël, l’assassinat ciblé de scientifiques iraniens figure en bonne place dans l’arsenal. En deux ans, quatre acteurs plus ou moins influents du programme nucléaire maison ont ainsi été « liquidés » en plein jour à Téhéran.

Dans la plupart des cas, le même modus operandi: deux hommes juchés sur une moto plaquent une charge magnétique sur l’habitacle de la voiture du condamné puis s’éclipsent. Des agents du Mossad infiltrés? Non, trop risqué. Plutôt des « sous-traitants » familiers du terrain, recrutés in situ parmi les ennemis jurés du pouvoir, tels les Moudjahidines du peuple ou les rebelles sunnites. Le 12 janvier 2010 périt ainsi Massoud Ali Mohammadi, physicien attaché au corps des Gardiens de la révolution – ou pasdaran -, la puissante armée idéologique du régime. Mais suspecté, nuance un fin connaisseur de l’échiquier iranien, de sympathies envers le « Mouvement vert », l’élan contestataire amplifié par la réélection frauduleuse, voilà bientôt trois ans, du président sortant Mahmoud Ahmadinejad.

Le 29 novembre de la même année, on enregistre deux attentats. Le premier sera fatal à Majid Shahriari, chef du projet de réacteurs au sein de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique (OIEA). Fereydoun Abbassi Davani, lui, échappe d’extrême justesse au second. Ce qui lui vaudra d’être promu à la tête de ladite OIEA. Mostafa Ahmadi Roshan n’aura pas cette chance: directeur adjoint du département commercial du site d’enrichissement d’uranium de Natanz, près d’Ispahan, ce trentenaire a succombé le 11 janvier dernier, quand sauta sa Peugeot 405.

Plus efficace que les meurtres: la cyberattaque

En soi, de tels meurtres n’ont qu’une portée limitée. « Quelques savants descendus pour des dizaines qui poursuivent leur tâche, voilà qui ne change pas grand-chose, concède Ephraïm Kam, n°2 de l’Institut d’études sur la sécurité nationale et ancien colonel du renseignement militaire israélien. Mais le phénomène suscite l’inquiétude au sein de la communauté scientifique. Chacun se demande à qui le tour ». Si elle ne tue pas, l’épée de Damoclès a donc le mérite d’entailler la confiance. Pas au point toutefois de déclencher une épidémie de défections. En la matière, le tableau de chasse reste maigre: un vice-ministre de la Défense, dont on perd la trace en 2006 en Turquie. Quant au physicien nucléaire Shahram Amiri, qui disparut trois ans plus tard des écrans radars à la faveur d’un pèlerinage à La Mecque, pour refaire surface aux Etats-Unis, il accuse la CIA de l’avoir « kidnappé ». Ce qui ne lui épargnera pas une arrestation dès son retour au pays.
Aux dires des experts, il y a plus discret, plus efficace – et plus moderne – que l’élimination ad hominem: la cyberattaque. Des « hackers d’Etat » ont ainsi infecté le logiciel de maintenance de dispositifs de contrôle d’équipements fournis à l’Iran par l’allemand Siemens. Fruit d’un partenariat israélo-américain, le virus Stuxnet aurait ainsi endommagé en 2010 le cinquième des centrifugeuses – ces « essoreuses » en batteries vouées à enrichir l’uranium – du programme made in Iran, infligeant à celui-ci un retard d’environ un semestre.

Le conflit larvé peut prendre une tournure moins feutrée. Pour preuve, les explosions qui ont ravagé en novembre 2011, non loin de la capitale, une base de missiles balistiques des pasdaran. Bilan: 17 officiers tués, dont le général Hassan Tehrani Moghadam, chef du développement de ces vecteurs à moyenne et longue portée. Déflagrations accidentelles, soutient Téhéran. Raid de drones, objectent mezza voce diverses sources israéliennes. Auparavant, d’autres couacs retentissants avaient entravé le forcing nucléaire iranien. A commencer par la destruction de deux transformateurs au coeur du fameux site de Natanz ou l’étrange crash de trois avions aux couleurs des Gardiens de la révolution.
Au royaume des guerres clandestines, c’est un peu la loi du genre: jamais on ne revendique explicitement une opération. Mieux vaut, pour fragiliser l’ennemi et ne pas prêter le flanc aux représailles, suggérer ou laisser dire. Quitte à ironiser, tel ce ministre de « Bibi » Netanyahou, enclin à déceler la « main de Dieu » dans les déconvenues de la théocratie chiite. Vaine esquive, vu de Téhéran. L’Iran impute bien ces « actes terroristes » au tandem israélo-américain et riposte. Usant, le cas échéant, d’un mode opératoire analogue.

Le 14 février dernier, à New Delhi, l’épouse de l’attaché militaire de l’Etat hébreu en Inde, elle-même diplomate, est grièvement blessée dans sa voiture, cible d’une attaque à l’explosif. Quelques heures plus tard, à Bangkok (Thaïlande), un de ses collègues survit à un attentat à la bombe. A Tbilissi, la police géorgienne désamorce in extremis l’engin de mort fixé sous le véhicule d’un employé de l’ambassade d’Israël. Quant aux services azerbaïdjanais, ils affirment avoir déjoué les noirs desseins d’une vingtaine d’autochtones, entraînés sur le sol iranien et suspectés de vouloir s’en prendre aux intérêts israéliens et américains à Bakou.

Là encore, rien de nouveau sous le soleil d’Orient: de la liquidation d’opposants en exil au dynamitage en 1994 du Centre culturel juif de Buenos Aires (Argentine), les héritiers de l’imam Khomeiny ont une longue pratique du crime hors frontières. Dernier épisode en date, manqué celui-là: un projet d’assassinat de l’ambassadeur d’Arabie saoudite à Washington, éventé à l’automne dernier. Au rayon des rétorsions supposées, le cabinet Netanyahou ne manque pas d’accuser le mentor iranien d’inspirer les tirs de roquettes revendiqués par le Hamas palestinien, maître de la bande de Gaza, ou le Hezbollah libanais.

Tout cela peut différer le programme, non l’anéantir

Guérilla de l’ombre et guérilla des ombres, ce conflit non déclaré a ses effets pervers. Il risque d’assécher les canaux de négociations et de doper la détermination des artificiers nucléaires de Téhéran, voire de hâter leur fuite en avant. A l’instar des frappes « préventives », cette campagne ne peut en outre que différer le programme visé, non l’anéantir. « De trois à cinq ans », hasarde l’écrivain Yossi Melman, spécialiste du renseignement. Diagnostic analogue s’agissant de l’impact de raids, avancé cette fois par l’Institut international d’études stratégiques de Londres (IISS); où l’on souligne que seul Washington dispose à ce stade des outils – bombes antibunkers et avions ravitailleurs à long rayon d’action – capables de venir à bout des dômes de béton armés censés protéger les cibles.

Patron du Mossad entre 2002 et 2010, Meir Dagan réprouve le recours au matraquage aérien. A l’inverse, révélait le 15 mars le quotidien Maariv, 8 des 14 ministres du cabinet de sécurité souscriraient à ce scénario, y compris en l’absence d’aval des Etats-Unis. « Et pourtant, admet un membre modéré de cette version restreinte du gouvernement Netanyahou, seules de strictes sanctions peuvent stopper vraiment l’Iran sur le chemin de la bombe. Ce pays n’est pas la Corée du Nord. Il veut compter sur la scène internationale. Par le passé, ses dirigeants ont su se résoudre à la Realpolitik. Notamment quand Khomeiny a mis un terme [en 1988] à la guerre contre l’Irak. Téhéran n’est pas si fort; et le monde pas si faible. »

Sauf pépin, l’Iran et les « 5+1 » – Etats-Unis, Chine, Russie, France, Royaume-Uni et Allemagne – renoueront en avril à Istanbul (Turquie) un dialogue jusqu’alors stérile, pour un énième « rendez-vous de la dernière chance ». « En cas d’échec, prédit l »’iranologue » israélien d’origine persane Meir Javedanfar, nous entrerons fin juillet dans la zone de tous les dangers. » Quoi qu’il advienne, l’été sera brûlant. Gage de sagesse, le maintien de deux fers au feu ne rend pas le brasier moins incandescent.

Par Vincent Hugeux, avec Véronique Chocron à Jérusalem, L’Express

Une tradition made in Israël

Détenteur du feu nucléaire sans pour autant adhérer au traité sur la non-prolifération (TNP), l’Etat d’Israël a toujours veillé à enrayer la quête de l’atome militaire chez ses voisins et ennemis.
Dès avril 1979, un commando du Mossad s’infiltre ainsi dans une usine de La Seyne-sur-Mer (Var) et dynamite la cuve d’un réacteur destiné à la centrale nucléaire irakienne d’Osirak. Pas de quoi anéantir le projet. Le 7 juin 1981, au prix d’un raid aérien audacieux, Tsahal détruit donc en partie le site lui-même. L’année précédente, un agent israélien avait égorgé, dans un palace parisien, un ingénieur atomiste renommé de nationalité égyptienne, membre de la Commission atomique instaurée par Saddam Hussein.
Une certitude: sur le plan opérationnel, une campagne de bombardement des sites nucléaires iraniens serait infiniment plus délicate à conduire que les attaques déclenchées sur Osirak, puis, en septembre 2007, contre le « réacteur clandestin » syrien d’Al-Kibar, réplique de celui de Yongbyon (Corée du Nord).

V. H.

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