Jonathan Holslag

« Il n’est pas dans l’intérêt de l’Europe de devenir une colonie internet américaine »

Jonathan Holslag Jonathan Holslag est professeur en relations internationales à la VUB.

Chaque année, les Européens dépensent en moyenne 210 euros en informatique. Ce secteur qui progresse très rapidement est de plus en plus dominé par une poignée de géants américains. Par an, ils gagnent plus de quinze milliards d’euros à la vente de software en Europe. En soi, ce n’est pas problématique.

En revanche, le gros problème, c’est que certains joueurs sont devenus tellement grands que les petits joueurs ne peuvent presque plus progresser, ce qui nuit au bon fonctionnement du marché. Aussi est-il courageux et important de la part de l’Union européenne de s’en prendre à cette émergence de monopoles.

C’est surtout Google qui est dans le collimateur. L’entreprise, dont la plupart d’entre nous utilisent le moteur de recherche tous les jours, réalise un chiffre d’affaires d’environ 63 milliards d’euros par an. Ce chiffre d’affaires est partiellement généré en couplant toutes sortes de services de publicité à son moteur de recherche populaire. Le système d’exploitation Android qui fait fonctionner nos téléphones mobiles est au moins aussi important. Au lancement, les Google boys ont annoncé qu’Android serait offert gratuitement et fonctionnerait comme système ouvert, de sorte qu’il puisse être adapté à souhait par les producteurs de téléphone.

Or, la réalité est plus complexe. Plus de 80% des téléphones mobiles et des tablettes fonctionnent sur Android, ce qui assure une position très forte à Google. Cette situation a pratiquement obligé les producteurs à installer un certain nombre de services de Google sur l’écran de démarrage de votre smartphone. Pour cette raison, l’entreprise peut beaucoup mieux cerner vos intérêts et ceux de millions d’autres utilisateurs et lancer des annonces publicitaires beaucoup plus ciblées. En Europe, cette publicité rapporte à peu près 13 milliards d’euros à Google. Indépendamment de sa qualité et de son génie novateur, l’entreprise joue trop le rôle de portier de l’écran d’ordinateur.

Il y a donc énormément en jeu. Une partie de plus en plus importante de l’économie mondiale se numérise et donc les intérêts financiers deviennent gigantesques. On pourrait comparer Android à une place de marché: un espace ouvert où, en théorie du moins, toutes sortes de « marchands » offrent des services au client. Cependant, la différence avec une véritable place de marché, c’est que la place de marché numérique est en propriété privée et que le propriétaire exerce une influence énorme sur qui dispose d’un étal. Google tient bon et riposte qu’il ne manipule pas le marché. « Nous n’y pouvons rien si les gens apprécient nos produits à ce point », a déclaré l’un des ténors.

Sur le sujet, le monde de l’informatique est partagé. D’une part, on entend des voix qui soulignent à quel point il est important de faire travailler le monde entier sur un système comme Android. Cela favorise l’échange et l’innovation. D’autre part, certains estiment que Google freine l’innovation. Il absorbe les entreprises débutantes prometteuses et écrase les concurrents.

Il n’est pas dans l’intérêt de l’Europe de devenir une colonie internet américaine

On pourrait y ajouter un élément stratégique : il n’est pas dans l’intérêt de l’Europe de devenir une colonie internet américaine. C’est surtout grâce aux investissements énormes de la Défense que les entreprises américaines ont pu damer le pion au secteur informatique européen plus fragmenté. Bill Gates et Steve Jobs ont continué sur cette lignée, même si un événement comme l’effondrement de Lernout and Hauspie a laissé entendre que l’état américain n’était jamais loin. Aujourd’hui encore, le triangle d’or entre les milliards dépensés du Pentagone en technologie de pointe, le secteur des entreprises et les centres de recherche financés par l’état demeurent primordiaux dans le maintien du leadership informatique mondial américain.

La commissaire européenne Margrethe Vestager, compétente en la matière, doit donc montrer les dents, poursuivre les recherches et ne pas se laisser intimider par les plaintes de Washington qui l’accusent de protectionnisme. Personne n’a intérêt à l’émergence de monopoles : les consommateurs américains non plus.

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