La mer du Nord est loin d'avoir divulgué tous ses secrets. © ONROEREND ERFGOED - PHOTO : DIETER DECROOS

Histoires d’épaves (1/4) : la mer du Nord, le grand cimetière marin

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Notre mer du Nord est une sacrée receleuse d’épaves. Au fil de quatre articles, Le Vif/L’Express vous plonge dans le vaste cimetière marin qui bat pavillon belge.

Mouchetée de pastilles rouges numérotées, la carte marine fait office de plan de cimetière invisible à l’oeil nu. Les 290 disparus recensés y reposent en ordre dispersé, solitaires ou agglutinés. Tous ont été frappés de mort violente, victimes d’une brutale fin de parcours en mer, dans cette étendue d’eau de 3 454 km2 qui bat pavillon belge.

Notre mer du Nord est une sacrée receleuse d’épaves. Toutes sont scrupuleusement tenues à l’oeil par l’administration flamande en charge des affaires maritimes et côtières. Certains de ces vestiges, dangereusement positionnés, pourraient alourdir le macabre décompte, sur l’une des routes maritimes les plus empruntées au monde. On ne s’aventure jamais en mer sans risques et périls. Plus d’un bateau y a sombré corps et biens au fil des siècles, emporté par les éléments déchaînés ou piégé par l’un des nombreux bancs de sable qui peuplent des eaux peu profondes, de vingt mètres en moyenne.

Mais la folie meurtrière des hommes est, et de loin, la grande responsable de ce tableau de chasse. Les deux guerres mondiales revendiquent la paternité de 60 % des 228 épaves formellement identifiées à ce jour. Elles furent de grosses pourvoyeuses en navires torpillés, en sous-marins mortellement touchés, en avions de combat pulvérisés en mer.

Non pas que les eaux belges aient été le théâtre de combats navals qui ont marqué l’histoire. Mais des dizaines d’U-Boote y ont sévi durant la Première Guerre mondiale, depuis leurs bases de Flandre. Et l’évacuation en catastrophe des soldats alliés des plages de Dunkerque, en mai 1940, a laissé dans son sillage onze navires coulés au large du littoral belge. Cruelles guerres sur mer. Elles ont englouti des centaines de vies humaines, prisonnières de cercueils d’acier classés tombes de guerre pour 80 d’entre eux : la guerre 14-18 en aligne 26, la guerre 40-45 s’en est adjugé 54. Anglais (36) et Allemands (30) se partagent la majorité de ces fosses communes immergées.

La doyenne des épaves, âgée de 500 ans, garde son mystère

Ce vaste cimetière marin a son gardien officieux. Tomas Termote a repris le flambeau au paternel, Dirk (1). En trente ans, père et fils totalisent plus de 5 000 plongées. Tomas, 42 ans, a exploré toutes ces épaves, il les visite régulièrement afin d’y mesurer les ravages du temps.

La mer du Nord ne livre pas volontiers ses secrets. Ses eaux troubles masquent les épaves, ses courants puissants et ses fréquentes tempêtes les malmènent, jusqu’à les déplacer parfois loin du lieu d’un naufrage. Son sol sablonneux aspire toujours plus profondément les débris, à moins que la corrosion ne se charge d’effacer les traces.  » Il y a peu, la tourelle d’un sous-marin allemand de 500 tonnes, un des plus grands construits durant la Première Guerre mondiale, émergeait encore des dunes sous-marines. Aujourd’hui, cette tourelle est ensevelie « , témoigne l’archéologue maritime. Il faut encore compter avec le teredo navalis, un vilain mollusque vermiforme qui laisse très peu de chance aux structures en bois des voiliers de jadis.

En 2007, les archéologues ont repêché un antique canon de 645 kilos.
En 2007, les archéologues ont repêché un antique canon de 645 kilos.© ONROEREND ERFGOED – PHOTO : SVEN VAN HAELST

Trop longtemps, la Belgique a laissé les épaves de ses eaux territoriales sans protection digne de ce nom. Lacune comblée depuis 2014 et la ratification de la convention de l’Unesco sur la protection du patrimoine culturel subaquatique. Les premiers passages à l’acte ont suivi, avec le classement de huit épaves jugées d’intérêt historique. La liste devrait s’enrichir de trois navires, français, anglais et allemand, pour marquer le centenaire de la fin de la Grande Guerre, en 2018.

La doyenne des épaves, qui remonte au début du xvie siècle, n’a pas eu ce privilège. Ses maigres restes, enfouis à deux ou trois kilomètres au large de Zeebruges, ne permettent même pas de lui donner une identité. On ignore tout de ce que fut ce navire marchand datant de 1500-1520. On en sait plus sur sa cargaison : un millier d’objets ont été exhumés du lieu du naufrage. Dont un compas, le plus ancien d’Europe retrouvé à ce jour.

Souvent, les fonds marins ne régurgitent leurs débris qu’au compte-gouttes. Lorsqu’ils sont happés par les filets d’un bateau de pêche. Ou à la faveur de travaux de dragage. Il arrive alors que porcelaines, vieilles monnaies ou bouteilles de vin intactes remontent à la surface.

L’introuvable San Felipe, galion de l’Invincible Armada

Il y a même de ces pêches miraculeuses. Comme en ce jour de 2007, lorsqu’est déterré un gros canon de marine en fonte, égaré dans les profondeurs de la plage d’Ostende. Une bouche à feu de 645 kilos, fabriquée en Suède il y a plus de trois siècles… Le genre de trouvaille sensationnelle qui incite les passionnés d’épaves à ne jamais désespérer de mettre la main sur une  » prise de guerre  » providentielle. L’archéologue maritime Sven Van Haelst ou Marnix Pieters, responsable à l’Agence flamande du patrimoine, sont persuadés que seul le sommet de l’iceberg a été découvert. Prétendre le contraire serait faire fi du riche passé de la Flandre maritime et de ses cités marchandes. Ces amphores romaines repêchées aux abords de la côte belge n’ont pas pu faire le voyage toutes seules.

Mais toujours pas la moindre trace d’un bateau remontant au temps de César, d’un drakkar viking, d’une nef médiévale.  » Le temps des grandes découvertes est fini « , assure Tomas Termote.

Il reste à percer le mystère qui entoure toujours 62 épaves localisées, et à élucider l’énigme liée à 65 autres  » anomalies  » détectées. Qui sait ? Là se terrent peut-être des restes de la dizaine de voiliers de la puissante Compagnie hollandaise des Indes orientales qui régna sur les mers aux xviie et xviiie siècles, et dont on suppute le naufrage dans les parages. Ou d’infimes témoins de l’Invincible Armada envoyée en 1588 par Philippe II d’Espagne à l’assaut de l’Angleterre d’Elisabeth Ier.  » Les archives attestent que deux navires espagnols ont coulé entre Dunkerque et Ostende. Le galion San Felipe a été abandonné au large de Nieuport, un navire de transport a échoué près de Blankenberge. Mais on pourrait au mieux espérer retrouver une ancre, un canon, une pièce de gouvernail « , poursuit Tomas Termote sans trop d’illusions. Le plan du cimetière ne demande qu’à s’enrichir.

(1) Schatten en scheepswrakken, par Dirk et Tomas Termote, Davidsfonds/Leuven, 2009.

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