Hitler, Napoléon, Léopold 1er, il y a souvent du brouillage sur la ligne du temps. © Getty Images/Reporters

Histoire : fâcheux trous de mémoire

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Les élèves auraient gravement perdu le fil de l’histoire. Décrié pour les  » trous noirs  » qu’il inflige à la ligne du temps, le passé tel qu’il est enseigné à l’école cherche avant tout une parade intelligente à la  » trumpisation des esprits « .

La fronde a démarré au quart de tour. Vingt-quatre heures ont suffi pour que cent signatures s’apposent au bas d’un appel protestataire, publié sur levif.be, le 9 mars dernier. Pour qu’autant de professeurs d’université actifs ou retraités, d’enseignants du secondaire ou de didacticiens se mobilisent au cri de  » Sauver l’histoire « . La sauver d’une mortelle dilution. L’école francophone se cherche, n’en finit plus de se réinventer. Elle se fait bien du souci pour les jeunes qui passent entre ses mains. Elle les trouve terriblement manipulables, vulnérables et désarmés dans un environnement potentiellement hostile. La nouvelle menace est sur toutes les lèvres : fake news ou diffusion délibérée de fausses informations. Qui croire encore ? Comment démêler le vrai du bluff ou de l’enfumage ?

Face au péril, des parades s’échafaudent, sur fond de cogitations autour du Pacte d’excellence. Déjà, un nouveau cours de philosophie et de citoyenneté sera censé faire office de barrière protectrice. Bon début mais jugé insuffisant. Les sciences humaines sont appelées en renfort. Historiens, géographes, sociologues, économistes sont sur le pont. Certains imaginent de mêler leur discipline dans un seul et vaste cours d’éveil à une conscience historique et civique. Pompeusement baptisé, dans sa version radicale, cours de  » sciences de l’homme et de la société « . Tout un programme. Sauf que la piste fait frémir le monde des géographes comme des historiens. D’où cette bouteille à la mer, lancée dans l’espoir de faire quelques remous.  » Sauver l’histoire  » à l’école… Lui éviter le coup de grâce, vont jusqu’à prétendre certains. On en serait donc là ?

La rumeur court, tenace : les jeunes ne connaissent plus le passé, faute de l’apprendre encore correctement. Des indices remontent régulièrement du terrain. Hitler ? Vaguement entendu parler. Napoléon ? Plus trop connu au bataillon. C’est Mao sur la photo ? Première info. Charles Quint ?  » Holà, avec quoi tu viens !  » La nouvelle avait fait l’effet d’une bombe en Flandre, à la veille d’un centenaire de la Grande Guerre à commémorer : sondés sur le premier conflit mondial, plus d’un rhéto au plat pays situait la guerre des tranchées quelque part sur les bords du… Nil. A leur décharge, cette boucherie n’était pour eux qu’une très, très vieille histoire : ne remontait-elle pas, selon certains calculs, à… 1418 ? Demander aux ados de jeter un coup d’oeil dans le rétro serait donc l’embardée assurée.

L'historien-enseignant, agent de la lutte contre
L’historien-enseignant, agent de la lutte contre  » la trumpisation des esprits « .© JOE RAEDLE/GETTY IMAGES

Napoléon : avant ou après Hitler ?

Un palier plus haut, sur les campus universitaires, les auditoires trahiraient aussi d’affreux trous de mémoire. Ici, on raconte que tel futur juriste en bac 1 droit s’est montré incapable de jongler, ne fût-ce que maladroitement, avec les institutions du pays. Là, on rapporte que tel étudiant en master d’histoire ( ! ) s’est révélé bien en peine d’expliquer ce qui peut bien distinguer un député d’un ministre.

Arrêt éclair par l’Ecole royale militaire, où le professeur Jean-Michel Sterkendries initie les futurs officiers de l’armée belge à la matière historique.  » Le niveau de connaissances en histoire est très, très bas, pour ne pas dire lacunaire. Les élèves sont parfois incapables de dire si Hitler a suivi ou précédé Napoléon.  » Gênant pour de futurs diplômés en art militaire. Heureusement, certains candidats officiers sauvent l’honneur : ceux-là sont souvent… béninois et luxembourgeois, y compris quand il s’agit de se frotter à l’histoire de la Belgique.

Le bagage historique serait donc d’une légèreté affolante. Un coupable, vite ! Suspect numéro un : le tournant amorcé voici vingt ans, qui a consacré le triomphe des compétences sur les connaissances. Par volonté officielle, gravée dans le marbre des socles de compétences, d’en finir avec la transmission de savoirs  » apparemment maîtrisés mais en réalité oubliés au bout de quelques mois « , et condamnés, de ce fait, à ne plus être que des  » savoirs morts « .

 » La façon d’apprendre devient aussi importante que ce que l’on apprend « , décrète le programme du cours d’histoire en secondaire de la Communauté française. Au diable le stockage de données, à bas le  » par coeur « . Aux oubliettes les listes de pseudo- dates clés à retenir, les dynasties de têtes couronnées à ingérer, les galeries de personnages illustres à restituer religieusement comme on récitait un chapelet. Ce n’est pas ce genre de mixture qui pourra  » aider le jeune à se situer dans la société et à la comprendre afin d’y devenir un acteur à part entière « .

Tant pis si les chères têtes blondes seront moins pleines. Au moins seront-elles mieux faites. Capables de douter de tout et de se poser les bonnes questions, mieux outillées pour affronter des colles. Morceaux choisis :  » Les invasions barbares, cause et/ou conséquence de la dislocation de l’Empire romain ?  »  » Une monarchie peut-elle être une démocratie ?  »  » Staline et Hitler, c’est chou vert et vert chou ?  »

2000 ans d’histoire au pas de course

Elodie Vaeremans (UCL) :
Elodie Vaeremans (UCL) :  » Un cours d’histoire n’est plus une séance de Questions pour un champion. « © SDP

La boîte à outils a détrôné l’encyclopédie. Pleins feux sur l’exploitation de documents ou de tout autre support qui peut forcer l’élève à faire travailler ses méninges. L’histoire thématique a pris le dessus : après tout, l’homme de jadis ne faisait pas que guerroyer, conquérir ou chercher à se couvrir de gloire. Il se nourrit, s’abrite, s’instruit à travers les âges. Au passage, le sans-grade d’autrefois a enfin obtenu justice : il est devenu aussi digne d’intérêt que le puissant de jadis. Rien de tel qu’une analyse de lettres de poilus écrites dans la boue des tranchées, ou que le récit d’un rescapé de camp de la mort, pour prendre la mesure de ce que fut la boucherie de 14-18 ou l’horreur de l’univers concentrationnaire nazi.

Il y a donc eu révolution de velours en classe d’histoire. Le professeur qui pérorait sur son estrade a été prié de mettre une sourdine et de jouer dorénavant à l’accompagnateur et au décodeur de l’info.  » II est devenu un médiateur entre l’apprenant et la matière « , témoigne Pascal Deloge, enseignant dans le secondaire supérieur au collège Saint-Julien, à Ath.Sa feuille de route est toute tracée :  » Connaître n’est plus un objectif. Le savoir n’est plus qu’une opportunité d’apprendre une compétence.  »

La voie ainsi privilégiée n’est pas la solution de facilité. Du lourd figure au programme d’histoire. Et pas forcément du très sexy. Ainsi tous ces concepts en  » -isme « , à faire maîtriser par des ados : impérialisme, capitalisme, collectivisme, libéralisme, catholicisme, socialisme, communisme, nationalisme, fédéralisme, humanisme. Le tout, alors que le temps est horriblement compté. Ce n’est qu’à partir de la troisième année du secondaire que l’histoire à l’école passe le grand braquet, lorsque le réseau libre délaisse son cours d’étude du milieu pour rejoindre son concurrent de l’officiel dans la remontée classique des siècles. Grosso modo, deux millénaires d’histoire sont à parcourir au trot, voire au galop, en quatre ans.

Ce jour-là, Elodie Vaeremans, assistante en didactique de l’histoire, se charge d’imprimer dans la tête de futurs enseignants les cadences infernales qu’ils auront à soutenir. La consigne délivrée à cet auditoire de l’UCL est impérative : tenir constamment à l’oeil son planning. Sinon…  » Vous êtes encore à voir les paysans au Moyen Age à Pâques, et il vous reste deux mois pour parcourir la Réforme, la Contre-Réforme, la Renaissance, les grandes découvertes, le parlementarisme anglais, Louis XIV. Ne riez pas, cela arrive.  »

Scotchés sur leur PC portable, les étudiants s’escriment à agencer concepts, séquences et contenus. Mouvements migratoires, industrialisation, choc des impérialismes, univers concentrationnaire et génocide, collaboration ou résistance : le puzzle prend forme, une leçon d’histoire se dessine. Et la barque se charge. Dans une école idéale, au stade de la rhéto, pas moins de douze compétences sont à faire assimiler aux élèves en 60 heures de cours. La pédagogue rassure son auditoire de futurs agrégés, sous le choc :  » Rares sont les enseignants qui parviennent à relever le défi.  » Confirmation que les temps ont bien changé :  » Le cours d’histoire s’est sensiblement complexifié, il ne se résume plus à une séance de Questions pour un champion. Les élèves ne doivent plus être considérés comme des moutons ni être tenus par la main.  »

L’esprit critique au pouvoir. Et en variant les plaisirs, de préférence. Car cette histoire qui se raconte moins mais se pratique plus, ferait aussi moins rêver en classe.  » Des élèves qui n’arrêtent pas de chercher en ont ras-le-bol au bout de six mois « , confie un enseignant.

Les ratés de la machine à remonter le temps

Luc Blanchart :
Luc Blanchart : « On fait de la technique de l’histoire. » © SDP

Les sceptiques demandent à voir. Et campent sur leurs constats de carence : des générations ont perdu le fil de l’histoire, preuve selon eux que la machine scolaire à remonter le temps souffre de gros ratés. Luc Blanchart, maître assistant en histoire à la haute école Charleroi Europe, est l’un de ces lanceurs d’alerte de longue date.  » Je suis chaque année effaré par la pauvreté de la culture historique de nos étudiants « , s’alarmait-il en 2008. Dix ans plus tard, les futurs instituteurs et régents en histoire qu’il voit toujours défiler ne l’incitent pas à réviser son jugement.  » Beaucoup de nos étudiants arrivent à l’école normale avec des lacunes, parfois abyssales. Même retracer sur une ligne du temps les grandes périodes de l’histoire, ce qui est censé avoir été appris en primaire, peut être une épreuve pour eux. 80 % de ces futurs enseignants arrivent encore à confondre Antiquité et Moyen Age en plaçant celui-ci avant celle-là. Ils font une soupe absolue. Comment des enseignants qui ne connaissent pas l’histoire pourraient-ils l’enseigner de manière attrayante et efficace ?  »

La question en relance une autre : ferait-on fausse route ?  » On fait de la technique de l’histoire « , embraie Luc Blanchart.  » On procède à de l’analyse de textes de manière presque gratuite, sans offrir à l’étudiant de trames ni de perspectives. A force de chercher à apprendre à apprendre, les élèves n’apprennent plus.  » Si ce n’est à exécuter un drill. Entre-temps, leur mémoire flanche, trop peu alimentée par une approche très mécanique de l’histoire.  » Ne plus retenir que des clés pour ouvrir des serrures, c’est un peu court « , confirme cet enseignant.

Impensable de faire machine arrière. Mais un retour raisonnable de balancier est vivement recommandé par certains.  » Il est très heureux d’avoir développé les savoir-faire afin d’initier à la critique historique, surtout dans un monde surinformé. Mais en matière d’espace et de temps, les trous sont devenus immenses à force de consacrer trop de temps au savoir-faire « , abonde Vincent Dujardin, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine à l’UCL.  » Rendons plus de liberté aux professeurs d’histoire du secondaire sur le plan de la méthode, laissons-les faire leur boulot sur la base de leur talent propre.  »

Imposer aux élèves de potasser un pan de l’histoire n’est nullement prohibé. Mais même les enseignants les plus capés avouent manquer de temps pour creuser la matière. Pascal Deloge fait ses comptes :  » Sur 60 heures de cours prévues en théorie, je parviens à en consacrer 20 à 25 à enseigner du savoir, du contenu. Il y a des sujets dont on ne parle plus en histoire, identifier les grandes ruptures du passé n’est plus au programme. Les élèves les moins culturellement favorisés sont largués.  »

Assassin's Creed Unity, le jeu vidéo accusé de véhiculer une vision trop sanguinaire de la Révolution française.
Assassin’s Creed Unity, le jeu vidéo accusé de véhiculer une vision trop sanguinaire de la Révolution française.© SDP

L’histoire, terrain de jeux

Noir, le tableau. A l’excès, jugent certains, pour qui les priorités, les urgences et les périls se déplacent. L’histoire est aussi prise pour terrain de jeux. Le jeune s’y frotte souvent au bout de la manette frénétiquement agitée d’un jeu vidéo historico- guerrier. D’un réalisme souvent bluffant, mais d’un goût parfois douteux ou idéologiquement vicieux. Un jeu stratégique sur PC mettant en scène le front de l’Est durant la Seconde Guerre mondiale a été accusé de se focaliser sur les crimes de guerre de l’Armée rouge et les exactions des Soviétiques en Allemagne. Un autre a été taxé de sympathie un peu trop suspecte pour la cause du IIIe Reich. En 2014, Assassin’s Creed Unity, qui prend la tourmente de la Révolution française pour toile de fond et le Paris de 1789 pour décor, déclenche l’ire du radical de gauche Jean-Luc Mélenchon, lequel fustige un morceau de  » propagande contre le peuple présenté comme des barbares et des sauvages sanguinaires, et Robespierre comme un monstre.  »

 » Le savoir vertical, c’est fini « , enchaîne Pierre Van den Dungen, responsable des cours de didactique en histoire à l’ULB,  » la simple transmission ne suffit plus à déjouer les informations mensongères que des sites complotistes véhiculent dans la tête des enfants 2.0. Le professeur d’histoire doit former les élèves à déconstruire.  » Et rejoindre ainsi les rangs de la lutte contre  » la trumpisation des esprits « . Ils sont loin, nos ancêtres les Gaulois. Si loin…

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