En Colombie, le cyclisme, sport d'endurance, est à l'image du pays : un long chemin de souffrance. © Maximiliano Blanco

Histoire du cyclisme colombien : les origines d’une exception (1/5)

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

C’est l’histoire d’une exception. La Colombie est le seul pays de l’hémisphère sud à entretenir une passion aussi ancienne que fiévreuse pour le vélo, dans sa version compétitive. Une passion qui épouse l’histoire nationale. Retour aux origines du mystère.

Ils sont sept, nés sur l’autre rive de l’océan Atlantique, dans les plis des Andes. Ils sont sept, enfants d’un pays que n’a jamais épargné la sauvagerie des chefs de guerre. Ils sont sept Colombiens réunis dans le peloton du Tour de France 2017. Trois semaines de combat et de douleur. Et, au bout, peut-être, quelques paillettes de gloire, la fierté d’avoir perpétué une odyssée – celle d’un cyclisme à nul autre pareil, car en Colombie, rien n’est jamais banal, ni logique, ni tiède.

Ils sont sept, missionnés pour contester sur les pentes de l’Izoard et du Galibier l’hégémonie des puissances européennes. Nairo Quintana est leur meneur. Fils de petits agriculteurs, ce surdoué austère veut être le premier Sud-Américain à gagner la course la plus prestigieuse au monde. Il a l’orgueil et les watts pour y arriver. Ses frères d’armes se nomment Esteban Chaves, Jarlinson Pantano, Sergio Henao, Rigoberto Uran, Carlos Betancur et Darwin Atapuma.

Rédiger l’histoire du cyclisme colombien, c’est évoquer une exception. Depuis trois décennies au moins, les sociologues de bistrot alignent les hypothèses pour élucider le mystère. Par quelle astuce de la géopolitique sportive la Colombie est-elle devenue l’unique contrée du tiers-monde, comme on disait jadis, à s’affoler quand passe une course cycliste ?

Remontons aux sources du phénomène. Dès 1898, renseignent les almanachs locaux, des compétitions cyclistes ont lieu chaque week-end dans la capitale, Bogota. Il faut parfois les annuler à la dernière minute, comme à l’automne 1899, quand éclate la guerre des Mille Jours, énième mêlée sanglante entre factions libérales et conservatrices. Les décennies passent, la Colombie oscille entre guerre et paix, la flamme du vélo persiste, fragile. A la fin des années 1940, une poignée d’enthousiastes se piquent de créer une course par étapes, sur le modèle du Tour de France. Les mécènes sollicités jugent l’idée sympathique, mais impraticable : le territoire national ne compte quasi pas de routes, il est strié par la cordillère des Andes, autrement plus infranchissable que les Alpes ou les Pyrénées. Pour vaincre les réticences, le dénommé Efrain Forero propose une édition zéro qu’il parcourra seul, à vélo, de manière à prouver que l’entreprise est possible. L’intrépide s’élance en 1950, dans un contexte de troubles. L’assassinat du tribun libéral Jorge Gaitan, deux ans plus tôt, a ouvert une période connue en Colombie sous le simple nom de La Violencia – 300 000 morts de 1948 à 1958.

Mais l’audace d’Efrain Forero paie. Le 5 janvier 1951, à Bogota, trente-cinq coureurs prennent le départ du premier Tour de Colombie. En dix étapes, l’épreuve serpente entre les plantations de café, franchit le sommet brumeux de l’alto de Letras, à 3 700 mètres d’altitude, longe les champs de canne à sucre, sur la côte Pacifique, s’enfonce dans la vallée du fleuve Magdalena, où la chaleur se fait suffocante… A chaque escale, l’arrivée de la caravane donne lieu à d’exubérantes festivités, comme le relate le journaliste anglais Matt Rendell dans son livre Kings of the mountains :  » La ville de Girardot fut témoin de scènes de liesse comme la localité n’en avait jamais connues, à en croire les habitants eux-mêmes. Pendant les dix jours de la course, des bienfaiteurs, contaminés par l’enthousiasme général, envoyèrent de toute la Colombie des vélos neufs, des pièces de rechange, et même des voitures suiveuses.  »

En 1952, la seconde édition est rehaussée par la présence du coureur français José Beyaert, champion olympique à Londres en 1948. L’année d’après, le Tour de Colombie connaît son premier martyr, lorsque l’espoir Tito Gallo chute mortellement dans la descente de l’alto de Minas. Le drame accroît l’aura tragique de la course. Impressionné par la ferveur que suscite la petite reine, l’ambassadeur de France à Bogota invite une sélection colombienne à participer à la Grande Boucle. Mais, à leur arrivée dans l’Hexagone, ils font face à d’inextricables déboires administratifs. Les sept Colombiens ne peuvent courir le Tour. Rendez-vous manqué.

Nairo Quintana (au centre), à Verviers, le 3 juin. Le plus grand sportif colombien de tous les temps ?
Nairo Quintana (au centre), à Verviers, le 3 juin. Le plus grand sportif colombien de tous les temps ?© Christophe Ena/iSOPIX

Signé Garcia Marquez

Parmi les membres de l’expédition, se trouve un coureur originaire de Medellin, Ramon Hoyos. En lui, le cyclisme colombien va trouver sa première figure légendaire. En 1955, le quotidien El Espectador sollicite un jeune reporter, un certain Gabriel Garcia Marquez, pour rédiger la biographie du champion, lauréat des trois derniers Tours de Colombie. L’interview dure cinq jours, à raison de cinq heures quotidiennes.  » Cet exercice fatigue plus que le Tour de Colombie « , note le cycliste, qui a avalé vingt-neuf tasses de café au cours de l’opération, comme le consigne avec minutie son interlocuteur. Pour soustraire Hoyos à la dévotion de ses fans, il a fallu que les entretiens se déroulent dans le bureau discret de l’entreprise textile Coltejer.  » Durant toute la journée, écrit le futur prix Nobel de littérature, des apprentis cyclistes rôdent autour de sa maison, dans l’espoir que Ramon Hoyos leur prodigue ses conseils. Le lieu est un pèlerinage permanent d’admirateurs qui veulent voir ses trophées. A la moindre distraction, dans le tumulte des inconnus qui circulent à l’intérieur de la maison, une coupe ou une médaille est dérobée. Ramon Hoyos ne peut contrôler la situation qu’en fermant à clé toutes les armoires.  »

La biographie est publiée en quatorze épisodes, depuis les débuts de Ramon comme livreur à vélo pour une boucherie jusqu’aux lauriers d’une gloire presque inquiétante, tant elle est démesurée. A Medellin, le champion ne peut arrêter sa voiture au feu rouge sans que des dizaines de cyclistes l’entourent instantanément, l’empêchant de redémarrer. La nuit, des fans chantent des sérénades sous sa fenêtre.

En 1955, Gabriel Garcia Marquez, alors jeune reporter, signe la biographie du champion colombien Ramon Hoyos.
En 1955, Gabriel Garcia Marquez, alors jeune reporter, signe la biographie du champion colombien Ramon Hoyos.© Heritage Images/Getty Images

L’autarcie brisée

Mais le cyclisme colombien est déconnecté du reste du monde. Un homme va briser cet isolement, Giovanni Jimenez. Bon coureur amateur, il rencontre à Medellin un ingénieur allemand de la firme Siemens. De leurs échanges naît un rêve. Jimenez, 20 ans, se rend au port de Santa Marta, où il embarque à bord du Fort-Carillon, un cargo chargé de bananes. La traversée de l’océan dure douze jours,  » dont six passés à vomir « , confiera l’intéressé. Débarqué à Hambourg, il se fixe à Cologne. Où il enchaîne les courses tout en gagnant sa vie comme ouvrier dans une usine de câbles sous-marins.

 » Je voulais me frotter aux coureurs belges, les meilleurs du monde. C’était comme me jeter dans la gueule du loup, mais je devais essayer pour ne pas avoir de regrets.  » La suite, Giovanni Jimenez, aujourd’hui âgé de 75 ans, la raconte depuis son petit appartement de Leeuw-Saint-Pierre, en Brabant flamand. Il n’a plus quitté le plat pays depuis son arrivée un matin de 1968. L’année de ses débuts en Belgique, il décroche six victoires, toujours en amateurs.  » Remporter des critériums, c’est pas rien, crois-moi. Mais t’embrasser sur le podium, là, c’est tout pour moi.  » Comme dans la chanson de Miossec, l’idylle s’invite au pied du podium. Giovanni en pince pour Yolande, la fille de son directeur sportif. C’est réciproque. Ils se marient.

Puis, Jimenez passe en professionnels. Où les ruses de ses adversaires lui coûtent des bouquets. Comme à Ploegsteert, où il s’échappe avec Walter Planckaert.  » T’as l’air drôlement costaud, on roule ensemble, je te laisse la victoire « , lui lance le Belge. Qui déboîte au dernier moment et empoche la cagnotte. De rage, le Colombien grugé sabote la photo protocolaire en jetant son thermos de café sur le vainqueur.

Dans son salon de Leeuw-Saint-Pierre, un carton renferme les carnets de ses treize saisons professionnelles. Mais son principal fait d’armes est d’une autre nature. Il a ouvert la voie : deux autres Colombiens tentent le saut vers l’Europe – Martin Rodriguez en 1972, Rafael Niño en 1974. En 1983, une première équipe colombienne est alignée au Tour de France. Le mouvement est lancé. Il donnera à la Grande Boucle quelques moments de grâce, signés Luis Herrera, Fabio Parra ou Oliverio Rincon, jusqu’à l’avènement du prodige Quintana.

Giovanni Jimenez, au côté d'Eddy Merckx :
Giovanni Jimenez, au côté d’Eddy Merckx : « Je devais me mesurer aux coureurs belges, les meilleurs du monde. »© DR

Tant de guerres et un peu de paix

Demeure cette question : pourquoi la Colombie ?  » La réponse réside dans une combinaison de la géographie et de la pauvreté « , théorise l’écrivain et journaliste Sinar Alvarado. Les reliefs andins auraient forgé au fil des siècles une génétique avantageuse. Le dénuement a, de son côté, obligé les Colombiens à se déplacer à vélo – moins cher que la voiture, et même que le cheval.

Mais l’alchimie s’explique peut-être par une raison, plus inconsciente.  » Le cyclisme est un sport d’endurance, énonce Sinar Alvarado. Au bout de la course, il y a peut-être un instant de gloire, mais avant, c’est un long chemin de souffrance, de mort parfois. La Colombie, c’est ça : cinquante ans de souffrance, de guerre, de mort, pour espérer à la fin un peu de paix. Peut-être est-ce pour ça que les Colombiens sont si forts en cyclisme, car c’est le sport qui nous ressemble le plus.  »

A Bogota, on dit que si Nairo Quintana, lointain héritier de Giovanni Jimenez, s’impose cet été comme le nouveau monarque de juillet, il détrônera le légendaire boxeur Kid Pambele et s’arrimera pour toujours au coeur de ses compatriotes. Pour devenir le plus grand sportif colombien de tous les temps.

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