Hillary Clinton © REUTERS

« Hillary Clinton n’a pas réussi grâce à son mari, elle a réussi en dépit de son mari »

Peter Casteels
Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

Le choix entre Donald Trump et Hillary Clinton, c’est choisir entre la peste et le choléra ? Récemment élevée au titre de baronne, l’historienne Sophie De Schaepdrijver pense que non. « Si Hillary avait été un homme, on l’aurait considérée comme une des meilleures candidates jamais présentées par le parti démocrate. »

Va-t-elle quitter les États-Unis si c’est le fascisant Trump qui l’emporte ? « C’est ce que mon mari et moi nous nous sommes dit lors des présidentielles de 2004. Nous ne voulions pas vivre quatre années encore sous George W. Bush, mais il a été réélu et nous sommes restés. » Comme aujourd’hui elle enseigne à l’Université de Kent, Sophie De Schaepdrijver réside temporairement au Royaume-Uni, mais elle vit et travaille aux États-Unis depuis 1995. Ses enfants y ont grandi, elle suit la politique américaine avec beaucoup d’attention et même d’engagement. « En 2008, j’ai fait campagne pour Hillary Clinton », raconte-t-elle. « Je suis fan, mais manifestement une femme qui aspire au pouvoir éveille encore toujours certains sentiments ataviques. Si Hillary avait été un homme, on l’aurait considérée comme une des meilleures candidates jamais présentées par le parti démocrate.

Vous êtes sérieuse ?

Sophie De Schaepdrijver : À 100%. Hillary Clinton a de l’expérience, elle connaît les dossiers, elle est flegmatique. Pourtant, elle en prend pour son grade, quoi qu’elle fasse. Quand Hillary rit, c’est une sorcière, quand elle ne rit pas elle est amère. Face à elle, il y a Trump, un candidat qui peut dire les choses les plus atroces et insensées.

Certains disent que Clinton a pu devenir candidate présidentielle uniquement grâce à son mari.

N’importe quoi. Elle a réussi en dépit de son mari. Elle est la preuve vivante que quelqu’un qui veut réussir a toujours davantage intérêt à avoir une épouse qu’en être une.

Vous referez campagne pour elle cette année?

Je ne peux partir moi-même en campagne, car je suis en Angleterre, mais je verse une contribution et de temps en temps je diffuse quelques messages.

Pourquoi?

Parce je crois en elle, tiens. Pour moi, Hillary Clinton est une femme politique de la prospérité. Une politique de la trempe de ceux qui ont redressé l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Je vois quelque chose en elle de cette génération de socialistes et de chrétiens-démocrates qui connaissent bien leurs dossiers et affectionnent les détails techniques. Elle ne fait pas pleurer les électeurs et ne les pousse pas à rêver d’un eldorado. Il y a des Américains qui ont tatoué le portrait de Bernie Sanders sur leur bras. Hillary Clinton n’incitera personne à commettre ce genre de folie, tout comme on ne la surprendra jamais à sortir une phrase croustillante. Je pense que c’est un inconvénient plus qu’un avantage.

Sophie De Schaepdrijver
Sophie De Schaepdrijver© Lies Willaert

Les gens n’en ont-ils pas assez de ce genre de politiques?

J’espère que non. L’histoire nous apprend que ce sont les hommes politiques de prospérité un brin ennuyeux et peu enthousiastes à première vue qui ont assuré le vrai changement. Les gens comme Clement Attlee en Angleterre, ou Konrad Adenauer, le premier chancelier de l’ancienne Allemagne de l’Est. Il a mené campagne sous le slogan ‘Keine Experimente’. En même temps, il a cofondé quelque chose de totalement nouveau : l’État-providence social.

Dans le climat actuel, il est peu probable qu’on gagne des élections avec un slogan comme ‘Keine Experimente’.

Je ne sais pas. Depuis quand Angela Merkel est-elle chancelière allemande? Vous serez peut-être étonné, mais j’ai encore toujours confiance en le bon sens des gens.

Vous parlez des mêmes gens qui ont voté pour le Brexit?

L’issue du Brexit était incertaine. En outre, beaucoup de Britanniques ont regretté leur choix. Ils m’ont fait penser aux personnes qui crient à leur conjoint qu’ils partent, sans en avoir vraiment l’intention. À leur surprise, ces Britanniques doivent maintenant constater que leur partenaire dit : « C’est bon, tu voulais partir. Eh bien, pars et ne reviens pas. »

Pourquoi tant de gens courent-ils derrière Trump ou un Brexit?

Puis-je dire quelque chose de vieux jeu? Tant les médias que l’enseignement ont abandonné la didactique. Tout doit d’abord être amusant. Aujourd’hui, même les nouvelles de la BBC sont plus centrées sur le divertissement qu’autrefois. L’idée qu’il faut expliquer certaines choses décline. C’est une conséquence.

Les gens d’autrefois étaient-ils plus intelligents ou simplement plus dociles ?

Ils étaient plus modestes. Ils étaient prêts à accepter que quelqu’un d’autre leur apprenne quelque chose. À présent, l’idée que chacun n’a qu’à faire ce qu’il veut a fait son chemin, y compris dans l’enseignement. C’est meilleur marché et plus simple que de signaler à quelqu’un qu’il a tort. On prend au sérieux uniquement ce que la société trouve vraiment important. En mathématiques ou en sciences dures, personne ne fait ce qu’il veut. Ce n’est pas un hasard si on inculque encore un peu de discipline aux enfants de l’élite – une bonne connaissance de langues, le violon… L’élite ne demande pas mieux que chacun fasse ce qu’il veut, et qu’elle puisse garder sa position sociale en toute discrétion et la léguer à ses descendants.

N’assistons-nous pas à une révolte contre l’élite? Les ‘perdants de la globalisation’ se rebiffent.

Ils ont des raisons de se rebeller. Mais pourquoi faut-il que ce soit une révolte sans arguments ? Donald Trump n’améliorera pas le sort de la sous-classe. Un exemple : la baisse des impôts est à peu près le point essentiel des propositions de Trump alors que les impôts sont justement le moyen de combler l’écart entre les pauvres et les riches. Après la Seconde Guerre mondiale, le président Harry Truman a mené une croisade contre la pauvreté aux États-Unis. Et il a plutôt réussi. Et savez-vous pourquoi ? Dans les années cinquante, les revenus les plus élevés étaient imposés à environ 90%. Sans trop de ronchonnements.

Barack Obama a promis une répartition des revenus plus juste. On n’a pas vu beaucoup de résultats.

Obama a réussi à faire passer sa réforme des soins de santé. Ceux qui disent qu’il n’a rien changé n’ont pas fait très attention. Cependant, il est évidemment vrai qu’il a fait très peu pour le problème de pauvreté. Il est très naïf de croire qu’un président américain puisse résoudre ce problème en huit ans. Que tellement de gens y aient cru est en partie de sa faute. J’ai toujours trouvé Obama trop ‘sloganesque’. C’était aussi ma principale objection à Bernie Sanders. Je n’aime pas les politiques qui promettent des châteaux en Espagne. C’est de la charlatanerie. Je préfère donner à ma voix à un politique qui vise des objectifs faisables.

Les perdants de la globalisation ne sont pas les seuls à éprouver une aversion vis-à-vis de la politique classique, les intellectuels aussi. Ils souhaitent plus de démocratie délibérative en concertation avec les civils.

Je peux m’imaginer que la démocratie délibérative fonctionne pour les thèmes bobos amusants tels que la mobilité en ville. Ces thèmes me sont chers aussi, et je suis prête à y consacrer de l’énergie. Mais la démocratie fonctionne-t-elle pour les questions plus dures telles que la guerre et la paix ? En fin de compte, je préfère la déléguer aux politiques, ne serait-ce que parce que souvent je n’y vois pas clair moi-même.

Vous avez toujours confiance en la démocratie parlementaire?

La démocratie parlementaire est faillible. Ce n’est pas un évangile, mais une méthode. Et en tant que méthode elle peut nous protéger contre beaucoup de catastrophes. Il y a dix ans, Anna Politkovskaïa, une journaliste russe qui réalisait des reportages très critiques sur Vladimir Poutine et ses amis, a été assassinée. Cette voix critique s’est éteinte en Russie, et du coup ils ont les mains libres. On connaît les conséquences. Poutine est bien parti pour gâcher les relations géopolitiques internationales pour des décennies.

On peut dire la même chose au sujet de la guerre des États-Unis démocratiques contre l’Irak.

(bref silence) C’est vrai. Manifestement, la démocratie ne protège pas contre les erreurs monumentales.

Ces derniers jours, les commentateurs et les historiens établissent des comparaisons tant avec la période avant 1914 en Europe et les années trente. Quelle période trouvez-vous la plus instructive ?

Aujourd’hui, je reconnais plus de choses des années avant la Première Guerre mondiale. Nous sommes à une époque où les gens rejettent radicalement la guerre, mais nous devons aussi nous demander si on doit tout laisser faire. Que faire si Poutine envahit l’Ukraine ? Est-ce qu’on estime qu’il dépasse les bornes et on défend ce que représente l’Europe, ou on le laisse faire ? En même temps, il y a très peu de chances, pour ne pas dire pas du tout, qu’il y ait une mobilisation militaire en Europe comme avant 1914. Contrairement au début du vingtième siècle, l’Europe est démobilisée. Nous n’avons plus d’armées comme autrefois.

On sait que vous adorez Bruxelles. Espérez-vous revenir un jour ?

Absolument, je constate aussi que je suis de moins en moins la seule à aimer Bruxelles. Aujourd’hui, le patriotisme bruxellois est même un peu tendance. (rires)

Comment avez-vous vécu les attentats du 22 mars?

C’est le moment où j’ai réalisé encore davantage à quel point j’aime cette ville. C’est terrible à dire, mais ces attentats m’ont beaucoup plus touchée que les attentats du 11 septembre, alors que j’ai vécu à Manhattan pendant trois ans. C’est l’endroit dont je me sens le plus proche. Plus que jamais, j’espère retourner vivre ici un jour.

Vous aimez vous définir comme bruxelloise et belge. Vous sentez-vous aussi européenne ?

Oui, ce qui me lie à d’autres Européens, c’est en premier lieu l’idéal de l’État-providence et son pilier principal : la sécurité sociale.

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