« Heureusement, il y a les idéalistes pour arranger les choses »

Ces mots sont d’Albert Camus[1]. Né à Oran, son oeuvre, humaniste s’il en est, est tout entière configurée par la Méditerranée. L’adjectif  » méditerrané  » signifie  » à l’intérieur des terres « . La mer Méditerranée est intérieure à trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, écrivait Hegel, cette mer – ni aucune autre – ne sépare pas, n’est pas un « facteur de division, mais d’union ». De là, cet élément fondamental de sa conception de l’Europe et de la liberté : « En Europe, ce qui compte c’est le rapport avec la mer … cette marche de la vie vers plus loin qu’elle-même. C’est ainsi que la vie des Etats européens a acquis le principe de la liberté de la personne singulière »[2]. Aujourd’hui, cette mer entre nous est davantage une faille ouverte, une zone de tremblement – au sens sismique – pour l’ensemble de l’Union européenne. Sur les bords de cette faille viennent en effet se défier l’ensemble des dualités caractéristiques de notre siècle : le Nord et le Sud, l’Occident et l’Orient, l’Etat laïc et l’Islam théocratique, la démocratie et le fondamentalisme, la prospérité et la pauvreté, la paix et la guerre.

L’Union européenne, immobilisée à force de se faire peur, cherche à s’inventer de nouvelles raisons d’exister – comme si garantir la paix n’était déjà pas suffisant. Pendant ce temps, le président Erdogan radicalise la Turquie et se positionne dans l’éventualité d’une nouvelle explosion au Proche-Orient, la Syrie est livrée aux massacres de la guerre civile, l’islamisme vise à déstabiliser les démocraties européennes et prend le dessus dans l’ensemble des populations sud-méditerranéennes, le conflit israélo-palestinien est en pleine escalade, les Grecs n’en finissent pas de souffrir malgré une aide européenne sans précédent, tandis que l’Italie, elle, est revenue à ses anciens démons. Ce parcours rapide et succinct des dangers méditerranéens serait trop incomplet, si l’on n’y ajoutait pas les méthodes nouvelles d’esclavagisme mises à profit par les « passeurs » de mer. Le Mare Nostrum est devenu le lieu de tous les dangers, pour les êtres humains, pour les Etats, et pour l’Union Européenne.

Plusieurs sommets européens vont avoir lieu dans les prochains jours pour tenter d’apporter une solution viable – dans tous les sens du terme – au défi majeur que constitue l’immigration illégale massive, cette pression migratoire qui ne va aller qu’en s’amplifiant à partir de l’Afrique subsaharienne. La recherche d’un équilibre entre les intérêts nationaux légitimes et la volonté réelle de mettre en oeuvre des politiques communes efficaces, respectueuses des droits humains, ne sera pas chose facile. Mais telle est bien l’ambition européenne de, notamment, trois pays fondateurs de l’UE : la France représentée par Emmanuel Macron, l’Allemagne par Angela Merkel et la Belgique par Charles Michel…

Cette crise doit être surmontée. Mais quelles que soient son ampleur et sa complexité, c’est d’une crise dont il s’agit. Le problème de fond, lui, est autre : il réside dans la situation d’impuissance actuelle de l’Europe. Situation d’ailleurs largement due au travail de sape accompli par les anti-européens, eurosceptiques, alter-européens, nationalistes, extrémistes de tout bord et de tout poil… Sur ce point, le refus de ratifier l’accord commercial entre l’Union Européenne et le Canada est symptomatique, qui rassemble aujourd’hui – au moment où les USA lancent une guerre économique contre les entreprises européennes – les socialistes belges, Ecolo, les extrémistes de gauche du PTB et l’extrême-droite italienne…

Mais « là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve » ! Il faut entendre ce vers d’Hölderlin, comme signifiant ceci : les dirigeants européens doivent tout mettre en oeuvre pour restaurer l’influence politique réelle qui est la nôtre. Mon hypothèse est que l’actuelle situation du bassin méditerranéen réunit les conditions d’une telle reprise : l’abandon des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, et le regain de tensions autour d’Israël, notamment avec l’annonce unilatérale du déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem, plongent cette région dans un risque d’embrasement contre lequel l’Europe doit montrer qu’elle est capable d’assurer le dialogue, tant entre Sunnites et Chiites, qu’entre Israéliens et Palestiniens.

Au-delà de la désescalade, au-delà aussi de la réponse à l’urgence humanitaire, il est indispensable de travailler à des solutions durables pour Gaza dans la perspective plus large des deux Etats. Et il est impératif de maintenir sur ses rails l’accord nucléaire avec l’Iran, un accord où chaque partenaire doit respecter ses obligations.

La paix entre Israéliens et Palestiniens, et la mise en oeuvre de l’accord avec l’Iran contribuera à la paix régionale. Au-delà, nous avions fait le choix depuis des années – notamment à travers le processus de Barcelone et la fondation Anna Lindh pour le dialogue et la culture au sein de la Méditerranée – de construire la paix au Proche et Moyen-Orient. Il faut retrouver cet esprit. Réussir à recréer, sous une forme ou l’autre, un espace commun euro-méditerranéen apporterait bien des garanties de développement et de sécurité, y compris en matière d’immigration, à l’ensemble des Etats qui y participeraient. Sans perdre de vue, que telle pourrait être la passerelle nécessaire entre l’Europe et l’Afrique.

Vision idéaliste ? Certes. Mais aux réalistes méprisants, je répondrai que l’Union européenne ne s’est faite et n’a avancé qu’avec le courage des idées. Mais surtout, les centaines de millions de citoyens européens peuvent se réjouir du fait que des décideurs politiques aient encore l’idéal européen chevillé au corps.

[1] Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, in Essais, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, p. 39.

[2] G.W.F. Hegel (1822), cité in Jean-Pierre Faye, L’Europe une, préface de Jacques Delors, Paris, Gallimard, Arcades, 1992, p.17. Cf. G.W.F. Hegel, La philosophie de l’Histoire, éd. Myriam Bienenstock, Paris, La Pochothèque, 2009, p.198-199.

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