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Hélène Passtoors :  » On n’a pas entendu le message de Mandela « 

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Elle fut LA militante belge de la lutte anti-apartheid, emprisonnée dans les années 1980 pour sa participation à un attentat contre la Force aérienne. Hélène Passtoors redoute que la vénération pour le père de la nation arc-en-ciel occulte son combat contre tous les racismes.

Interview parue dans Le Vif/L’Express du 28 juin 2013

La mort de Nelson Mandela résonne avec des accents particuliers au fin fond d’une rue d’Evelette, commune d’Ohey, en province de Namur. C’est là que vit celle qui fut la plus célèbre militante anti-apartheid de Belgique. Linguiste, Hélène Passtoors, de parents belge et néerlandais, enseigne à Maputo au Mozambique, après un séjour au Congo-Kinshasa, quand elle est sensibilisée à la cause des Noirs de l’Afrique du Sud voisine, opprimés sous le régime de l’apartheid, système de développement séparé selon l’appartenance raciale. Son profil intéresse d’autant plus les dirigeants du Congrès national africain (ANC), en lutte contre le régime blanc, qu’elle se rend régulièrement en Afrique du Sud pour des raisons médicales et professionnelles. De missions de renseignement, son activisme se transforme en tâches plus opérationnelles au fil de l’intensification de la lutte armée. En 1983, elle convoie, depuis le Swaziland jusqu’à un township, le véhicule qui servira à l’attentat contre le quartier général de la Force aérienne au coeur de Pretoria (19 morts et quelque 200 blessés). Elle est arrêtée deux ans plus tard, détenue en cellule d’isolement pendant huit mois, torturée, empoisonnée et condamnée, en 1986, à dix ans d’emprisonnement.

Sur l’intervention de la Belgique, elle est libérée en 1989. Quelques mois avant Nelson Mandela dont la sortie de prison sous les caméras du monde entier ouvre la voie à la fin de l’apartheid et à la tenue, en 1994, d’élections libres. La sagesse et l’aura du leader de l’ANC permettent d’éviter une guerre civile. La nouvelle Afrique du Sud peut honorer ses héros. Elle le fera à l’égard d’Hélène Passtoors en 2011. Mais pour elle, c’est Nelson Mandela le véritable héros. Représentante de l’ANC à Bruxelles, elle aura l’occasion de le côtoyer à plusieurs reprises. Une des premières fois, Mandela l’interpelle d’un « Comment va la petite-fille ? » lui qui, doté d’une mémoire incroyable, se souvient de son procès auquel avaient assisté quatre générations de femmes, sa mère, sa fille et sa toute jeune petite-fille. La dernière fois, en 2010, elle se retrouve à la même table que Mandela lors du banquet du 20e anniversaire de sa libération. « On s’est rendu compte qu’il ne reconnaissait plus bon nombre de personnes. Il ne s’est montré extrêmement radieux que quand il a été entouré de ses compagnons de détention de Robben Island. Je me suis dit qu’il allait s’éteindre comme une bougie. »

Retour sur une page majeure de l’histoire du XXe siècle qui se tourne.

Levif.be : Au-delà de l’icône que représente Nelson Mandela, sa présidence (1994-1999) a parfois été contestée. Avez-vous été déçue ?

Hélène Passtoors : Non. Les gens se trompent. Le programme de Mandela était à 100 % celui de l’ANC. Son discours était connu de nous tous. Le principe de « non-racialisme » remonte à 1955. Ce qui me fait mal, c’est qu’en fait, Nelson Mandela n’a pas beaucoup gouverné. Il a laissé la gestion à Thabo Mbeki (NDLR : vice-président avant de succéder à Mandela en 1999). Pour nous, lutter contre l’apartheid était un combat universel. Nous défendions l’idée que cela ne pourrait plus jamais arriver et que la fin de l’apartheid avait porté un sérieux coup au racisme. Nelson Mandela a endossé ce rôle-là pas par vanité mais par conviction, en multipliant les voyages à travers le monde. En Afrique du Sud, il a été critiqué parce qu’il n’était jamais là.

Il aurait mieux fait de s’occuper un peu plus de politique intérieure. A l’époque, à côté de la politique sociale de l’ANC, les pressions étaient nombreuses pour libéraliser l’économie. Les nouveaux dirigeants avaient tellement peur qu’elle s’effondre. Mandela a cru que l’enthousiasme pour le miracle sud-africain susciterait naturellement beaucoup d’investissements. D’autres auraient été plus prudents. Résultat : les investissements n’ont pas nécessairement répondu aux besoins de développement du pays. Et aujourd’hui, une grande partie du capitalisme sud-africain est entre les mains de groupes étrangers.

On a alors reproché à Nelson Mandela de trop ménager les Blancs et de ne pas s’occuper assez des problèmes des Noirs. Qu’en pensez-vous ?

Il est parfois allé très loin dans la volonté de pacifier, jusqu’à boire le thé avec la veuve d’Hendrik Verwoerd (NDLR. : fondateur de la République d’Afrique du Sud et architecte de l’apartheid). En revanche, son action à travers le rugby a été géniale. Les Sud-Africains sont fous de sport. Du temps de l’apartheid, des disciplines étaient réservées aux Blancs, d’autres aux Noirs. En prison, à la radio, on ne pouvait écouter que des comptes rendus de cricket, de golf et de rugby. Comme le montre très bien le film Invictus de Clint Eastwood, Nelson Mandela s’est délibérément intéressé au rugby et a réussi à susciter l’enthousiasme des Noirs pour ce sport. Aujourd’hui, l’assistance dans un stade de rugby montre l’image d’un peuple uni. Pourtant, un certain racisme perdure en Afrique du Sud, mais moins chez les jeunes nés après la fin de l’apartheid.

C’est une des grandes vertus de Nelson Mandela : avoir propagé la philosophie de l’ubuntu. Un homme n’est ce qu’il est que grâce aux autres. Le moi s’améliore dans la relation avec l’autre. Cela génère une autre mentalité, que les Blancs n’ont pas bien comprise. Le philosophe camerounais Achille Mbembe, qui vit à Johannesburg, appelle à réinventer en Afrique une démocratie qui inclut, au-delà de la sécurité sociale, cette notion de communauté.

Quid alors du rêve de l’éradication du racisme ?

Pour nous, citoyens d’anciennes puissances coloniales, cette image de Mandela conduit un peu à se déculpabiliser. Tout le monde adore Mandela et se l’approprie. Mais cela n’empêche pas les actes de racisme au quotidien. Il y a parfois de quoi être irrité parce que les gens se désintéressent de l’essentiel de son message. Dans nos pays, on n’a jamais vraiment osé remettre en question le passé colonial. C’est un phénomène beaucoup plus profond que le racisme, issu de notre culture et de la position dominante qu’a exercée l’Europe pendant des siècles. Je voudrais que les gens comprennent ce que Nelson Mandela nous dit. Il a peut-être pardonné. Mais il n’a jamais oublié. Il a surtout voulu reconstruire une nouvelle société. L’objectif de la Commission Vérité et Réconciliation (NDLR. : chargée de faire la lumière sur la responsabilité des crimes du temps de l’apartheid) était celui-là. Redevenir humain. Elle était fondée sur l’idée que les Noirs étaient tellement opprimés sous le régime de l’apartheid qu’ils ont perdu une partie de leur humanité, dans la violence et dans le sentiment de ne pas pouvoir se réaliser. Mais c’était encore pire chez les Blancs parce que toute leur identité était basée sur quelque chose de pervers, étranger aux valeurs personnelles. La peau, c’est quoi ? On disait – et je m’en suis rendu compte en prison – qu’ils se déshumanisaient plus que nous parce que nous nous battions pour notre dignité. Je m’en suis ouverte à une femme médecin lorsque j’ai été détenue en hôpital psychiatrique. Elle m’a répondu : « Ils n’ont pas de conscience. Ne cherche plus. » C’est pourquoi, lors des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation, des femmes victimes ont affirmé : « Je veux pardonner à ces gens pour qu’ils récupèrent leur humanité. ».

En Afrique du Sud, la lutte contre l’apartheid a été longue. En un sens, cela a été salutaire. Les Sud-Africains ont recouvré leur dignité en luttant. Mandela est le symbole de ce combat. C’est un battant.

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